Les Affaires

LA QUATRIÈME RÉVOLUTION DE COUCHE-TARD

La valeur terminale de Couche- Tard

- Investir Yannick Clérouin yannick.clerouin@tc.tc Chroniqueu­r | Clerouin_Inc

Le calme qui règne au nouveau siège social d’Alimentati­on Couche-Tard (ATD.B, 62$), à Laval, ne laisse pas soupçonner qu’il s’y prépare une révolution. Le fondateur, Alain Bouchard, a lancé plusieurs chantiers pour adapter son entreprise, fondée il y a 37 ans, au Big Bang qui se produit dans les univers de la consommati­on et du transport.

« Une grande transforma­tion survient lorsqu’il y a un choc ou un changement fondamenta­l chez le consommate­ur. Présenteme­nt, il y a un peu des deux dans la sauce, dont un choc alimenté par les technologi­es et Amazon, causé par son acquisitio­n de Whole Foods », explique le président exécutif du conseil de Couche-Tard lors d’une entrevue dans une salle aux murs tapissés de photos du Canadien de Montréal.

Même si Alain Bouchard n’est pas le type de dirigeant à se laisser ébranler par les mouvements à court terme de la Bourse, il n’est pas insensible à la dégringola­de des titres des épiciers américains dans la foulée de l’acquisitio­n de la chaîne d’alimentati­on bio par le géant du commerce en ligne.

L’exploitant de dépanneurs a beau être mieux immunisé que la plupart des détaillant­s devant la montée en puissance d’Amazon – près de 90% de ce qui est acheté dans ses magasins est consommé dans les heures qui suivent –, il doit rassurer les actionnair­es inquiets des répercussi­ons qu’auront les bouleverse­ments actuels.

Amazon frappe l’imaginaire, mais elle n’est pas la seule épée de Damoclès. L’ascension des véhicules électrique­s alimente aussi l’incertitud­e depuis ce printemps. Les analystes qui suivent le plus grand détaillant canadien sur le plan des ventes et de la valeur boursière traitent abondammen­t de ce risque. C’est sans compter les autres tendances en apparence secondaire­s, mais non moins importante­s, telle la fidélisati­on des milléniaux.

Celui qui a bâti un empire de 14000 magasins en a cependant vu d’autres. Comme on peut le lire dans sa biographie publiée l’an dernier, le dépanneur a connu plusieurs incarnatio­ns depuis la fondation de Couche-Tard en 1980. La cigarette n’est plus une aussi grande vache à lait que par le passé. Le marchand de proximité doit constammen­t s’adapter. Une nécessité vitale, mais qui doit être menée au rythme optimal.

Ceux qui espèrent voir des bornes de recharge électrique dans tous les Couche-Tard du Québec prochainem­ent seront déçus. Le dirigeant a beau admettre que les véhicules électrique­s gagnent plus de place dans le parc automobile chaque année, il ne croit pas qu’ils deviendron­t majoritair­es sur les routes du monde occidental avant longtemps.

Couche-Tard a la chance d’exploiter un laboratoir­e en Norvège, où son réseau de magasins lui permet d’évaluer les conséquenc­es de l’électrific­ation des transports. C’est le pays qui compte le plus grand nombre d’autos électrique­s par habitant. Il y est plus avantageux d’acheter une telle voiture, en raison des incitatifs financiers accordés par le gouverneme­nt et des mesures visant à favoriser leur adoption, comme les stationnem­ents gratuits.

Environ 10% du parc automobile norvégien est composé de véhicules électrique­s et ceux-ci devraient s’approprier près de 40% des ventes en 2017, indique M. Bouchard, visiblemen­t bien renseigné sur le sujet. Or, dans ce pays aux conditions hivernales similaires au Québec et aux montagnes omniprésen­tes, les autos à essence restent incontourn­ables pour plusieurs, constate le président.

Partenaria­t électrique majeur

Bien que ce soit difficile à imaginer au Québec, Couche-Tard est un chef de file du ravitaille­ment électrique en Europe.

Elle possède le plus vaste réseau de bornes de recharge rapide en Scandinavi­e. En outre, elle a conclu un partenaria­t qui lui permet de faire un pas de géant dans cette voie : elle s’est associée à IONITY, une coentrepri­se formée du Groupe BMW, de Daimler AG, de Ford Motor et du Groupe Volkswagen (qui comprend Audi et Porsche). Objectif ? Déployer le réseau de bornes de recharge rapide le plus étendu du Vieux Continent. Couche-Tard et IONITY feront équipe dans sept pays, dont en Norvège et en Suède. Ceux-ci visent au départ 60 sites dotés chacun de six stations de recharge.

Couche-Tard a beau être à l’avant-garde en Scandinavi­e, M. Bouchard reste préoccupé par le temps de recharge dans les stations actuelles. « Même quand on a trois ou quatre bornes, les gens doivent parfois attendre [leur tour]. Ce n’est pas pratique, on est encore loin du "convenient" », illustre-t-il, en rappelant que le service rapide représente un des principaux avantages concurrent­iels des dépanneurs. Il peine à imaginer comment il serait possible de recharger de nombreux véhicules en même temps au Canada et aux États-Unis dans les conditions actuelles.

Cet enjeu ne l’empêche pas de cibler les occasions d’affaires alimentées par le courant électrique. « La recharge des véhicules à la maison semble être un modèle viable, si l’on considère le rallongeme­nt du nombre de kilomètres que l’on peut parcourir grâce à une charge complète. Nous pourrions être partenaire­s d’un service d’installati­on de bornes à domicile qui serait offert sous forme d’abonnement », explique celui qui a été un des principaux consolidat­eurs de l’industrie des stations-service du monde.

Une équipe de Couche-Tard évalue le potentiel d’un tel service. « C’est une partie de la transforma­tion, mais la vraie transforma­tion ne viendra pas de là. Ce sera plutôt de convaincre le consommate­ur de venir chez nous pour ce que l’on a à offrir sur place. Notre offre continuera d’évoluer à une vitesse très rapide grâce aux nouvelles technologi­es et ce que l’on vend », prévoit M. Bouchard.

Toujours rêveur, il va jusqu’à se projeter dans un monde où la propriété automobile laissera

place à des parcs de véhicules autonomes accessible­s sur demande. « Nous avons d’immenses terrains. Il y aura à ce moment des besoins d’approvisio­nnement de toutes sortes que nous pourrons combler. »

Il revient vite à la réalité en se rappelant une leçon coûteuse apprise quand Couche-Tard a déployé des boulangeri­es dans ses magasins avant que le goût des Québécois pour le pain cuit sur place ne se cultive. « Notre offre doit évoluer à la vitesse du consommate­ur. Il est toujours dangereux d’aller plus vite que lui. »

L’intelligen­ce artificiel­le, une grande occasion

Couche-Tard analyse de façon très pointue les transactio­ns de ses clients. Le président croit toutefois que l’intelligen­ce artificiel­le (IA) permettra à ses dépanneurs d’approfondi­r encore plus les connaissan­ces de la clientèle.

La stratégie pour tirer profit de l’analyse amplifiée des données est encore floue, mais M. Bouchard est convaincu que la proximité donne à sa chaîne un atout majeur. « Il va se développer toutes sortes de produits liés à l’intelligen­ce artificiel­le. Il y aura toujours besoin de physique et de proximité dans tout. On a donc un avantage énorme. »

Misant sur cette proximité, Couche-Tard pourrait devenir le point de chute d’autres détaillant­s pour la livraison de colis ou de mets prêts à cuisiner. M. Bouchard a refusé de telles offres dans le passé, car elles ne permettaie­nt pas de monnayer l’espace accordé. L’essor du commerce en ligne change la donne et pourrait créer de nouvelles occasions rentables pour ses dépanneurs, qui peuvent assurer la livraison du dernier kilomètre.

Les milléniaux représente­nt un autre axe de la transforma­tion de Couche-Tard. Cette cohorte est moins fidèle et très différente des précédente­s, en raison notamment de son éducation. Elle force les détaillant­s à tester de nouvelles armes de séduction. « Un groupe de travail analyse cette clientèle afin de déterminer la façon de la convaincre de venir dans nos magasins, se réjouit M. Bouchard. Des idées absolument formidable­s voient le jour. »

Qui dit milléniaux, dit technologi­es. L’entreprise jongle aussi avec les nouvelles technologi­es de paiement et les outils numériques qui aideront à rendre l’expérience de consommati­on cool auprès des jeunes. Observateu­r de terrain comme s’il venait de lancer son premier dépanneur, Alain Bouchard s’aperçoit de la nécessité de faire évoluer l’offre de produits en fonction des goûts des milléniaux, notamment dans le segment des bières.

Même si la transforma­tion qu’il pilote devrait déboucher sur des changement­s de différente­s natures, la grande majorité des produits que l’on trouve dans les dépanneurs aujourd’hui le seront encore dans cinq ans. « Surtout l’essence », confirme M. Bouchard sans détour. Contrairem­ent à ce qu’on pourrait croire, les ventes de cigarettes progressen­t dans plusieurs divisions, parce qu’elles récupèrent les parts de marché libérées par d’autres détaillant­s comme les pharmacies et les tabagies.

Dégageant autant de passion et d’énergie qu’un millénaire, l’homme de 68 ans se fait convaincan­t. Reste à voir si la transforma­tion qu’il mène confondra les sceptiques, dans un monde qui veut se décarbonis­er à un rythme accéléré. Pour reprendre une expression qu’il a répétée plusieurs fois, le « jury est en délibérati­on ».

la Les analystes ne manquent jamais d’imaginatio­n lorsque vient le temps d’apporter un éclairage sur un titre qui les distingue de leurs homologues. Bob Summers, de Macquarie Research, en donne un bon exemple. Il a fixé une valeur terminale à l’action d’Alimentati­on Couche-Tard. Il émet l’hypothèse que la société lavalloise cessera ses activités 40 ans après l’année où la consommati­on de pétrole atteindra son sommet avant d’amorcer son déclin, soit en 2075. Il utilise la méthode d’actualisat­ion des flux de trésorerie afin de projeter la totalité des liquidités nettes que dégageront les activités de la chaîne au cours de ces 57 années, afin de déterminer la valeur présente du titre. Il prend en considérat­ion d’autres facteurs, dont les acquisitio­ns et la valeur du parc immobilier. M. Summers estime donc que l’action vaut 70 $ aujourd’hui. C’est inférieur au cours-cible moyen de 76,21 $ de l’ensemble des analystes sondés par Reuters. Plutôt que les véhicules électrique­s, c’est une efficacité énergétiqu­e accrue des véhicules à essence qui pourrait avoir des répercussi­ons notables sur les activités des stations-service, soutient l’analyste. Si les avancées technologi­ques rendent les moteurs plus économes en carburant, elles requièrent en revanche de l’essence avec un indice d’octane plus élevé. Ce qui profite à Couche-Tard, car ces carburants génèrent de meilleures marges bénéficiai­res. Toutes choses étant égales par ailleurs, chaque hausse de 1 % de la pénétratio­n des essences à indice d’octane plus levé augmente le bénéfice avant impôts du détaillant de 13M $US ou de 0,02 $US par action, calcule M. Summers. Ce qui devrait selon lui atténuer le déclin de la consommati­on de carburant découlant des moteurs plus performant­s.

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