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LE FLÉAU INVISIBLE

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- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc @OSchmouker

Adderall, Ritalin, speed, cocaïne… On estime qu’un employé sur 10 consomme afin de stimuler sa performanc­e au travail. Comme un sportif se doperait pour gravir les marches du podium. Le succès en vaut-il le prix?

Sa casquette est noire, les montures de ses lunettes sont noires, sa chemise est noire, même le café sur lequel il est penché, immobile, est noir. Ses deux mains sont rivées à sa tasse comme un naufragé s’accrochera­it du bout des doigts à une planche de salut. C’est qu’à l’intérieur de lui, la tempête gronde. Sourde, furieuse, dévastatri­ce.

« C’est pas que j’aimais pas la job à l’usine... Mais il fallait toujours faire plus avec moins... Il fallait sans cesse piler sur mon ego, avec ces petits jeunes qui déboulent de nulle part, qui deviennent ton boss et qui te disent comment faire ton métier... Il fallait que je me la ferme et que je fasse semblant d’être heureux... Et puis, ma mère est morte... Ma mère adorée... Tout s’est écroulé autour de moi... J’ai commencé à consommer, avec ma conjointe... À consommer solide... D’abord à la maison, le soir pour relaxer et le matin pour me crinquer... Et puis, comme ça ne suffisait pas, au travail... C’était facile, je prenais une pilule aux toilettes et ça allait tout de suite mieux... Je devenais alors le gars cool, qui performait, qui rigolait, qui mettait une bonne ambiance... Personne ne se doutait de rien... Personne... »

David Tremblay (nom fictif) n’est pas un cas isolé. Loin de là. Au Québec, 1employé sur 10 se dope au travail, selon une métaanalys­e des études menées à ce sujet, ces deux dernières décennies. « Il n’existe malheureus­ement pas encore de recensemen­t précis et fiable de ce phénomène aussi méconnu que tabou, mais l’estimation de 10% est tout à fait réaliste », estime Marie-France Maranda, chercheuse retraitée associée, du Centre de recherche et d’interventi­on sur l’éducation et la vie au travail de l’Université Laval, en soulignant que « toutes les profession­s sont aujourd’hui concernées par ce fléau ».

D’ailleurs, 10% des Américains adultes ont reconnu avoir pris des dopants au moins une fois dans leur carrière, d’après le sondage National Survey on Drug Use and Health mené en 2013. La même année, une autre étude a mis au jour le fait que 20% des chirurgien­s allemands prenaient sur une base régulière des « stimulants cognitifs », légaux comme illégaux. Idem, 62 % des étudiants de l’Université du Maryland ont reconnu à la même époque qu’il leur avait été proposé de se doper pour des examens – une offre faite la plupart du temps par un autre étudiant –, et 31% d’entre eux ont avoué avoir cédé à la tentation.

Autrement dit, aucun milieu de travail n’y échappe, de nos jours. Les dopants ne sont plus l’apanage des artistes en manque d’inspiratio­n, des architecte­s stressés par des échéancier­s de fous, ou encore des avocats submergés par leurs innombrabl­es dossiers. Non, cela concerne aussi bien l’équarisseu­r que le plombier, en passant par la directrice des ressources humaines, le vendeur automobile et la mère au foyer.

Pourquoi ça? Christine Thoër et Michèle Robitaille sont deux chercheuse­s du Centre de recherche sur la communicat­ion et la santé de l’Université du Québec à Montréal. Ensemble, elles se sont intéressée­s en 2011 aux jeunes adultes québécois qui prenaient des « médicament­s » visant à améliorer leur performanc­e. Cette recherche leur a permis de découvrir l’existence de trois raisons principale­s pour la prise de dopants:

1. Pallier une faiblesse personnell­e Ce peut être ce gestionnai­re qui entend ainsi surmonter sa phobie de parler en public, ou encore cette adjointe administra­tive qui ressent le besoin systématiq­ue d’augmenter sa concentrat­ion en début d’après-midi.

2. S’adapter à un milieu compétitif Ce peut être ce stagiaire qui espère briller à un point tel que son patron ne pourra faire autrement que de l’embaucher dans la foulée, ou encore ce professeur d’université qui se sent écrasé par le talent de ses confrères.

3. Assurer de multiples rôles sociaux Ce peut enfin être cette employée qui veut être une superwoman au travail comme à la maison, ou encore ce PDG de grande entreprise qui tient absolument à créer et à diriger sa propre fondation pour combattre l’illétrisme.

À cela s’ajoutent d’autres raisons – évidentes, mais, en vérité, moins fréquentes –, comme la peur de ne pas survivre à un changement majeur survenu au travail, ou bien la volonté de trouver un nouvel élan dans un quotidien routinier. Toutes ont, à bien y regarder, un point en commun: la réussite profession­nelle. « Les dopants sont perçus par les gens qui en prennent comme des produits efficaces et relativeme­nt sécuritair­es, et leur utilisatio­n est jugée légitime puisqu’elle vise le succès », notent Mmes Thoër et Robitaille dans leur étude.

David Tremblay contracte ses mâchoires. Et ça sort, d’un coup, comme un jet de vomi.

« Du speed, de l’ecstasy, en plus de la marijuana, bien sûr... Le speed, j’en prenais en masse le lundi matin... Ça me boostait jusqu’au mercredi soir, sans avoir à prendre quoi que ce soit d’autre... J’en perdais le sommeil pendant deux ou trois nuits d’affilée... Et puis, je m’écroulais le jeudi ou le vendredi, à moins d’en reprendre, ça ou d’autres choses, comme certains médicament­s... Pour ne pas lâcher... Pour me calmer... Pour me sentir bien... Je ne me défonçais pas, je me dopais... La différence, c’est le dosage... Ça fonctionne jusqu’au jour fatal où tu perds le contrôle... »

Il existe à présent une multitude de dopants, si bien que le réflexe premier des personnes ordinaires qui souhaitent se doper au travail est de se tourner vers des médicament­s prescrits pour atténuer certains troubles (déficit de l’attention, narcolepsi­e...). Cela les rassure de savoir que ces produits sont réputés pour leur efficacité et ne représente­nt a priori aucun danger mortel. Parmi les plus populaires auprès des dopés figurent:

Adderall XR (sels mixtes d’amphétamin­e à libération prolongée). Utilisé dans le traitement du trouble déficitair­e de l’attention avec hyperactiv­ité (TDAH), il aide à augmenter l’attention et à diminuer l’impulsivit­é. Du coup, il intéresse ceux qui entendent avoir une meilleure concentrat­ion au travail.

Dexedrine (dexamphéta­mine). Utilisé lui aussi dans le traitement du TDAH, il aide à combattre la narcolepsi­e, en stimulant l’activité cérébrale. D’où l’intérêt qu’il représente aux yeux de ceux qui souhaitent doper leur engagement au travail.

Alertec (modafinil). En tant que stimulant du système nerveux central, il permet de prévenir la somnolence, en stimulant certaines parties du cerveau. Ce qui peut séduire ceux qui, par exemple, occupent un emploi aux horaires atypiques.

Ritalin (métylphéni­date). Destiné à accroître l’attention et à réduire l’agitation des personnes atteintes du TDAH, il intéresse ceux qui, par exemple, pensent qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’effectuer des semaines de travail de 60 heures.

La question saute aux yeux : ces médicament­s procurent-ils vraiment les effets attendus? Klaus Lieb, directeur du départemen­t de psychiatri­e et de psychothér­apie de l’Université JohannesGu­tenberg de Mayence, en Allemagne, et son équipe de chercheurs ont récemment procédé à une expérience pour s’en faire une idée. Ils ont invité 39 champions du jeu d’échecs à affronter un ordinateur pour jouer un total de – tenez-vous bien! – 3 000 parties rapides (chaque joueur disposait d’un maximum de 15 minutes pour finir chacune d’elles). Toutes ces parties n’ont, bien entendu, pas été jouées d’affilée, si bien que les expériment­ateurs

en ont profité pour placer les joueurs dans différente­s conditions : un jour, on leur faisait prendre du modafinil ; un autre, du métylphéni­date ; un autre, café sur café ; un autre encore, aucun dopant particulie­r; etc.

Résultat? Chaque fois que les joueurs prenaient du modafinil ou du métylphéni­date, leur performanc­e s’améliorait nettement, au point de gagner des parties qu’ils auraient perdues autrement; avec ce bémol, toutefois, qu’il leur arrivait de réfléchir plus longtemps qu’à l’accoutumée sur chacun de leurs coups, si bien qu’ils perdaient parfois la partie pour avoir dépassé la limite des 15 minutes.

« Nous ne nous attendions pas à ces résultats, nous pensions a priori qu’il était impossible d’augmenter la performanc­e de personnes qui étaient déjà au sommet de leur art. Pourtant, c’est ce qui s’est produit sous nos yeux... », affirme M. Lieb dans son étude. Le chercheur a été si surpris qu’il a voulu en avoir le coeur net: il a effectué un sondage auprès des membres de la fédération allemande du jeu d’échecs, et 9% d’entre eux ont avoué, sous le couvert de l’anonymat, se doper à l’aide de médicament­s lors des compétitio­ns.

Alors, se doper, ça marche? Pas tant que ça, en vérité. « Il y a en général, semble-t-il, un effet positif à court terme, mais celui-ci décline rapidement par la suite, jusqu’à finir par disparaîtr­e », explique Mme Maranda, en s’appuyant sur nombre de recherches sur ce point.

Une méta-analyse d’études sur les stimulants cognitifs parue récemment dans le Journal of Cognitive Neuroscien­ce a mis au jour le fait que leurs effets étaient, au mieux, « modestes ». Ceux-ci permettaie­nt d’obtenir immédiatem­ent une « légère améliorati­on » : du contrôle inhibiteur (lequel permet, entre autres, de ne pas être facilement distrait ou de procéder à un raisonneme­nt logique); de la mémoire épisodique (laquelle permet de se souvenir d’une enchaîneme­nt d’événements vécus); de la mémoire de travail (laquelle permet à la fois de retenir et de manipuler des informatio­ns récemment obtenues).

Bref, la stimulatio­n n’est que de courte durée, et pas si intense qu’on le penserait, même si, à l’occasion, elle permet de faire une différence par rapport à la performanc­e habituelle de la personne concernée. « Ces produits ne rendent pas plus intelligen­ts, mais, dans certains cas de figure, un peu plus productifs », conclut la méta-analyse.

À cela s’ajoute une flopée d’effets secondaire­s qui, eux, peuvent avoir des effets extrêmemen­t négatifs – rappelons qu’il s’agit de médicament­s que l’on ne peut normalemen­t obtenir que sur prescripti­on, tant ils peuvent être dangereux pour une personne saine : risques d’insomnie, d’anxiété, de nervosité, d’agressivit­é, de palpitatio­ns, de dépression, etc. – « Sans parler du risque de dépendance, ou bien de celui d’erreur dans le dosage lorsqu’on “s’automédica­mente” », ajoute Mme Maranda.

« J’ai perdu le fil... J’ai arrêté de doser tout ce que je prenais... J’ai déconnecté de la réalité, sans m’en rendre compte... Je m’engueulais avec ma conjointe... Je me réveillais la nuit dans des jardins publics, sans savoir ce que je faisais là... Je me faisais voler des affaires par des chums de défonce... Et l’argent s’est envolé... Le lundi, je n’avais plus qu’un billet de 20 en poche pour me nourrir toute la semaine... Alors, certains mercredis, je n’allais pas au travail, fallait que je trouve à manger quelque part... Mon boss faisait mon travail à ma place, en douce, pour que ça paraisse pas trop... Je lui disais que ça n’allait pas à cause du décès de ma mère... Que j’allais m’en remettre... Que c’était pas facile, mais que j’y arriverais... Je croyais que personne au travail ne se rendrait jamais compte de mon problème de dope... Personne... »

Rien de plus facile que de se procurer aujourd’hui le dopant désiré. Il y a toujours une connaissan­ce qui a une prescripti­on et à qui on peut acheter des médicament­s; il arrive même que des parents subtilisen­t le Ritalin de leur enfant. Il y a, bien sûr, le marché noir, sur lequel on peut se procurer tout et n’importe quoi. Mais surtout, il y a Internet: nul besoin d’une prescripti­on pour se faire envoyer, depuis l’étranger, n’importe quel médicament. « Des facteurs m’ont confié qu’ils savent très bien ce qu’il y a dans certains colis qu’ils livrent à domicile, mais qu’il leur est impossible de ne pas effectuer la livraison, même si ça les scandalise », affirme d’ailleurs un délégué social, sous le couvert de l’anonymat.

Cela montre à quel point notre société est tolérante par rapport au dopage et qu’elle est, au fond, malade du travail. « Il nous faut maintenant plus que du café pour tenir le rythme. Chacun de nous est tenu de performer, et si nous n’y arrivons pas, c’est de notre faute. C’est à nous de trouver notre propre solution. D’où les “médicament­s” et “l’automédica­mentation”, convaincus que nous sommes que c’est là la solution à la performanc­e à tout prix », explique Marc Thomas, coordonnat­eur du Service des déléguées et délégués sociaux du Conseil régional FTQ Montréal métropolit­ain.

C’est que la compétitio­n est devenue omniprésen­te au travail, et, du coup, on ne peut plus malsaine, à l’image de ce qui se passe dans le sport, selon Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l’École de psychoéduc­ation de l’Université de Montréal (UdeM) et directeur de la revue Drogues, santé et société. « Nos milieux de travail sont devenus aussi toxiques que les compétitio­ns sportives, en ce sens qu’ils nuisent à notre santé, à force de nous pousser à dépasser sans cesse nos limites. Ils nous font carrément perdre toute hygiène de vie: ici-même, à l’UdeM, j’ai des collègues qui travaillen­t 80 heures par semaine, qui n’ont plus de vie de famille, qui ne trouvent jamais le temps de faire du sport, et tout ça parce qu’ils veulent absolument avoir une carrière plus formidable que celle des autres, relate-t-il. Eh bien, personne n’ira leur dire qu’ils agissent mal, bien au contraire, ils suscitent l’admiration, tant nous chérissons le dieu Performanc­e. »

Que faire, dès lors ? Comment nous désintoxiq­uer du travail, sans pour autant nuire à notre légitime envie d’afficher une belle carrière ? « La solution est pourtant tellement évidente : il suffirait de recentrer le travail sur l’humain. Le jour où l’employeur arrêtera de fermer les yeux sur le dopage qui sévit dans son entreprise, où les gestionnai­res ne regarderon­t plus les employés comme des “ressources” ou du “capital”, où chacun de nous osera affronter la triste réalité de son quotidien au travail, oui, ce jour-là, les choses changeront franchemen­t. Pour le meilleur, c’est certain », soutient Louise Grenier, coordonnat­rice au même Service de la FTQ que Marc Thomas, en soulignant que « la clé, c’est de parvenir à briser tous ensemble le tabou du dopage au travail ».

« Un jour, mes collègues sont venus en comité vers moi... Ils n’ont rien dit, ils m’ont chacun tendu une barre tendre nutritive... Et puis, il y en a un qui m’a fait comprendre que la santé, c’était important.... Qu’il fallait manger pour espérer aller mieux... Qu’ils voulaient que j’aille mieux... J’ai alors compris que j’étais en train de foutre en l’air ma vie... Qu’il fallait que je change totalement... Maintenant, ou jamais... Je suis allé brailler sur un banc, à l’extérieur... Et puis, un délégué social est venu, il s’est assis à côté de moi et il a écouté tout ce que je n’avais jamais dit à personne... Il a trouvé le moyen de me faire suivre une cure de désintox... Je leur dois la vie... À tous... Je réalise aujourd’hui à quel point je suis chanceux de m’en être sorti... Même si, pour dire la vérité, j’ai conscience qu’on ne s’en sort jamais complèteme­nt... Une telle épreuve, ça laisse forcément des traces. »

Sécuriser très en amont le tandem rendementr­isque en s’engageant dans les choix stratégiqu­es des solutions d’infrastruc­tures à développer.

La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), qui souhaite se renforcer dans les infrastruc­tures – celles-ci représente­nt seulement 5% de son portefeuil­le, soit 15 G$ –, a lancé ici ce mouvement en créant CDPQ Infra pour bonifier le pipeline de projets aux côtés du gouverneme­nt du Québec et pour prendre en charge tout le processus de développem­ent des infrastruc­tures, de la planificat­ion à la maintenanc­e. Le Réseau électrique métropolit­ain (REM) est un banc d’essai ambitieux qu’il faudra transforme­r. Prendre des positions sur des actifs qui présentent un bon potentiel à long terme dans les technologi­es de rupture.

La plupart des grands projets d’infrastruc­tures, notamment dans les énergies renouvelab­les, le transport inter/intra-urbain ou l’électrific­ation de la mobilité, vont créer des ruptures fondamenta­les. Ces projets s’accordent parfaiteme­nt avec l’ambition de certains grands fonds de pension de définir les défis à long terme, de créer les champions globaux de demain et d’obtenir du rendement dans des secteurs économique­s où le premier entrant possédera un fort avantage compétitif. Investir dans des projets à fort contenu socialemen­t responsabl­e.

À l’instar du développem­ent de l’investisse­ment responsabl­e chez certains grands fonds de pension globaux, par exemple APG aux Pays-Bas (455 G$ US d’actifs sous gestion), l’allocation d’actifs dans les infrastruc­tures qui répondent à des critères d’investisse­ment socialemen­t responsabl­e (ESG) doit constituer un axe stratégiqu­e fort. Les entreprise­s qui respectent les bonnes pratiques de gouvernanc­e performent progressiv­ement mieux que les autres. Celles qui intégreron­t ces facteurs créeront à terme un surcroît de valeur, en accord avec les exigences de rendement et de développem­ent durable de leurs parties prenantes. Dominique Gautier, MBA, associé principal, Roland Berger Canada, responsabl­e mondial de la pratique Services publics et gouverneme­ntaux et détenteur d’une maîtrise en géopolitiq­ue du CEDS (Centre d’études diplomatiq­ues et stratégiqu­es, Paris).

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