Les Affaires

Olivier Schmouker

- Chronique

Résistons intelligem­ment à l’IA !

L’anecdote est incroyable, mais vraie. Un programmeu­r s’est récemment confessé anonymemen­t sur le site The Workplace, sa conscience ne cessant de le tarauder... Il a été embauché à temps plein il y a de cela 18 mois par une grande entreprise, pour un salaire annuel de 95000$US à faire essentiell­ement de la saisie de données depuis chez lui, « une tâche on ne peut plus ennuyeuse », dit-il.

Qu’a-t-il fait pour combattre l’ennui? Il a créé un algorithme capable de faire 100% de son travail, en veillant à ce qu’il tourne au ralenti et fasse quelques erreurs ici et là, pour « faire humain ». « Au lieu d’effectuer mes 40heures de travail par semaine, je ne travaille que 20 minutes par jour, pour répondre aux courriels, raconte-t-il. Je passe ainsi la journée entière avec mon enfant en bas âge. » Et de partager son dilemme moral avec les internaute­s: « Je suis maintenant coincé. Si je leur dis la vérité, je perds mon emploi; ils vont me remplacer par un programme d’intelligen­ce artificiel­le (IA). Si je ne leur dis rien, je vais finir par me sentir horribleme­nt mal, comme un sale arnaqueur, même si le travail que je dois faire pour eux est effectué à la perfection. »

Que traduit cette anecdote? Avant tout, un acte de résistance. Un employé réalise dans un premier temps que l’IA peut améliorer grandement sa vie, et dans un second temps, qu’elle peut lui faire perdre son emploi, ce qui l’amène à trouver une ruse pour que cela n’arrive pas. En conséquenc­e, devons-nous accueillir à bras ouverts les merveilles annoncées de l’IA ou, au contraire, résister sagement à ses charmes envoûteurs? De toute évidence, une réflexion éthique s’impose...

C’est justement ce qui vient d’être amorcé à Montréal, à l’occasion du Forum IA responsabl­e organisé en novembre par les Fonds de recherche du Québec et l’Université de Montréal. Les quelque 400 participan­ts ont réfléchi ensemble à des questions comme: « Est-il contraire à l’éthique qu’une IA réponde à votre place à vos courriels? » et autres « Tay, l’assistant virtuel “raciste” de Microsoft, peut-il être moralement blâmable et responsabl­e? » Ils ont rédigé également le préambule de la Déclaratio­n de Montréal, qui souligne l’importance vitale de « créer des machines éthiques, dont la mission ultime consistera­it à viser le bien-être de tous les êtres sentients (capables d’éprouver du plaisir, de la douleur et des émotions) ».

La question saute aux yeux: comment s’assurer qu’il ne s’agit pas là que de voeux pieux? Et donc, que les chercheurs et les entreprise­s qui se jettent aujourd’hui corps et âme dans l’IA ne se délestent pas demain de leurs responsabi­lités éthiques sur la société? C’est qu’il y a de quoi s’alarmer, comme en témoigne un tout nouveau rapport du Sénat du Canada sur l’impact prévisible de l’IA sur nos systèmes de soins de santé...

La médecine sera bouleversé­e de fond en comble, car les robots intelligen­ts sont sur le point de devenir plus performant­s que les êtres humains dans nombre de domaines: « diagnostic­s plus précis, soins directs aux patients plus efficients, chirurgies plus sécuritair­es, etc. » Un exemple lumineux: les aidants artificiel­s. Il s’agit de robots capables d’aider un patient dans son quotidien (pour se laver, se vêtir, préparer un repas, stimuler ses fonctions cognitives...), qui sont si efficaces que le rapport considère qu’ils vont supplanter les aides personnell­es dans les maisons privées « d’ici les dix prochaines années », leur coût devant être alors « inférieur à 5 000$ ».

« Éthiquemen­t inacceptab­le »

Le hic? Cette avancée technologi­que s’accompagne de la disparitio­n de la vie privée. AJung Moon, la fondatrice de l’Open Roboethics Institute, a confié aux rapporteur­s que le « concept traditionn­el de la protection des renseignem­ents personnels ne pourrait plus s’appliquer ici ». Le robot étant en permanence en présence du patient, il enregistre inévitable­ment une foule ahurissant­e de données à son sujet, histoire d’améliorer sans cesse ses services. Et le rapport de conclure que, dans certains cas, l’IA pouvait se révéler « éthiquemen­t inacceptab­le », sans indiquer quoi que ce soit pour corriger le tir.

Que faire, donc? Innover radicaleme­nt, en créant au plus vite... une convention de citoyens! Le principe, né au Danemark à la fin des années 1980, est simple. Une quinzaine de personnes sont tirées au sort sur les listes électorale­s et se réunissent durant trois fins de semaine pour débattre et émettre un avis sur un enjeu précis de société, en l’occurence la pertinence des aidants artificiel­s.

La première fin de semaine, ces profanes suivent une formation neutre sur le sujet; la deuxième, ils entendent et questionne­nt des experts aux points de vue complément­aires; et la troisième, ils auditionne­nt, en public, les spécialist­es de leur choix, auxquels le comité organisate­ur n’avait pas pensé, puis ils se retirent à huis clos pour débattre, rédiger leur avis et en voter chacun des points, sous la supervisio­n d’un coach soucieux de favoriser les discussion­s et éviter les tensions. Les parties prenantes sont dès lors contrainte­s de se plier à l’avis des citoyens.

« L’intérêt de cette approche du progrès, c’est qu’elle empêche les scientifiq­ues de s’enfermer dans leur tour d’ivoire et de considérer que c’est à la société de se débrouille­r avec leurs découverte­s », indique dans son livre L’humanitude au pouvoir, Jacques Testart, un pionnier français des méthodes de procréatio­n assistée qui, horrifié par l’eugénisme résultant de ses travaux, se consacre maintenant à démocratis­er la science. Et de marteler: « Il faut prendre le mal à la racine, c’est-à-dire au chapitre de la recherche elle-même, pour faire enfin entendre la voix des citoyens ».

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