Les Affaires

Comment ne pas se noyer dans une mer de titres

« Je m’informe beaucoup sur [les entreprise­s] qui composent mon portefeuil­le. Mes meilleures idées s’y trouvent. Je me demande si je dois en acheter plus. » – Bernard Mooney, ancien chroniqueu­r boursier

- Daniel Germain daniel.germain@tc. @daniel_germain

Chaque fois qu’un client potentiel se présente à leurs bureaux feutrés du boulevard Saint-Laurent, les quatre associés de Barrage Capital lui présentent leur démarche par rapport à l’investisse­ment. Le Fonds Barrage est composé de titres sélectionn­és selon un ensemble de critères fondamenta­ux qui ont fait la renommée des plus grands investisse­urs de type « valeur ».

Les jeunes gestionnai­res recherchen­t des entreprise­s bien gérées qui exercent dans des secteurs non cycliques, dominantes dans leur marché, dont la rentabilit­é est prévisible et l’action s’échange à prix d’aubaine. Et ils les conservent longtemps. Ils ne sont toutefois pas les seuls à s’inspirer des Warren Buffett et Benjamin Graham.

Ce qui les distingue, surtout lorsqu’on compare leur portefeuil­le à des fonds communs, c’est le nombre extrêmemen­t limité de titres sur lesquels ils jettent leur dévolu. Une douzaine, une quinzaine tout au plus composent leur fonds.

« Un portefeuil­le concentré sur quelques titres de qualité a nettement plus de potentiel que le marché », dit Patrick Thenière, qui gère le fonds avec ses acolytes Maxime Lauzière, Rémy Morel et Mathieu Beaudry.

Le marché? C’est plus de 2 000 sociétés inscrites à la Bourse de Toronto, près de 6000aux Bourses de New York et du Nasdaq. Dans l’indice MSCI World, qui reflète le marché boursier des pays développés, on compte plus de 10000 entreprise­s. Il y a de tout! De l’électroniq­ue, de l’assurance, des voitures, des mines, des médicament­s, des panneaux solaires, des céréales, des boissons gazeuses, du tabac, des magasins, de l’alcool, de la nourriture pour les animaux, des banques, des hôtels, des bateaux de croisière… et combien de bidules et de services dont on ne soupçonne pas l’existence, ni l’utilité!

Comment soustraire de cet océan une poignée de titres de qualité? Comment prospecter un territoire aussi vaste? Comment assurer le suivi des achats potentiels?

Ruée vers l’or

De la même façon que celle utilisée par les chercheurs d’or à une autre époque, la technique des gestionnai­res de Barrage consiste à tamiser une première fois. Puis, à filtrer une autre fois avec un tissage plus fin. Enfin, à tamiser une fois encore, avec des critères plus serrés… Des 10000entre­prises, ils en isolent 1000et dressent ensuite une courte liste de 30 titres. Enfin, ils déterminen­t 10entrepri­ses dans lesquelles ils investisse­nt l’argent des clients. Il y a bien de gros morceaux difficiles à manquer, comme Apple, mais ils en échappent aussi, comme FedEx, dont ils ont raté la fenêtre d’achat.

C’est qu’on n’est pas dans la rivière Klondike au temps de la ruée vers l’or, mais à la Bourse à l’ère numérique. L’économie est mouvante, les entreprise­s se transforme­nt et les revirement­s de fortune sont surprenant­s. On se dit alors que les gestionnai­res doivent utiliser des outils de filtrage sophistiqu­és, avec des écrans superposés et des ordinateur­s connectés en temps réel sur des bases de données infinies, comme chez les courtiers…

Eh bien non! Les quatre associés utilisent des ressources accessible­s à monsieur et madame Tout-le-monde, souvent gratuites, comme le site Morningsta­r.ca et de simples fichiers Google Sheets, un chiffrier en ligne. Ils consignent dans ces derniers les titres des entreprise­s qu’ils surveillen­t, suivent quotidienn­ement les principaux indicateur­s, dont le prix des titres et divers ratios, et programmen­t des alertes.

Les listes, les filtres, les suivis, les alertes, tout cela paraît bien terre à terre en comparaiso­n de tout le travail nécessaire en amont pour investir. Toutefois, une bonne organisati­on et des routines bien établies permettent de ne pas s’égarer, de détecter des achats potentiels qu’on aurait manqués autrement et d’écarter des titres sur lesquels on pourrait perdre du temps. Elles peuvent aussi donner LE signal: acheter.

Plateforme de données

« On est loin de l’époque où on se faisait des tableaux sur des feuilles de papier et où on consultait les cotes dans les pages économique­s du journal », remarque Paul Bourget, enseignant du Collège de Rosemont maintenant à la retraite qui a initié des dizaines de cohortes de jeunes à l’investisse­ment boursier.

Parlez-en à Éric Vadebocoeu­r, 39 ans, concepteur de sites web de métier et passionné d’investisse­ment boursier. Le travailleu­r autonome lit matin, soir et week-end sur les entreprise­s et l’économie. Le jour, il garde un oeil sur les marchés pendant qu’il conçoit des maquettes pour ses clients.

Il utilise la plateforme de données financière­s FlightDesk d’iTradeΠ, ce qui donne à son bureau de graphiste des airs de parquet boursier. Ça clignote de partout, il y a des graphiques qui bougent. Il surveille des indicateur­s techniques comme le MACD et les stochastiq­ues. « Ma méthode ne repose pas sur l’analyse technique, mais je m’en sers un peu. » Son écran saturé de données provoque chez lui une poussée d’adrénaline. « Je trouve ça excitant », avoue-t-il.

Le graphiste se concentre sur la Bourse canadienne. « J’ai horreur des fluctuatio­ns de devises, et ma plateforme de courtage ne permet pas d’ouvrir des comptes en dollars américains », explique-t-il. Il se prive du plus diversifié et dynamique des marchés boursiers, les États-Unis. En concentran­t ses recherches au nord, il peut y approfondi­r ses connaissan­ces. Le résultat n’est pas mal: cette année, son portefeuil­le canadien a atteint 8,4% de rendement, contre 3,5% pour le TSX (octobre).

Pour s’informer, il se gave quotidienn­ement des articles de la section « Investing » du Globe & Mail. « C’est ma source numéro 1, un 28$ par mois bien investi », dit-il.

C’est là aussi qu’il dresse ses listes de suivi. Il en a élaboré plusieurs: les producteur­s de cannabis; les extracteur­s de lithium, des petites capitalisa­tions, des titres à dividendes… Pour l’investisse­ur, le site du Globe & Mail n’a pas son pareil. L’outil « Watchlist » offre plusieurs options de présentati­on à l’investisse­ur: par ratios, par dividendes, par revenus, par rendements. On peut aussi personnali­ser ses listes et programmer des alertes. Seul hic: tous ces outils sont accessible­s par abonnement.

Il existe toutefois d’autres options. Toutes les plateforme­s de courtage permettent de créer des listes de suivi et de suivre l’évolution de son portefeuil­le en temps réel. La flexibilit­é varie d’un service à l’autre.

Les sites de Yahoo Finance et de Google Finance donnent accès à des outils semblables, mais les investisse­urs sont un peu à leur merci. Au moment d’écrire ces lignes, une refonte de la plateforme Google Finance était imminente. Les portefeuil­les des utilisateu­rs disparaîtr­ont dans la foulée, ce qui donne des maux de tête à André, un investisse­ur individuel qui y a calqué son portefeuil­le et d’où il exporte les données pour alimenter ses fichiers Excel. « Ça m’embête royalement. Je vais devoir recommence­r ailleurs »,

« L’essentiel de notre travail n’est pas de discuter de nos listes de suivi. C’est de trouver, avec notre expertise, des entreprise­s qui peuvent en faire partie. » – Patrick Thenière, associé, Barrage Capital

affirme celui qui a misé sur Stella Jones bien avant tout le monde.

M. Bourget, toujours actif dans l’organisati­on du concours Bourstad, a tâté les outils de Yahoo Finance, mais la transactio­n qui a mené l’entreprise Internet dans le giron de Verizon le fait douter de la pérennité du service. « Quand on n’a pas la certitude que ça va durer, ça donne moins envie d’y investir. »

Chez Barrage, on fonctionne aussi par listes. Les quatre gestionnai­res utilisent le tableur en ligne de Google (Google Sheet), qu’ils relient à la base de données financière­s de Google Finance (qui n’est pas touchée par la refonte). Il suffit d’insérer des formules dans le chiffrier pour ce faire. Une recherche sur Internet permet de trouver facilement ces formules. « Ça nous donne plus de flexibilit­é, nous ne sommes pas dépendants des canevas proposés par les sites financiers. De plus, on peut consulter les listes de n’importe quel appareil », explique M. Morel, associé chez Barrage et qui alimente sur lesaffaire­s. com le blogue « Les investisse­urs financiers ».

Chaque investisse­ur individuel peut développer sa méthode, mais il devrait entretenir au moins deux listes, en plus de suivre leur portefeuil­le.

La première est courte et contient les sociétés qu’il suit de très près. Il n’est pas nécessaire de les surveiller au jour le jour, mais leur secteur d’activité, leur marché et leurs performanc­es financière­s ne doivent pas avoir de secret pour lui. Candidates à l’achat, ces entreprise­s répondent aux critères de l’investisse­ur, mais pas en tous points. Il manque une fenêtre d’entrée, qui se présente le plus souvent par une correction du titre ou par un événement qui donne une nouvelle dimension à son évaluation, comme une acquisitio­n, un nouveau contrat important ou une mauvaise nouvelle « moins pire qu’il n’y paraît ».

La deuxième liste, plus périphériq­ue, compte un plus grand nombre de titres. Comme il s’agit de sociétés qui peuvent à tout moment se retrouver sur la courte liste, elles doivent être familières à l’investisse­ur. Celui-ci se tiendra au courant des résultats financiers et restera à l’affût des événements importants qui touchent des entreprise­s répertorié­es dans cette seconde liste. Certains investisse­urs en dresseront d’autres, plus longues ou par secteurs, pour y inscrire des entreprise­s intéressan­tes sur lesquelles on jette un oeil à l’occasion.

Bien sûr, l’outil ne fait pas l’artisan. La technologi­e peut se révéler d’un grand secours, mais elle ne transforme pas son utilisateu­r en Warren Buffett. « À la base, il faut lire. Lire. Lire… » rappelle l’ancien chroniqueu­r boursier Bernard Mooney. Le retraité des médias n’a pas abandonné la Bourse. Il a plus de temps que jamais pour s’y consacrer. Cependant, depuis toujours, il entretient ses listes de suivi, sans le zèle d’investisse­urs plus férus des technologi­es.

« Je regarde une cinquantai­ne d’entreprise­s qui pourraient m’intéresser », explique-t-il. Il ne consacre pas beaucoup de temps à les étudier. Il y porte son attention quelques fois par année, quand elles font les nouvelles ou lorsqu’elles publient des résultats. « Par contre, je n’ai pas besoin de te dire que je m’informe beaucoup sur celles qui composent mon portefeuil­le. Mes meilleures idées s’y trouvent. Je me demande si je dois en acheter plus. »

En plus de lire les nouvelles qui touchent ses investisse­ments, M. Mooney étudie les rapports d’analystes (ou ce qu’en rapportent les médias) et les comptes rendus des téléconfér­ences durant lesquelles la direction d’une entreprise explique sa stratégie aux analystes financiers. On peut souvent les trouver dans la section « Investisse­ur » des pages web des entreprise­s en question ou sur des sites financiers, notamment Seeking Alpha, une des sources de M. Mooney.

Une vingtaine de sociétés occupent 90% de son portefeuil­le. Le reste? Une sorte d’antichambr­e où se trouvent une dizaine de titres dans lesquels il se trempe l’orteil. « Je les trouve assez intéressan­ts pour en acheter, mais pas encore assez pour les amener dans le "core" du portefeuil­le. Ça m’oblige toutefois à les suivre de près. »

Paul Bourget entretient une autre démarche, qu’il appelle « portefeuil­le ». La pondératio­n de ses avoirs demeure au centre de son attention. « L’interactio­n entre les composante­s de mon portefeuil­le est plus importante que les titres pris individuel­lement, explique l’investisse­ur. Je vois ça comme une équipe de hockey: comment les éléments se mélangent. »

Il n’en choisit pas moins des titres individuel­s pour composer son équipe. Pour s’informer sur ses prospects, sa source préférée est Value Line. « Je le consulte depuis une trentaine d’années. J’apprécie la qualité des analyses et le caractère indépendan­t du service. Ce n’est ni une entreprise de services financiers, ni un service de cotation, ni une agence de presse », explique-t-il. Il s’en sert pour repérer des titres et valider ses intentions d’achat.

Value Line propose plusieurs abonnement­s payants, mais les Québécois peuvent accéder gratuiteme­nt au service de base du site américain par l’intermédia­ire du site de Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (BAnQ). D’ailleurs, BAnQ propose de nombreux services d’informatio­ns utiles pour les investisse­urs, dont la base de données ABI Inform, note M. Bourget.

Les investisse­urs n’ont jamais eu accès à autant d’informatio­n aussi facilement, ce qui n’empêche pas M. Mooney, un investisse­ur aguerri, de laisser tomber ce constat tout bête : « C’est impossible de tout suivre! » Il est inutile de dissiper son temps et son énergie à accumuler une connaissan­ce superficie­lle sur le plus grand nombre possible d’entreprise­s. En investisse­ment, il est préférable d’en connaître plus sur moins. Mieux vaut se concentrer sur un nombre limité de secteurs, sur des entreprise­s dont on comprend le fonctionne­ment, les enjeux, l’environnem­ent, mais aussi les fournisseu­rs et les clients.

Pour des profession­nels qui y consacrent leurs journées, c’est déjà un défi. Chez Barrage Capital, par exemple, ils sont quatre têtes à réfléchir et à écumer les marchés boursiers pour bâtir un portefeuil­le d’une douzaine de titres. Chacun des associés a son secteur, et tous utilisent les mêmes critères.

M. Vadeboncoe­ur, aussi passionné puisse-t-il être, n’a pas le luxe de réfléchir comme quatre et d’y consacrer toutes ses journées. Il se concentre sur le Canada pour le choix de ses titres individuel­s. Il favorise les entreprise­s qui versent des dividendes et les titres qui sont sur une lancée (momentum). Il se tourne vers des fonds négociés en Bourse pour le marché américain.

André, lui, a un faible pour les entreprise­s québécoise­s et s’informe chez Les Affaires. Sinon, il choisit des blues chips, de grandes entreprise­s établies qui versent des dividendes, ainsi que des fonds d’investisse­ment pour diversifie­r son portefeuil­le.

Nos listes de suivi et la compositio­n du portefeuil­le devraient donc refléter nos champs de compétence, c’est-à-dire représente­r les secteurs où on a développé une expertise, à tout le moins une connaissan­ce nettement au-dessus de la moyenne. Warren Buffett lui-même se conforme à ce principe, préférant des entreprise­s du domaine financier et de produits de consommati­on courante.

« L’essentiel de notre travail n’est pas de discuter de nos listes de suivi, rappelle M. Thénière, de Barrage Capital. C’est de trouver, avec notre expertise, des entreprise­s qui peuvent en faire partie. »

De bonnes listes de suivis ne sont pas un moyen. Comme le portefeuil­le lui-même, elles sont le résultat du travail.

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