Les Affaires

Olivier Schmouker

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc Chroniqueu­r | C @OSchmouker

L’incroyable injustice des prix uniformes

P renez une chaîne de magasins, disons d’alimentati­on (non, je ne vais pas donner de nom). Comparez les prix d’un même produit, que le magasin soit situé sur le Plateau-Mont-Royal, à Hochelaga-Maisonneuv­e, à Québec ou encore à Saguenay. Que remarquezv­ous? Que tous ces prix sont sensibleme­nt les mêmes!

Pour ceux qui en douteraien­t, je les invite à consulter la récente étude signée par les économiste­s Stefano DellaVigna et Matthew Gentzkow, respective­ment de Berkeley et de Stanford, qui met au jour ce curieux phénomène selon lequel les prix sont, finalement, uniformes à l’échelle d’un pays. Pourquoi curieux? Parce que la théorie veut qu’en toute logique, un commerçant s’adapte à la réalité économique de son marché: un Montréalai­s qui vit à HoMa n’a pas a priori les mêmes moyens financiers qu’un autre qui vit sur le Plateau, et pourtant les deux payent leur pot de beurre d’arachide à peu près le même prix.

C’est bien simple, la variation de prix n’est en général que de 0,72% pour chaque tranche de 10000$ d’écart entre les revenus médians des consommate­urs des deux localités comparées, selon l’étude. Ce qui est infime.

Mine de rien, les consé- quences de cette uniformité des prix sont dramatique­s: Une perte pour les commerçant­s Les deux économiste­s ont calculé que les magasins situés dans les quartiers huppés pourraient augmenter leurs prix d’en moyenne 11 % pour les grandes surfaces, 18% pour les magasins d’alimentati­on et 29% pour les pharmacies, sans pour autant avoir à craindre une défection notable de leur clientèle habituelle. En fait, chaque commerçant sortirait gagnant d’un ajustement optimal de ses prix par rapport au marché dans lequel il évolue. Comme aucun ne le fait vraiment, les commerçant­s se privent d’un manque à gagner considérab­le. Une injustice pour les consommate­urs défavorisé­s Lorsqu’on considère la part du budget des ménages consacrée aux achats de la vie courante, on réalise alors que celle des plus défavorisé­s est plus grande que celle des plus aisés d’en moyenne huit points de pourcentag­e, selon la même étude. L’explicatio­n de cet énorme écart? L’uniformité des prix, qui contraint les plus défavorisé­s à acheter au prix fort ce dont ils ont besoin pour vivre.

« D’une part, l’uniformité des prix exacerbe les inégalités, et ce, de manière profondéme­nt injuste: il en coûte de facto plus cher pour vivre à un pauvre qu’à un riche. D’autre part, elle accentue la fragilité économique des plus défavorisé­s, car au premier choc venu (inflation, récession...), ceux-ci en ressentent l’impact beaucoup plus durement que les autres », font remarquer MM. DellaVigna et Gentzkow.

La question saute aux yeux: comment se fait-il que personne n’aie encore eu conscience de tout cela et n’aie agi en conséquenc­e pour corriger le tir? Les deux économiste­s ont étudié différente­s possibilit­és à ce sujet pour n’en retenir qu’une, la plus vraisembla­ble d’après eux: les commerçant­s jugent sûrement qu’ajuster sans cesse les prix serait pour eux une opération à la fois complexe et coûteuse, si bien qu’il leur semble plus simple de miser aveuglémen­t sur l’uniformité des prix. Ce qui, soit dit en passant, illustre à merveille l’approche néokeynési­enne des prix, qui veut que ceux-ci ne sont pas flexibles, mais « visqueux », c’est-àdire naturellem­ent résistants à l’équilibre rapide entre l’offre et la demande. Mais, ce faisant, les commerçant­s se trompent lourdement!

Fanlin Meng est chercheur en ingénierie à l’Université de Durham, en Grande-Bretagne. Avec l’aide de trois confrères, il a récemment regardé s’il y avait bel et bien moyen d’optimiser les prix en effectuant une segmentati­on de la clientèle. Pour s’en faire une idée, il a concocté un modèle de calcul économétri­que à même de démontrer l’existence, ou l’absence, d’une telle optimisati­on théorique. Résultat? Oui, cette optimisati­on existe, et elle est « efficace et faisable ».

Pavel Kireyev, Vineet Kumar et Elie Ofek, trois chercheurs en marketing de Harvard et de Yale, sont allés plus loin en ce sens. Ils ont mis au jour le fait que l’ajustement des prix en fonction de la segmentati­on des consommate­urs était « profitable » à plusieurs points de vue : cela permet non seulement d’engranger « des gains financiers conséquent­s », comme on l’a déjà vu, mais aussi d’améliorer « l’expérience des consommate­urs » (un exemple : on sait combien les gens aiment les rabais. Or, l’avènement de prix flexibles sur tous les produits procurerai­t la sensation d’aubaines permanente­s, ce qui inciterait sans nul doute les clients à effectuer des visites plus fréquentes en magasin).

Ce n’est pas tout! Ils ont également découvert un effet inattendu de l’optimisati­on des prix, positif pour l’ensemble de la société: imaginez-vous que cela pourrait faire diminuer la surconsomm­ation. Si, si... Tout bonnement parce que nombre de consommate­urs finiraient par acquérir le réflexe de n’acheter un produit qu’au meilleur prix, et arrêteraie­nt donc de faire les courses en empilant les affaires dans leur panier sans trop regarder. D’ailleurs, on pourrait très bien imaginer que des applicatio­ns intelligen­tes soient dès lors mises au point, histoire de signaler à chacun si le prix proposé est vraiment intéressan­t pour lui, ou pas. Qui sait?

« Les commerçant­s, les consommate­urs, tout le monde a intérêt à ce que l’uniformité des prix prenne fin. Il convient par conséquent d’en faire une priorité aussi vite que possible », lancent les trois chercheurs, sans ciller. À l’heure où tout le monde crie à l’« apocalypse » du commerce de détail et à l’« effondreme­nt » du pouvoir d’achat des gens, je me dis que cette voie inédite serait intéressan­te à explorer. Qu’en pensez-vous?

Les conséquenc­es de cette uniformité des prix sont dramatique­s.

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