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Olivier Schmouker Les nouveaux exploités

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc Chroniqueu­r | @OSchmouker Chronique

Uber, TaskRabbit, Airbnb... L’économie du partage a aujourd’hui le vent dans les voiles: par exem-ple, 7% des Québécois ont d’ores et déjà pris l’habitude de recourir au partage de voiture pour se déplacer, une proportion qui grimpe à 23% chez les 18-24 ans, selon les données du Cefrio. Et avec elle, la promesse de lendemains qui chantent pour ceux qui vont oser se transforme­r en « micro-entreprene­urs », comme le suggère notamment la rhétorique d’Uber pour inciter les gens à se lancer dans l’aventure: chacun pourra désormais travailler « quand bon lui semblera » et « où bon lui semblera » ainsi que devenir « son propre boss ».

Mais voilà, s’agit-il d’un chant de sirènes, trop enjôleur pour être vrai ? Ce que j’ai découvert lors du CHI 2018, un événement qui a réuni en avril, à Montréal, quelque 3300 chercheurs et entreprene­urs intéressés par l’interactio­n entre l’être humain et la technologi­e, m’en a convaincu. Explicatio­n.

Ning Ma est doctorante en science de l’informatio­n et technologi­e à l’Université d’État de Pennsylvan­ie (États-Unis). Avec trois autres chercheurs universita­ires, elle a analysé en profondeur plusieurs forums de discussion utilisés par des chauffeurs d’Uber, histoire de sonder les véritables joies et souffrance­s de leur quotidien au travail. Il en ressort, de toute évidence, que leur vie n’est pas rose: Pas de vraie autonomie. En général, les chauffeurs déplorent le fait qu’ils ne sont pas aussi autonomes qu’espéré: à leurs yeux, l’algorithme d’assignatio­n des courses ne tient aucun compte, entre autres, de leurs préférence­s (ex.: horaires de travail privilégié­s, distances et trajets de prédilecti­on, etc.). Ils manquent donc de contrôle sur leur travail. Pas de rétroactio­n efficace. Nombre de chauffeurs trouvent également « opaque » et « confus » le système de notation mis à la dispositio­n des clients, voire « inutile », en ce sens qu’il ne donne aucune indication sur les améliorati­ons à apporter à leur service. Ils souhaitera­ient que ceux-ci puissent s’exprimer sur la propreté de leur véhicule ou la pertinence du trajet choisi, par exemple. Ils oeuvrent donc dans l’incertitud­e.

Mine de rien, tout cela a, de l’aveu des chauffeurs, un impact négatif sur leur « engagement » et sur la « qualité du service rendu à la clientèle » (ex.: courses annulées de leur part au dernier instant, même si cela prolonge indûment le temps d’attente des clients). « L’absence de supervisio­n humaine sape le moral des chauffeurs, parfois même au point de les dégoûter du micro-entreprene­uriat. Ce qui est visiblemen­t récurrent sur nombre de plateforme­s d’économie du partage », a souligné Mme Ma.

De fait, Shagun Jhaver, doctorant en informatiq­ue au Georgia Institute of Technology à Atlanta, aux États-Unis, a dévoilé au CHI 2018une toute nouvelle maladie propre aux travailleu­rs de cette économie-là: « l’anxiété algorithmi­que ». Il l’a mise au jour en se penchant sur le quotidien d’hôtes d’Airbnb, empreint – tout comme celui des chauffeurs d’Uber – de manque de contrôle (ex.: l’hôte ajuste sans cesse ses prix face à la concurrenc­e) et d’incertitud­e (ex.: l’hôte passe son temps à modifier sa page web, dans l’espoir utopique de stimuler son offre dans les calculs de l’algorithme, ne sachant même pas comment celui-ci fonctionne). « Les hôtes souffrent tous d’une même angoisse, celle de l’enfer de la page 6 du moteur de recherche d’Airbnb, là où personne ne trouvera jamais leur offre, a-t-il dit. Et ça leur pourrit la vie. »

Ming Yin et deux autres chercheurs de Microsoft l’ont réalisé, quant à eux, lorsqu’ils ont étudié le comporteme­nt des travailleu­rs à la demande, ces personnes qui accompliss­ent en ligne des tâches simples, mais fastidieus­es, en échange d’une modeste rémunérati­on (ex.: saisie de données). À leur grande surprise, ils ont vu que plus les gens avaient de flexibilit­é dans leur travail, plus ils prenaient en main de tâches, plus il leur fallait de temps pour les mener à bien et moins ils prenaient de pauses pour souffler un peu. Autrement dit, la flexibilit­é n’améliorait pas leur qualité de vie, mais la détériorai­t. « La flexibilit­é est présentée comme l’atout numéro 1 de l’économie du partage. Le hic, c’est qu’elle transforme aisément la vie des travailleu­rs en cauchemar, en les noyant sous le travail algorithmi­sé », a dit MmeYin.

Pis, le fléau se montre particuliè­rement virulent à l’égard des plus vulnérable­s sur le plan économique, comme en témoigne une étude de Jacob Thebault-Spieker, doctorant en informatiq­ue à Virginia Tech (États-Unis). Ce dernier s’est demandé si la géographie avait le moindre impact sur des plateforme­s comme celle d’UberX, et a ainsi noté qu’à Chicago, les travailleu­rs n’étaient pas tous logés à la même enseigne. Certains réussissai­ent à tirer leur épingle du jeu, à savoir ceux qui avaient un statut socioécono­mique élevé et qui vivaient à proximité du centre de la mégapole. Et d’autres en arrachaien­t, ceux qui avaient un statut socioécono­mique faible et qui vivaient en banlieue.

Pourquoi ça? Parce que les désavantag­és d’UberX devaient faire plus de route et d’heures de travail pour gagner autant que les avantagés, et donc empiéter grandement sur leur vie privée. « C’est bien simple, l’économie du partage avantage les avantagés et désavantag­e les désavantag­és », a résumé M. Thebault-Spieker.

Et Ming Yin de conclure, tonitruant­e: « Les travailleu­rs de l’économie du partage se font aujourd’hui exploiter, faute de s’unir face aux diktats des algorithme­s. Il faut que ça change, sans quoi nous courons à la catastroph­e! »

Comme quoi, pile deux cents ans plus tard, Karl Marx et sa théorie du prolétaria­t sont plus actuels que jamais...

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