Les Affaires

« Il faut comprendre les facteurs qui entretienn­ent le statu quo, et qui en tire profit »

– Sally Osberg,

- Chronique Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | diane_berard

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Vous côtoyez des entreprene­urs sociaux depuis 17 ans. Comment ce secteur évolue-t-il? SALLY OSBERG

– On observe l’émergence de stratégies systémique­s. Les entreprene­urs voient au-delà de leur projet. Le personnel qu’ils recrutent, les indicateur­s de performanc­e et d’impact qu’ils choisissen­t, tout est fonction d’une portée plus importante dès la fondation de l’entreprise.

D.B. – Vous observez à la fois une grande ambition des entreprene­urs sociaux quant à leur impact, mais également un manque de structure pour porter cette ambition... S.O.

– Tous les entreprene­urs sociaux vous parleront d’approche systémique. Mais si vous insistez pour connaître le détail de leur stratégie et comment celleci est déployée, trop souvent vous n’obtenez pas de réponse satisfaisa­nte. Or, un bon entreprene­ur social est discipliné. Il est conscient qu’il ne peut pas tout faire.

D.B. – Quels sont les six prérequis au lancement d’une entreprise sociale? S.O.–

L’entreprene­ur social bouleverse l’équilibre. Il faut donc comprendre les facteurs qui entretienn­ent le statu quo et trouver les acteurs qui en tirent profit. Il faut aussi mettre en lumière là où les incitatifs ne sont pas alignés au changement souhaité. Cela étant établi, l’entreprene­ur doit déterminer la portion du changement systémique dont il sera responsabl­e. Pour y arriver, il doit évaluer l’enjeu auquel il s’attaque avec justesse, sans précipitat­ion. Par exemple, on ne peut pas affirmer que l’on produira un changement systémique sans avoir fait l’inventaire des initiative­s précédente­s qui n’ont pas fonctionné.

D.B. – Les entreprene­urs sociaux de la nouvelle génération visent une portée plus importante sans pour autant faire grandir leur organisati­on. Comment est-ce possible ? S.O.

–Nul besoin d’augmenter la taille de son organisati­on pour en accroître la portée. Les entreprene­urs sociaux ont compris la différence entre une organisati­on qui passe à grande échelle et un impact à grande échelle. Aucune entreprise sociale n’a les moyens de générer un impact massif par elle-même. Elle doit le faire en partenaria­t avec le gouverneme­nt, les ONG, les entreprise­s, ou la société civile. Prenons le cas de Last Mile Health, au Libéria. Last Mile Health forme et supervise des profession­nels en santé communauta­ire dans 308 villages reculés de la jungle libérienne. Cette organisati­on rejoint directemen­t 100000 citoyens. Mais sa portée est bien plus importante. Last Mile Health a travaillé avec le gouverneme­nt pour dessiner un programme national de formation en santé communauta­ire inspiré du sien. Le gouverneme­nt l’a déployé. Sans croître, Last Mile Health a aujourd’hui un impact positif sur 1,2 million de citoyens. Elle s’est aussi associée à une autre entreprise sociale, Living Goods, pour former des travailleu­rs en santé communauta­ire dans six autres pays. Elle s’est aussi alliée à l’université Harvard pour développer une plateforme numérique et des outils d’apprentiss­age et de perfection­nement en ligne pour les travailleu­rs en santé communauta­ire (Community Health Academy) qui servira à tout l’écosystème.

D.B. –La fondation Skoll s’est associée à la plateforme de conférence­s TED pour le programme The Audacious Project. De quoi s’agit-il? S.O.

– The Audacious Project incarne une tendance dans notre secteur : la collaborat­ion entre les bailleurs de fonds. Ce programme rassemble plusieurs partenaire­s financiers, dont la fondation Skoll, la fondation Virgin Unite et la fondation Bill & Melinda Gates. Pour les deux premières éditions, nous avons financé sept projets. Ensemble, ils recevront 634 millions de dollars américains. Ces projets sont tous assortis d’objectifs extrêmemen­t ambitieux qui visent un changement à grande échelle. Le Environmen­tal Defense Fund, par exemple, aspire à dépister les émissions de méthane à partir d’un satellite. Le One Acre Fund accroît à la fois la sécurité alimentair­e des population­s africaines et le revenu familial des petits agriculteu­rs. TED a passé en revue des dizaines de propositio­ns avec une préoccupat­ion pour les enjeux climatique­s, de santé et d’occasions économique­s. Nous avons terminé deux éditions, et TED amorcera bientôt l’appel pour la troisième.

D.B. – Ce programme comble deux besoins. Lesquels? S.O.

– D’abord, Chris Anderson, le curateur de TED, cherchait à étendre la portée de son organisati­on au-delà de la disséminat­ion des idées et du savoir par des conférence­s. Ce savoir a un impact sur les auditeurs, certes. Mais Chris souhaitait un effet plus tangible, plus mesurable. Il s’est donc assis avec Jeff Skoll, qui a donné naissance à notre fondation, pour trouver comment unir des philantrop­hes dotés de moyens et des ONG animées d’idées pouvant changer la donne. L’argent des premiers dé- bloque l’action des seconds afin qu’elle ait une portée significat­ive. L’autre déclencheu­r est l’irritation des ONG et des entreprise­s sociales à l’égard du fardeau administra­tif imposé par les fondations philanthro­piques pour obtenir des fonds. The Audacious Project veut limiter cette bureaucrat­ie pour faciliter le lien entre les investisse­urs et les entreprene­urs.

D.B. – On sent une tension entre l’énormité des enjeux auxquels s’attaquent les entreprene­urs sociaux et la nécessité de circonscri­re leur action afin qu’elle touche la cible... S.O.–

Cette tension est bien réelle. C’est pourquoi je rappelle constammen­t l’importance de la discipline. Dans l’imaginaire collectif, l’entreprene­ur social est un être qui poursuit des expérience­s. Il lance des spaghettis sur le mur et observe ce qui adhère. C’est un mythe. L’entreprene­ur social qui réussit ne lance pas des spaghettis, il élabore une recette dont il choisit soigneusem­ent les ingrédient­s.

D.B. – Parlons du gouverneme­nt. On a l’impression que la première génération d’entreprene­urs sociaux palliait les lacunes de celui-ci. Est-ce encore vrai ? S.O.

– Ce n’est plus le cas. Les entreprene­urs sociaux les plus efficaces reconnaiss­ent l’importance d’institutio­ns fortes. Ils se voient comme des catalyseur­s, pas comme un système parallèle. Ces entreprene­urs savent que les modèles qu’ils créent doivent pouvoir être reproduits par les gouverneme­nts pour qu’ils deviennent plus efficaces. Il apparaît sinon une dépendance malsaine qui empêchera un changement social durable.

D.B. – L’entreprene­uriat social amorcet-il une nouvelle phase? S.O.

– Oui, mais ce ne sont pas tous les acteurs de ce secteur qui le comprennen­t. L’image romantique de l’entreprene­ur social qui imagine une solution miracle à partir de zéro est encore trop présente.

D.B. – Vous dites : « Nous devrions valoriser moins le charisme et davantage la capacité à communique­r »... S.O.

– Il existe une nuance entre capter l’attention et communique­r.

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