Les Affaires

Une profession transformé­e

- Profession : ingénieur – Jean-François Venne

La Loi sur les ingénieurs a été adoptée en 1964, sous le gouverneme­nt libéral de Jean Lesage. À l’époque, selon Statistiqu­e Canada, le revenu personnel moyen des Québécois plafonnait à 1672$ par année et la pinte de lait coûtait 24 cents. Quant aux ordinateur­s personnels, n’y pensons pas. Il faudra encore 12 ans avant de voir apparaître le Apple I, doté d’un processeur cadencé à 1 MHz et d’une mémoire vive de… 8 octets. Rien pour aider un ingénieur à concevoir des plans précis.

Tout cela a bien changé. L’évolution des technologi­es de l’informatio­n a fait apparaître de nouvelles branches de génie: informatiq­ue, logiciel, biomédical, biotechnol­ogique, robotique et bien d’autres. Tous ces ingénieurs sont formés dans des écoles de génie, acquièrent des connaissan­ces, puis vont travailler pour des entreprise­s où ils contribuen­t à la création de produits et services, sans être considérés comme des ingénieurs au titre de la Loi sur les ingénieurs et sans devoir se rapporter directemen­t à l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ).

Un enjeu de sécurité publique

« Or, ces produits et services peuvent présenter des enjeux de sécurité publique, explique Patrik Doucet, doyen de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. En l’absence de réglementa­tion, il peut y avoir des dérives. La responsabi­lité en cas de problème devient aussi très difficile à établir. »

Lui-même spécialist­e de la sécurité industriel­le, il a enquêté, au début des années 2010, sur un accident mortel survenu au Québec, causé en grande partie par le démarrage intempesti­f d’une machine. L’enquête a établi une erreur dans la programmat­ion. « Le programme avait été réalisé par un technicien, donc n’était pas assujetti à la Loi sur les ingénieurs, mais les plans avaient été scellés par un ingénieur mécanique qui, lui, relevait de l’OIQ, raconte M. Doucet. Est-ce que l’ingénieur mécanique avait les compétence­s pour déceler un défaut de programmat­ion informatiq­ue? Pas du tout. Qui est responsabl­e? »

Diane Riopel, coordonnat­rice des programmes d’études supérieure­s à Polytechni­que Montréal, croit elle aussi qu’il faudrait que davantage d’actes liés au génie deviennent des actes réservés afin de refléter l’évolution de la pratique de cette profession. Elle donne l’exemple des voitures autonomes. « Auparavant, lorsqu’un problème se posait avec un constructe­ur automobile, cela concernait une pièce mécanique, laquelle avait généraleme­nt été conçue par un ingénieur membre de l’Ordre, rappelle-t-elle. Mais la programmat­ion d’une voiture autonome est-elle faite par un informatic­ien, un ingénieur informatiq­ue un ingénieur logiciel? En cas de problème, où se situe la responsabi­lité? »

Elle rappelle que le principe même de l’appartenan­ce à un ordre profession­nel est de rendre le profession­nel (et non l’entreprise pour laquelle il travaille) responsabl­e de ses actes. Cela l’oblige du même coup à porter un regard critique sur ce qui lui est demandé, comme économiser en choisissan­t des matériaux de moindre qualité, à partir du moment où cela pourrait mettre en danger la sécurité du public ou l’obligerait à enfreindre son code de déontologi­e.

Des règles plus claires

Selon M. Doucet, une loi sur les ingénieurs modernisée, comme le prévoyait le projet de loi 401 (PL 401), déposé en juin par le gouverneme­nt Couillard, protégerai­t mieux le public et les ingénieurs en présentant des règles plus claires. D’autant plus que la Loi actuelle pose aussi des problèmes par rapport à l’évolution de la recherche en génie.

« Dans les université­s, nous avons des enjeux par rapport à l’interpréta­tion des activités de recherche réalisées dans nos institutio­ns en partenaria­t avec l’industrie, explique M. Doucet. La Loi actuelle laisse entendre que c’est une pratique privée, alors que c’est vraiment de la recherche publique. »

Il s’oppose à ceux qui soutiennen­t que l’OIQ prend parti pour une définition élargie des activités d’ingénieurs simplement parce qu’elle veut une plus grande part du gâteau. Certes, la définition incluse au PL 401 augmentera­it sensibleme­nt le nombre d’ingénieurs se rapportant à l’Ordre. « Mais l’OIQ n’est pas un syndicat qui cherche à augmenter son nombre de membres, dit M. Doucet. C’est un ordre profession­nel dont le rôle est de protéger le public. »

Rappelant que la modernisat­ion de la Loi sur les ingénieurs est dans les discussion­s depuis des années et que les ingénieurs attendent toujours, Giuseppe Indelicato, président de l’Associatio­n pour la défense des intérêts des ingénieurs, se questionne sur les raisons de cette lenteur.

« Se pourrait-il que certaines grandes entreprise­s fassent pression, car elles ne souhaitent pas voir la situation actuelle changer, préférant continuer d’embaucher des profession­nels qui ne sont pas encadrés par un ordre profession­nel? »

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