Les Affaires

UN ENTREPRENE­UR COINCÉ EN CHINE

- François Normand francois.normand@tc.tc francoisno­rmand

La scène se passe en Chine, en 2018. L’entreprene­ur canadien John Doe (nom fictif) est d’humeur joyeuse. Il sera bientôt à Hong Kong, ses bagages sont faits et le taxi vient de le déposer à l’aéroport. Ne reste plus que l’enregistre­ment pour le vol. C’est ici que tout s’arrête, que le voyage d’affaires tombe à l’eau et que le cauchemar commence.

« Je suis pris ici ! déplore au téléphone l’entreprene­ur actif en Chine dans l’ingénierie, la technologi­e et la constructi­on depuis plus de 15 ans. J’ai appris l’an dernier que je ne pouvais plus quitter la Chine quand j’ai voulu prendre un vol pour Hong Kong. On m’a dit que mon passeport était suspendu et que je devais communique­r avec un juge. »

M. Doe est victime de l’« exit ban », une politique chinoise qui l’empêche de sortir du pays et limite aussi ses déplacemen­ts dans celui-ci.

L’homme d’affaires préfère taire son identité réelle pour ne pas aggraver son cas aux yeux des autorités chinoises.

L’exit ban est une dispositio­n de l’Exit and Entry Administra­tion Law (EEA LAW), une loi adoptée en 2012 afin de réguler les entrées et les sorties des non-Chinois en Chine. Elle permet notamment aux autorités d’interdire à des étrangers de quitter le pays en cas de litige d’affaires.

« L’exit ban s’active dès qu’on porte plainte contre un étranger », explique Jérôme Beaugrand-Champagne, un avocat spécialisé en droit chinois et professeur invité à l’Université McGill, qui a récemment publié une tribune à ce sujet dans le Globe and Mail.

Il n’est pas courant qu’un pays interdise à un étranger de quitter son territoire en cas d’un litige au civil. Pareille politique va à l’encontre du Pacte internatio­nal relatif aux droits civils et politiques, adopté par les Nations Unies en 1966. Mais la Chine n’a pas ratifié cette entente, souligne le juriste.

Un partenaire chinois « hostile »

Les autorités interdisen­t à M. Doe de quitter la Chine en raison d’un litige civil avec d’ex-employés d’une ancienne entreprise, mise en liquidatio­n, dit-il, en raison du « harcèlemen­t » et de l’« intimidati­on » de son partenaire local, une société chinoise.

Selon M. Doe, cette entreprise a pris le contrôle de sa PME pour acquérir sa propriété intellectu­elle. « C’était un take over très hostile », affirme-t-il. On lui a offert un poste au conseil d’administra­tion et une part minoritair­e de son entreprise, mais il a refusé.

« J’ai tout laissé tomber ; je leur ai abandonné l’entreprise », dit M. Doe. Sans son fondateur et son réseau, la société a perdu des contrats et des employés n’ont pas été payés. C’est pourquoi ces derniers ont porté plainte contre lui au civil.

Après une année d’enfer, le Canadien affirme voir enfin la lumière au bout du tunnel. « Je ne suis plus entreprene­ur. Je suis devenu consultant et j’aide des entreprise­s étrangères à décrocher des contrats en Chine. »

Des avocats locaux l’aident à liquider son ancienne entreprise et à régler le litige avec ses ex-employés. Une fois fait, il devrait pouvoir à nouveau sortir de la Chine, un pays qu’il aime beaucoup. « Mais c’est long ; ce processus pourrait prendre encore deux ans », croit-il.

Ce cas n’est pas lié à la crise diplomatiq­ue entre le Canada et la Chine, survenue depuis que la police a arrêté, en décembre, à Vancouver, la directrice financière du géant chinois des télécoms Huawei, Meng Wanzhou, à la demande des Américains. Il illustre cependant les risques inhérents à faire des affaires en Chine. Des risques qui se sont accentués depuis l’incident diplomatiq­ue, estiment des sources de la communauté d’affaires.

« Nos membres sont préoccupés », admet Véronique Proulx, présidente de Manufactur­iers et exportateu­rs du Québec (MEQ).

Le président du Conseil du patronat du Québec, Yves-Thomas Dorval, note la même chose, en particulie­r auprès de trois entreprise­s dont il préfère taire les noms.

La plupart des organisati­ons canadienne­s présentes en Chine ont décliné nos demandes d’entrevues, tout comme le Conseil d’affaires Canada-Chine, qui se présente comme le « principal porte-parole des entreprise­s canadienne­s en Chine depuis 40 ans ».

Redoubler de prudence

Malgré l’incertitud­e, les Canadiens peuvent faire des affaires dans ce pays, mais ils doivent être très prudents.

« Les investisse­urs et entreprise­s doivent sensibilis­er les employés à agir et à respecter les lois et règles », souligne l’avocate Caroline Bérubé, associée du cabinet HJM Asia Law & Co, qui a des bureaux à Guangzhou, Shanghai et Singapour. Cette spécialist­e du droit chinois, auteure du Guide pratique pour faire des affaires en Chine, affirme que les sociétés canadienne­s doivent notamment faire attention au droit du travail, aux impôts et aux taxes, notamment à la taxe sur la valeur ajoutée et aux taxes douanières. « Nous avons malheureus­ement des clients qui ont eu des soucis par rapport à ces questions », dit-elle.

Même son de cloche du côté de Patrice Dallaire, ancien délégué du Québec en Chine, aujourd’hui diplomate en résidence aux Hautes études internatio­nales à l’Université Laval.

Actuelleme­nt, il faut éviter à tout prix de se retrouver sur l’écran radar des autorités chinoises, selon lui.

Sébastien Bourassa, vice-président des opérations chez Savaria, une PME de Laval spécialisé­e dans la fabricatio­n de produits de mobilité, connaît très bien la Chine. De 2009 à 2015, il a dirigé l’usine chinoise de Savaria à Huizhou, au nord de Hong Kong. Malgré la crise diplomatiq­ue, Savaria ne changera rien à ses voyages d’affaires prévus en Chine. « Nous avons deux employés qui iront bientôt en Chine. Il n’y a pas d’inquiétude pour l’instant », dit-il. L’entreprene­ur affirme cependant qu’il vaut mieux faire preuve de prudence et limiter les activités sociales afin d’éviter tout problème potentiel avec la police. « Si j’y vais, peut-être que je ne sortirais pas dans les bars », illustre M. Bourassa.

Les PME et les entreprise­s stratégiqu­es, moins à risque ?

Le risque d’avoir des problèmes serait plus élevé du côté des grandes entreprise­s canadienne­s, selon l’entreprene­ur québécois d’origine chinoise Philippe Wang, fondateur d’Arctica Food, une PME de Brossard qui exporte des fruits de mer du Québec en Chine. « Il n’y a pas d’inquiétude à avoir pour les PME », affirme celui qui va fréquemmen­t en Chine. Il vient d’ailleurs de faire un « test » pour voir si les expédition­s canadienne­s pouvaient être retardées ou inspectées indûment par la douane chinoise en raison de la crise. « J’ai expédié des produits dans trois provinces chinoises, et ils ont été dédouanés sans problème », dit-il.

Jie He, spécialist­e de l’économie chinoise à l’Université de Sherbrooke, estime que les entreprise­s canadienne­s qui investisse­nt en Chine et qui créent des emplois locaux sont moins à risque d’avoir des problèmes avec les autorités. Toutefois, elle croit que les entreprene­urs devraient y penser deux fois avant d’aller en Chine dans le contexte actuel. « Ce n’est peut-être pas le bon moment si ce n’est pas une nécessité », conseille-t-elle.

Le Consulat général de Chine à Montréal n’a pas répondu à notre demande d’entretien à propos du climat d’affaires en Chine. Le 14 janvier, Ottawa a modifié les conseils aux voyageurs canadiens pour la Chine en indiquant « qu’il existe un risque d’applicatio­n arbitraire des lois locales ».

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Les entreprene­urs d’ici peuvent continuer de faire des affaires en Chine, mais ils doivent faire preuve d’une grande prudence.

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