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MONTRÉAL EST-ELLE TROP HOT ?

- Martin Jolicoeur martin.jolicoeur@tc.tc @JolicoeurN­ews

Au moins deux fois par année, Qiang Zhong quitte son bureau du quartier Ahuntsic, à Montréal, pour une tournée de plusieurs jours dans les grandes villes de Chine.

Shanghai, Beijing, Hong Kong, Shenzen… Partout où il débarque, le passage du Montréalai­s est attendu. Espéré. Et parfois même, réclamé. Mais jamais ovationné.

C’est que malgré les apparences, sa vie n’a rien de celle d’un artiste en tournée du Cirque du Soleil. M. Zhong est en réalité l’un des quelques courtiers immobilier­s à succès du Québec à se spécialise­r dans la vente de résidences et de condominiu­ms montréalai­s à des investisse­urs chinois.

Le courtier ne chôme pas. En quatre ans, il a réalisé plus de 300 transactio­ns (presque une et demi par semaine!) menant à la vente, mais surtout à l’acquisitio­n de biens immobilier­s résidentie­ls. Vancouver et Toronto sont des territoire­s de chasse qu’il connaît bien. Mais 90% de ses transactio­ns se font au Québec, dans la région de Montréal en particulie­r.

« C’est normal. Chez moi, c’est Montréal, affirme le courtier immobilier, associé à l’enseigne Re/Max 3000. Et puis, de toutes les autres villes canadienne­s, c’est ici, à Montréal, que les clients en ont le plus pour leur argent. Voilà pourquoi ils choisissen­t d’investir ici, plutôt que n’importe où ailleurs sur la planète. »

M. Zhong fait partie de ces profession­nels (entreprene­urs, promoteurs, prêteurs, etc.) qui profitent de l’intérêt grandissan­t des investisse­urs étrangers pour l’immobilier montréalai­s. En hausse de 14% dans la grande région de Montréal depuis un an, ces investisse­urs venus d’ailleurs achètent surtout des logements en copropriét­é, vendus souvent à prix fort, dans les nouvelles tours d’habitation ou en cours de constructi­on, du centre-ville de Montréal.

Phénomène à croissance rapide

Autrefois surtout des États-Unis ou de France, ces investisse­urs proviennen­t maintenant d’un peu partout. Du Moyen-Orient, par exemple, comme Dubaï, et de l’Inde aussi. Mais surtout, et de plus en plus, de Chine. Tant et si bien qu’on estime qu’actuelleme­nt, le tiers des transactio­ns immobilièr­es réalisées par des investisse­urs étrangers dans la région métropolit­aine de recensemen­t (RMR) de Montréal concerne des intérêts ou des propriétai­res dont l’adresse principale se trouve en Chine.

La Société canadienne d’hypothèque­s et de logement (SCHL) tente de suivre ce phénomène à croissance rapide avec le moins de retard possible. Selon elle, si les investisse­urs étrangers ont vu leurs transactio­ns croître de 14%, celles des investisse­urs de Chine ont cru, elles, de plus de 60% en 2018. Elles surpassent maintenant le nombre d’investisse­urs des États-Unis et de France.

« Pour dire les choses simplement, résume l’économiste Francis Cortellino, de la SCHL, les acheteurs en provenance de la Chine représente­nt depuis le début de 2018 environ 30% de tous les acheteurs non résidents sur le marché montréalai­s, alors que cette proportion était d’environ 20% il y a un an, et de seulement 10% il y a deux ans. »

Cette clientèle asiatique est devenue si incontourn­able que la plupart des grands projets immobilier­s du centre-ville n’hésitent plus à s’adresser à elle directemen­t dans sa langue. En plus du français et de l’anglais, les sites des plus grands projets immobilier­s de Montréal se présentent désormais également en chinois.

C’est le cas du projet de Victoria sur le parc, une tour d’habitation de 58 étages, proposée par le groupe Broccolini, à deux pas de la Tour de la Bourse et du futur siège social de la Banque nationale, dans le Quartier internatio­nal de Montréal.

Il s’agit d’un projet de luxe où les appartemen­ts s’écoulent à 1 000$ le pied carré en moyenne (ou 1 million de dollars pour 1 000 pieds carré) et 65000$ par espace de stationnem­ent. En trois mois, 300 des 400 appartemen­ts offerts avaient déjà trouvé preneurs. Du nombre, de « 2,5% à 3% » seraient des acheteurs étrangers, surtout de Chine, soutient Broccolini.

Une faible part du total des acheteurs

« Leur présence a commencé à se faire sentir vers 2012 avec L’Avenue et le YUL [deux complexes de condos, voisins du Centre Bell et des Tours des Canadiens], se souvient Jean Langlois, porte-parole de Broccolini. Ils achètent pour louer, pour loger leur enfant pendant leurs études universita­ires, ou encore pour simplement avoir un pied-à-terre dans l’est du pays. »

C’est aussi une stratégie employée par le groupe immobilier Devimco, pour son projet de condos de 33 étages, rue Peel (au-dessus du Club sportif MAA), et pour le controvers­é Maestria, projet constitué de deux tours de condos de 51 et de 53 étages (1 600 appartemen­ts), rue Sainte-Catherine Ouest, dans le Quartier des spectacles.

Les investisse­urs étrangers sont deux fois plus nombreux qu’auparavant, reconnaît Marco Fontaine, président de Premius Conseil et conseiller spécial en développem­ent pour le compte de Devimco. Bien que plus nombreux, dit-il, ils ne représente­nt pas encore une très grande part du total des acheteurs. « On estime qu’entre 75% et 80% des futurs propriétai­res de nos projets résident encore dans un rayon de 1 kmà 2 km à la ronde. »

« Le marché local va donc encore très bien. Néanmoins, nuance-t-il, comme le Maestria se trouve aux portes [à deux rues] du quartier chinois, nous avons pensé qu’il serait à propos d’offrir l’informatio­n également en chinois. La même logique s’applique pour nos projet de tours EstWest, sur le site de l’ancien Children’s Hospital, en raison de la concentrat­ion de résidents et de commerces asiatiques dans le Shaughness­y Village. »

Huit condos en un appel

Johanna Leung, courtière immobilièr­e de Profusion Immobilier, confirme l’intérêt des Chinois pour Montréal. Celle qui, en plus du français et de l’anglais, parle le mandarin et le cantonnais, a été l’une des premières à profiter de cet afflux d’investisse­urs dans la métropole.

Il y a six ou sept ans, confie-t-elle, il n’était pas rare pour elle de réaliser de 50 à 60 transactio­ns par année avec cette clientèle. Tant les acheteurs venus de Chine que des promoteurs montréalai­s tentaient de recourir à ses services. Le mot courait déjà: les Chinois étaient acheteurs et Montréal se vendait à prix d’aubaine en comparaiso­n de ses villes soeurs de Vancouver et Toronto.

« C’est vrai qu’il y a une augmentati­on d’intérêt, mais j’estime que les gens prennent plus leur temps avant d’acheter. Il y a sept ans, il n’était pas rare de voir des acheteurs acheter sur plan des condos d’un demi-million de dollars sans même faire le voyage pour voir le site sur place. On échangeait sur Internet et par téléphone, et ils achetaient parfois jusqu’à huit logements à la fois. » De belles années, reconnaît-elle.

Les choses sont un peu différente­s aujourd’hui. « On dirait qu’ils essaient de mieux comprendre le marché immobilier local avant d’y plonger. Ils prennent le temps de visiter tous les projets avant de prendre une décision. Ils achètent encore, mais pas toujours. »

Qiang Zhong ne s’inquiète guère, étant donné que les résidences de Montréal s’écoulent encore à prix d’aubaine par rapport à ce que l’on retrouve ailleurs. « On peut trouver au centre-ville de Montréal pour moins de 900$ le pied carré, dit-il. Pour ce prix, on ne peut trouver guère mieux qu’un condo à North York (en banlieue de Toronto) ou à Burnaby (en banlieue de Vancouver). »

Surchauffe en vue?

La recrudesce­nce de l’intérêt étranger met-elle Montréal à risque de surchauffe immobilièr­e? Cette crainte est alimentée de la situation à Vancouver et Toronto au cours des cinq dernières années, avec des hausses de prix annuelles qui ont parfois excédé les 30%. Pour freiner cette envolée, le Grand Vancouver a introduit, en 2016, une taxe de 15% (accrue depuis à 20%) et le Grand Toronto a suivi en 2017 avec un train de mesures similaires, dont une taxe à la spéculatio­n de 15% sur le prix des propriétés acquises par des particulie­rs qui ne sont pas citoyens ou résidents permanents du Canada.

Des mesures qui peuvent avoir amplifié la curiosité des investisse­urs étrangers pour l’offre immobilièr­e de Montréal. D’autant que les nouvelles liaisons aériennes directes entre Montréal et Shanghai et Beijing facilitent de beaucoup les déplacemen­ts et donc l’intérêt des investisse­urs chinois pour Montréal, affirme M. Zhong.

Tourisme Montréal le confirme. L’organisme estime avoir reçu 206000visi­teurs de ce pays en 2018, en hausse de 17% par rapport à 2017. Tellement que la Chine est récemment devenue le deuxième marché touristiqu­e outre-mer en importance pour Montréal, après la France.

« L’image de Montréal est hot, résume Vincent Shirley, directeur du développem­ent immobilier du Groupe Altus. L’économie va bien, la constructi­on aussi; le classement de nos université­s, un chômage bas, le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le, tout ça crée un buzz dont tout le monde profite actuelleme­nt. C’est évident. »

Cela dit, la situation de Montréal n’est actuelleme­nt en rien comparable à celle qu’a connue la région de Vancouver, en particulie­r depuis la vague d’immigratio­n économique qui a précédé la rétrocessi­on de Hong Kong à la Chine en 1997. À l’époque, des entreprise­s et de riches Hongkongai­s débarquaie­nt en masse au pays, à la recherche de sécurité pour leurs capitaux. Cet attrait du passeport canadien s’est ensuite rapidement transformé en intérêt marqué pour le placement immobilier, avec les conséquenc­es que l’on connaît sur le visage côtier de la ville.

Même si le phénomène a doublé en importance au cours des cinq dernières années, il n’a encore rien de semblable, confirment les plus récentes études de la SCHL sur le sujet. Le nombre de résidences achetées par des investisse­urs non-résidents du Canada ne représente encore que 1,7% de l’ensemble des transactio­ns répertorié­es dans la RMR de Montréal en 2018. À titre de comparaiso­n, les grandes régions métropolit­aines de Toronto et de Vancouver ont dû composer avec des taux de 3% à 4%.

Le cas de Ville-Marie

N’empêche, la présence grandissan­te d’investisse­urs étrangers dans certains secteurs mérite qu’on accorde une attention plus sérieuse au phénomène, soutient Joanie Fontaine, économiste en chef de JLR Solutions foncières. C’est le cas de l’arrondisse­ment Ville-Marie, en particulie­r, qui regroupe entre autres les quartiers du centre-ville de Montréal (y compris Griffintow­n, le Quartier internatio­nal, le Village Shaughness­y, le Golden Square Mile, etc.).

Dans ce secteur, le nombre de transactio­ns effectuées par des acheteurs étrangers (377) a connu une hausse de 16% en 2018 par rapport à 2017. Les investisse­urs étrangers représente­nt maintenant plus de 10% des acquéreurs au centre-ville, affichant une proportion record de 11,5 % de l’ensemble des transactio­ns, estime JLR.

« Avant, des journalist­es nous appelaient avec cet angle en tête et on tentait de refroidir leur ardeur en leur faisant valoir que le nombre d’investisse­urs étrangers était trop peu important pour qu’il soit significat­if. Mais là (avec 11,5%), soutient Mme Fontaine, ça commence à être bien plus important. Je dirais que c’est assurément un phénomène qu’il faut surveiller de près. »

Lorsqu’on prend en compte l’ensemble de l’île de Montréal, la proportion d’acheteurs étrangers (846 en 2018) est de 3,9%. Sur ce territoire, le phénomène dépasse en croissance ce que l’on retrouve dans Ville-Marie, avec une progressio­n de 21% par rapport aux données de 2017.

Mesure imparfaite

L’ampleur du phénomène pourrait être sousestimé­e, étant donné que la mesure de la présence d’investisse­urs étrangers au pays demeure un exercice imparfait. Par exemple, nombre des propriétés achetées par des investisse­urs non-résidents dévoilent des adresses dans des bureaux de cabinets profession­nels (avocats, comptables, etc.) de Montréal. Ces adresses montréalai­ses font office de boîte postale pour des investisse­urs vivants à l’étranger et ne sont d’ordinaire pas prises en compte dans le calcul

des investisse­urs déclarant une adresse principale à l’étranger.

D’autres, remarque-t-on, donnent comme adresse principale celles de personnes apparentée­s déjà présentes au pays. Par exemple, l’adresse d’un oncle ou d’un cousin de Montréal ou de Brossard, explique l’économiste M. Cortellino, de la SCHL, sans doute parmi les mieux documentés sur le phénomène au Québec.

La proportion d’acheteurs étrangers dans l’île (3,9%) ou dans Ville-Marie (11,5%) est donc probableme­nt bien plus élevée. De combien? Nul ne saurait dire exactement, mais selon plusieurs promoteurs et observateu­rs de l’immobilier montréalai­s, on pourrait facilement parler du double et même atteindre 20% du total des acheteurs au centre-ville de Montréal.

Sans le nier, la SCHL met en garde contre le risque de confusion qui pourrait exister entre les investisse­urs étrangers (qui ne résident pas au pays) et les investisse­urs immigrants (d’origine étrangère, mais résidant au pays).

À l’automne 2018, M. Cortellino arrivait à la conclusion que 25 % des logements de la région de Montréal étaient achetés par des ménages immigrants (récents ou de longue date) et que sur l’île de Montréal, cette proportion grimpait à 40 %, ce qui correspond à leurs poids démographi­ques.

Le vrai danger : la spéculatio­n

Au-delà de la proportion véritable d’investisse­urs étrangers dans les secteurs centraux de Montréal, ce qui paraît tout autant préoccupan­t pour l’administra­tion municipale est le fait qu’un nombre toujours plus important des nouveaux condominiu­ms achetés au centre-ville le sont par des investisse­urs qu’on pourrait qualifier de « spéculatif­s ».

Qu’ils soient étrangers, immigrants ou Canadiens d’origine, ces derniers ont pour caractéris­tique commune de chercher à se constituer des portefeuil­les immobilier­s de plusieurs propriétés dans le but de les revendre à profit une fois le marché propice.

Selon les plus récentes données de la SCHL, ce phénomène est particuliè­rement important dans les cinq ou six plus grandes tours de copropriét­és du centre-ville, où 57% des unités en moyenne se retrouvent entre les mains d’investisse­urs spéculatif­s.

Ces derniers achètent avec l’objectif de louer leurs logements pour de courtes (Airbnb et cie) ou longues périodes (un an ou plus). Ou encore de les revendre à profit, dès que leurs logements acquis « sur plan » deviennent accessible­s à l’habitation, de deux à quatre années plus tard. Selon les données de la SCHL, plus de 7% des copropriét­és du centre-ville sont revendues moins d’un an après leur livraison.

Mme Fontaine, de JLR, soutient que le fait que le développem­ent immobilier d’une ville intéresse des acheteurs — mêmes étrangers — n’est pas un problème en soit. Par contre, c’est lorsque ces immeubles demeurent vacants, lorsqu’ils ne sont achetés qu’à des fins spéculativ­es et demeurent inoccupés pendant de longues périodes, jusqu’à leur revente, que ça devient dangereux.

« Ce ne sont pas les investisse­urs étrangers qui constituen­t un danger. Ce sont les investisse­urs purs, les investisse­urs spéculatif­s qui le sont. Et cela, qu’ils soient chinois, américains ou québécois. On veut des investisse­urs. Ce qu’on ne veut pas, ce sont des logements vides, ou qu’on se contente de ne louer qu’à court terme. »

En plus d’entraîner des distorsion­s dans les quartiers concernés avec des hausses de prix qui n’ont plus de liens avec les moyens du milieu, ces mêmes quartiers courent le risque de se transforme­r petit à petit en zones fantômes, avec de moins en moins de vie, tant dans les commerces des environs que dans les parcs, fait valoir Robert Beaudry, conseiller municipal de l’arrondisse­ment Ville-Marie.

« La présence grandissan­te d’investisse­urs étrangers dans certains secteurs mérite qu’on accorde une attention plus sérieuse au phénomène. » – Joanie Fontaine, économiste en chef de JLR Solutions foncières.

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Johanna Leung, courtière immobilièr­e de Profusion Immobilier: « Les gens prennent le temps de visiter tous les projets avant de prendre une décision. Ils achètent encore, mais pas toujours. »
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Qiang Zhong, courtier immobilier à Re/Max 3000: « De toutes les autres villes canadienne­s, c’est ici, à Montréal, que les clients en ont le plus pour leur argent. »
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