Les Affaires

La Bourse, une vulgaire loterie ?

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc Chroniqueu­r | @OSchmouker

Tout le monde s’est réjoui des « bons résultats » enregistré­s par la Caisse de dépôt et de placement du Québec en 2018. Parfait. Toutefois, deux détails ont attiré mon attention :

→ L’ensemble des portefeuil­les d’actions de la Caisse a perdu 0,9% de sa valeur. En guise de comparaiso­n, l’indice maison de référence a reculé de 2,5%.

→ Le portefeuil­le d’actions « Mandat

Canada » de la Caisse a perdu 7,2%, alors que l’indice de référence (S&P/ TSX composé, rendement total) a reculé de 8,9%.

Autrement dit, l’armée de gestionnai­res de fonds de la Caisse – tous d’éminents experts de la finance qui donnent quotidienn­ement leur 110% pour trouver les meilleurs investisse­ments qui soient – n’ont fait que perdre de l’argent en Bourse, et ce, à peu près au même rythme que le marché.

Comment expliquer une telle contre-performanc­e? Son PDG Michael Sabia a avancé un laconique

« 2018 a mis à l’épreuve notre stratégie d’investisse­ment », évoquant par là les sempiterne­ls « tumultes boursiers » et autres « incertitud­es politiques ». Un flou artistique qui m’a incité – vous me connaissez – à creuser un peu…

Imaginez: un nouvel employé fait son entrée dans une salle des marchés prestigieu­se sous les yeux éberlués des courtiers. Il

s’agit d’un chimpanzé en costard-cravate ! Le directeur des RH l’installe à son poste et l’invite à se mettre aussitôt au travail. Les humains, bien entendu, vont rire un bon coup, puis vite retourner à leurs écrans. Mais voilà, ils vont vite déchanter, car une étude pilotée en 2012 par Andrew Clare, professeur de gestion d’actifs à la Cass Business School de Londres, a montré – tenez-vous bien – que les singes étaient de meilleurs gestionnai­res que les humains!

Plus précisémen­t, M. Clare a réalisé une simulation informatiq­ue consistant à sélectionn­er et à pondérer un échantillo­n de 1 000 actions de manière aléatoire

– comme le feraient des singes –, puis à comparer les résultats ainsi obtenus à l’indice pondéré par capitalisa­tion correspond­ant, et ce, en répétant l’opération 10 millions de fois, mois après mois, de 1968 à 2011.

Qu’a-t-il ainsi découvert? Que dans 99% des cas, le choix « aléatoire » des singes était plus fructueux – parfois même « nettement plus fructueux » – que le choix « raisonné » des humains. Par acquit de conscience,

M. Clare a renouvelé l’expérience en 2017, en l’affinant au passage: le pourcentag­e a alors été de 88%. À noter que le singe moyen affichait alors, pour l’année 2016, un rendement de 13,4%, le singe chanceux, de 27,2%, et le singe malchanceu­x, de 3,8%.

La Bourse n’est-elle donc qu’une vulgaire loterie ? Le savoir, l’intelligen­ce et la technologi­e des experts de la finance ne leur permettent-ils pas d’apporter la moindre plus-value ? Ces questions nous viennent naturellem­ent à l’esprit, mais elles sont, en vérité, mal posées…

Remontons dans le temps. Nous sommes le 29 mars

1900, à la Sorbonne, à Paris. L’étudiant en mathématiq­ues Louis Bachelier soutient sa thèse de doctorat intitulée « Théorie de la spéculatio­n » devant un jury où figure le mathématic­ien Henri Poincaré. C’est la toute première fois qu’on applique les maths à la Bourse, ce qui fait sensation à l’époque.

Or, c’est là qu’ont été jetés les fondements de la théorie boursière moderne, ceux sur lesquels nous nous appuyons encore de nos jours. Ils consistent en trois piliers:

→ L’évolution des cours boursiers, même s’ils résultent d’une infinité de facteurs non reliés entre eux, est continue et se fait autour d’une valeur moyenne.

→ Les variations boursières suivent la loi de Gauss: elles sont presque toujours d’une petite amplitude, sans faire vraiment dévier la valeur de sa moyenne.

→ La distributi­on des variations est identique, que l’on regarde les fluctuatio­ns sur un mois, un an ou dix ans.

Bref, la Bourse est un monde rassurant. Les accidents majeurs y sont rarissimes, et les gains assurés si l’on regarde à long terme.

Le hic? C’est que ces trois hypothèses sont fausses. Le mathématic­ien Benoît Mandelbrot en a apporté la preuve dans son livre « Une approche fractale des marchés. Par exemple, il a noté que la Bourse de New York avait connu 1 001 jours de cotation avec des variations supérieure­s à 3,4 %, entre 1916 et 2003. Or, la théorie voulait qu’il n’y en ait eu que 58. Idem pour les variations supérieure­s à 7%: elles ne devraient se produire qu’une fois tous les 300000 ans, mais voilà, New York en a connu 48 au XXe siècle. Bye-bye le pilier de la loi de Gauss!

D’après M. Mandelbrot,

« les modèles sur lesquels s’appuient aujourd’hui les investisse­urs ne sont pas simplement faux, ils sont dangereuse­ment faux ». Car ils amènent à sous-estimer grandement les risques financiers de la Bourse, et par suite, à effectuer des placements inconséque­nts. Ce qui explique la prouesse boursière des singes.

L’évidence saute aux yeux: il nous faut adopter une toute nouvelle démarche envers les marchés. Mais laquelle?

Dans une autre étude, M. Clare s’est récemment intéressé aux « survivants », ces gestionnai­res qui parviennen­t à afficher une belle performanc­e durant au moins dix années. Il a noté qu’ils présentaie­nt trois caractéris­tiques : ils prennent de faibles commission­s; ils gèrent des portefeuil­les peu diversifié­s ; ils prisent les titres à petite capitalisa­tion. Ainsi, ils ne boursicote­nt pas, ils ne cherchent pas non plus à « battre le marché », mais plutôt à le suivre avec prudence, pour ne pas dire aveuglémen­t.

C’est qu’ils ont inconsciem­ment adopté l’une des trouvaille­s de Mandelbrot: le temps boursier n’est pas le temps physique; il est flexible, s’accélérant en période agitée et ralentissa­nt en période calme. Et ne s’y épanouisse­nt que ceux qui s’y adaptent, à l’image d’un singe serein au sommet d’un arbre de la jungle.

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