La Bourse, une vulgaire loterie ?
Tout le monde s’est réjoui des « bons résultats » enregistrés par la Caisse de dépôt et de placement du Québec en 2018. Parfait. Toutefois, deux détails ont attiré mon attention :
→ L’ensemble des portefeuilles d’actions de la Caisse a perdu 0,9% de sa valeur. En guise de comparaison, l’indice maison de référence a reculé de 2,5%.
→ Le portefeuille d’actions « Mandat
Canada » de la Caisse a perdu 7,2%, alors que l’indice de référence (S&P/ TSX composé, rendement total) a reculé de 8,9%.
Autrement dit, l’armée de gestionnaires de fonds de la Caisse – tous d’éminents experts de la finance qui donnent quotidiennement leur 110% pour trouver les meilleurs investissements qui soient – n’ont fait que perdre de l’argent en Bourse, et ce, à peu près au même rythme que le marché.
Comment expliquer une telle contre-performance? Son PDG Michael Sabia a avancé un laconique
« 2018 a mis à l’épreuve notre stratégie d’investissement », évoquant par là les sempiternels « tumultes boursiers » et autres « incertitudes politiques ». Un flou artistique qui m’a incité – vous me connaissez – à creuser un peu…
Imaginez: un nouvel employé fait son entrée dans une salle des marchés prestigieuse sous les yeux éberlués des courtiers. Il
s’agit d’un chimpanzé en costard-cravate ! Le directeur des RH l’installe à son poste et l’invite à se mettre aussitôt au travail. Les humains, bien entendu, vont rire un bon coup, puis vite retourner à leurs écrans. Mais voilà, ils vont vite déchanter, car une étude pilotée en 2012 par Andrew Clare, professeur de gestion d’actifs à la Cass Business School de Londres, a montré – tenez-vous bien – que les singes étaient de meilleurs gestionnaires que les humains!
Plus précisément, M. Clare a réalisé une simulation informatique consistant à sélectionner et à pondérer un échantillon de 1 000 actions de manière aléatoire
– comme le feraient des singes –, puis à comparer les résultats ainsi obtenus à l’indice pondéré par capitalisation correspondant, et ce, en répétant l’opération 10 millions de fois, mois après mois, de 1968 à 2011.
Qu’a-t-il ainsi découvert? Que dans 99% des cas, le choix « aléatoire » des singes était plus fructueux – parfois même « nettement plus fructueux » – que le choix « raisonné » des humains. Par acquit de conscience,
M. Clare a renouvelé l’expérience en 2017, en l’affinant au passage: le pourcentage a alors été de 88%. À noter que le singe moyen affichait alors, pour l’année 2016, un rendement de 13,4%, le singe chanceux, de 27,2%, et le singe malchanceux, de 3,8%.
La Bourse n’est-elle donc qu’une vulgaire loterie ? Le savoir, l’intelligence et la technologie des experts de la finance ne leur permettent-ils pas d’apporter la moindre plus-value ? Ces questions nous viennent naturellement à l’esprit, mais elles sont, en vérité, mal posées…
Remontons dans le temps. Nous sommes le 29 mars
1900, à la Sorbonne, à Paris. L’étudiant en mathématiques Louis Bachelier soutient sa thèse de doctorat intitulée « Théorie de la spéculation » devant un jury où figure le mathématicien Henri Poincaré. C’est la toute première fois qu’on applique les maths à la Bourse, ce qui fait sensation à l’époque.
Or, c’est là qu’ont été jetés les fondements de la théorie boursière moderne, ceux sur lesquels nous nous appuyons encore de nos jours. Ils consistent en trois piliers:
→ L’évolution des cours boursiers, même s’ils résultent d’une infinité de facteurs non reliés entre eux, est continue et se fait autour d’une valeur moyenne.
→ Les variations boursières suivent la loi de Gauss: elles sont presque toujours d’une petite amplitude, sans faire vraiment dévier la valeur de sa moyenne.
→ La distribution des variations est identique, que l’on regarde les fluctuations sur un mois, un an ou dix ans.
Bref, la Bourse est un monde rassurant. Les accidents majeurs y sont rarissimes, et les gains assurés si l’on regarde à long terme.
Le hic? C’est que ces trois hypothèses sont fausses. Le mathématicien Benoît Mandelbrot en a apporté la preuve dans son livre « Une approche fractale des marchés. Par exemple, il a noté que la Bourse de New York avait connu 1 001 jours de cotation avec des variations supérieures à 3,4 %, entre 1916 et 2003. Or, la théorie voulait qu’il n’y en ait eu que 58. Idem pour les variations supérieures à 7%: elles ne devraient se produire qu’une fois tous les 300000 ans, mais voilà, New York en a connu 48 au XXe siècle. Bye-bye le pilier de la loi de Gauss!
D’après M. Mandelbrot,
« les modèles sur lesquels s’appuient aujourd’hui les investisseurs ne sont pas simplement faux, ils sont dangereusement faux ». Car ils amènent à sous-estimer grandement les risques financiers de la Bourse, et par suite, à effectuer des placements inconséquents. Ce qui explique la prouesse boursière des singes.
L’évidence saute aux yeux: il nous faut adopter une toute nouvelle démarche envers les marchés. Mais laquelle?
Dans une autre étude, M. Clare s’est récemment intéressé aux « survivants », ces gestionnaires qui parviennent à afficher une belle performance durant au moins dix années. Il a noté qu’ils présentaient trois caractéristiques : ils prennent de faibles commissions; ils gèrent des portefeuilles peu diversifiés ; ils prisent les titres à petite capitalisation. Ainsi, ils ne boursicotent pas, ils ne cherchent pas non plus à « battre le marché », mais plutôt à le suivre avec prudence, pour ne pas dire aveuglément.
C’est qu’ils ont inconsciemment adopté l’une des trouvailles de Mandelbrot: le temps boursier n’est pas le temps physique; il est flexible, s’accélérant en période agitée et ralentissant en période calme. Et ne s’y épanouissent que ceux qui s’y adaptent, à l’image d’un singe serein au sommet d’un arbre de la jungle.