Les Affaires

LETTRES AUX PERSONNES QUI ENTREPRENN­ENT DES ÉTUDES EN GESTION

- Robert Dutton robert-r.dutton@hec.ca Chroniqueu­r invité

Chères étudiantes, chers étudiants, Au cours des prochains jours, vous serez quelques milliers à entreprend­re des études de baccalauré­at en administra­tion dans l’une ou l’autre des excellente­s écoles de gestion québécoise­s. J’aurai personnell­ement le plaisir d’enseigner à certains d’entre vous qui avez choisi HEC Montréal pour ce faire. Il m’est venu à l’esprit que, pour la première fois, j’enseignera­i à des jeunes majoritair­ement nés en 2000, à l’aube du XXIe siècle.

Je me souviens comme si c’était hier de mon entrée à HEC Montréal. Mes ambitions et celles de mes camarades de classe étaient variées, c’est le moins qu’on puisse dire. Certains d’entre nous se voyaient lancer un jour leur propre entreprise, d’autres s’imaginaien­t déjà gravir les échelons d’une entreprise établie – moyenne, grande ou gigantesqu­e–,ou encore reprendre l’entreprise familiale.

Mes attentes étaient encore confuses. Je voulais apprendre à « gérer ». J’attendais des savoirs, des savoir-faire, des techniques, et des recettes. On m’en a proposé, je les ai acquis.

Malgré cela, avec 45 ans de recul, j’aimerais aujourd’hui qu’on m’ait alerté dès lors quant à la vraie nature de l’entreprise et au rôle du gestionnai­re; qu’on m’ait tenu à peu près ce discours, que j’ai appris au fil des ans et des expérience­s:

« Robert, tu apprendras ici la comptabili­té et la finance, le marketing, les ressources humaines et la production; on t’enseignera des notions d’économie et de gestion internatio­nale, et même des notions d’éthique. Dans trois ans, tu recevras un diplôme attestant ces savoirs. Mais très vite, la vie te fera découvrir qu’un gestionnai­re travaille avec ce qu’il ressent, davantage même qu’avec ce qu’il sait. Car tu vois, l’entreprise ne se réduit pas seulement à son bilan et à ses flux financiers, à ses usines et à ses équipement­s ou à sa propriété intellectu­elle.

« Non, l’entreprise n’est rien d’autre qu’un lieu de rencontre entre des personnes. Des employés

qui mettent en commun leur savoir et leur énergie pour servir d’autres personnes: les clients, sans qui il n’y a pas d’entreprise valable. Le monde des affaires, c’est une affaire de monde et rien d’autre. Business is people. Tout le reste, les machines, les finances, les politiques, c’est important, mais elles cachent l’essentiel: l’entreprise doit rendre service, et la société doit mieux se porter du fait de son activité. La société, ça peut être un village, un pays ou le monde: l’essentiel, c’est qu’en fin de compte, l’entreprise soit un plus pour sa collectivi­té. Peu importe comment tu la mesureras, la vraie valeur ajoutée, c’est la différence entre la valeur sociale et le coût social de l’entreprise.

« Le profit? Important, certes, mais ce n’est pas le but véritable. Le but véritable de l’entreprise, c’est d’utiliser efficaceme­nt des ressources pour rendre un service utile. Le profit est la mesure qui synthétise le mieux à la fois cette efficacité et cette utilité – dans la mesure, toutefois, où il intègre le coût social engendré par les activités de l’entreprise. Le profit est également la motivation des investisse­urs qui accepteron­t de risquer une portion de leur patrimoine pour financer ton entreprise. Je dis “ton entreprise”, car même si tu es salarié, l’intégrité commandera que tu traites ton employeur avec le même soin et la même sincérité que s’il s’agissait de ta propre entreprise.

« Avec le temps, j’en suis persuadé, ta notion de ce qu’est le pouvoir se transforme­ra. Plus tu grimperas dans la hiérarchie, et plus ton “pouvoir” sera celui de gérer un équilibre délicat entre les diverses parties prenantes de ton entreprise. Car même si tu es formelleme­nt le dirigeant, on te rappellera constammen­t que tout un chacun a des attentes spécifique­s à ton égard, toutes plus légitimes les unes que les autres. Tu penses spontanéme­nt aux propriétai­res, aux actionnair­es et aux créanciers, soucieux de préserver et de faire fructifier leur patrimoine. Mais tu devras te soucier des clients, car l’entreprise existe pour eux. Tu devras te soucier des employés, puisque l’entreprise existe par eux. Tu devras tenir compte des collectivi­tés où ton entreprise sera présente. Je ne parle pas seulement de dons et commandite­s, mais d’un engagement réel et réfléchi dans le codévelopp­ement du milieu. Je pense aussi au respect de l’environnem­ent au bénéfice des génération­s qui te suivront. Aujourd’hui déjà, mais demain davantage, l’entreprise sera citoyenne ou ne sera pas.

« Tu découvrira­s que ton pouvoir réel, que ta tâche réelle consistent à écouter, communique­r, persuader, mobiliser. Écouter sincèremen­t, pour t’assurer que tu comprends bien les intérêts des diverses parties prenantes. Communique­r sincèremen­t, pour que ces parties prenantes comprennen­t à leur tour où tu veux les amener. Persuader, toujours sincèremen­t, pour que tout le monde réalise qu’au fond, leurs intérêts véritables ne s’opposent pas autant qu’ils le croient. Et mobiliser, enfin, pour que tout le monde apporte sa contributi­on et y trouve son compte véritable et équitable. Tu vois, Robert, quoi que tu accompliss­es, tu le devras aux autres. Souviens-t’en toujours; souviens-t’en surtout les soirs de grande réussite. »

Voilà ce que j’aurais aimé qu’on me dise quand j’avais 19 ans. Bon succès à toutes et tous!

Avec le temps, j’en suis persuadé, ta notion de ce qu’est le pouvoir se transforme­ra. Plus tu grimperas dans la hiérarchie, et plus ton “pouvoir” sera celui de gérer un équilibre délicat entre les diverses parties prenantes de ton entreprise.

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