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JEAN-PAUL GAGNÉ: TRANSFORME­R EN COOPS LES QUOTIDIENS RÉGIONAUX?

- Jean-Paul Gagné jean-paul.gagne@tc.tc Chroniqueu­r | C @@ gagnejp

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C’est un début. Trois initiative­s viennent d’être prises pour sauver le capitalism­e. Aux États-Unis, 181 chefs de grandes entreprise­s ont publié une déclaratio­n reconnaiss­ant qu’ils « s’engagent à diriger leur société pour le bien de toutes les parties prenantes: clients, employés, fournisseu­rs, collectivi­tés et actionnair­es ». En Europe, 34 grands groupes se sont engagés à « faire progresser les droits de la personne à tous les stades de leurs chaînes de valeur ». En Allemagne, de grands groupes industriel­s ont déclaré travailler à développer une norme comptable reflétant la contributi­on des entreprise­s à la société.

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Après que la Société des alcools s’est dite en faveur de la consigne sur les bouteilles de vin, elle a immédiatem­ent déclaré forfait : pas question de les récupérer dans son réseau.

Le grand patron de Québecor, Pierre Karl Péladeau, a raison: les médias sont une industrie. Mais ce n’est pas une industrie comme les autres. Celle-ci soutient la démocratie, une valeur de plus en plus bafouée et menacée.

On pense à Trump, Poutine, Bolsonaro, Erdogan, Duterte, Salvini, etc., mais n’oublions pas que des roitelets bien de chez nous méprisent eux aussi sans vergogne la démocratie dans leur patelin. Il faut veiller au grain et rien ne remplacera les journalist­es pour jouer ce rôle difficile de protecteur de cette grande valeur. Democracy dies in darkness (l’obscuranti­sme tue la démocratie), rappelle chaque jour la première page du Washington Post.

La commission parlementa­ire qui vient de se tenir sur les médias, à Québec, a porté sur deux grands dossiers:

1. la crise que traverse le Groupe Capitales Médias (GCM), dont les six quotidiens régionaux seront au bord de l’abîme à la mi-novembre, quand on aura épuisé les 5 millions de dollars que vient de leur prêter le gouverneme­nt du Québec, après les 10 M$ obtenus en 2017;

2. la crise durable que vit l’industrie des médias.

Six quotidiens en péril

La crise que subit le groupe GCM est extrêmemen­t grave. Ces journaux sont les plus importants médias de Sherbrooke, Trois-Rivières, Gatineau, Saguenay et Granby. Québec fait exception avec deux quotidiens, Le Soleil et le Journal de Québec.

En dix ans, GCM a réduit ses effectifs de 53%. Ses revenus publicitai­res ont chuté de 50% depuis 2015. Elle a entrepris son virage numérique. À l’instar du Devoir et des grands journaux américains et européens, les quotidiens de GCM ont retenu le modèle de revenus basé à la fois sur la publicité et sur la vente de leur contenu.

Or, les pertes continuent d’augmenter (9 M$ prévus en 2019), sans compter que le déficit actuariel des régimes de retraite a atteint 65 M$ et que leur taux de solvabilit­é serait d’environ 75%. Très peu de solutions s’offrent devant un tel gouffre. Sans égard à ce qui arrivera, on peut penser qu’aucune survie n’est envisageab­le sans réduire les rentes de retraite de 25%. Ouf!

Québecor et Metro Media ont manifesté un intérêt, mais on ne sait rien de leurs intentions quant à la réorganisa­tion qu’ils ont en tête. On peut penser que Québecor fusionnera­it le Journal de Québec et Le Soleil, ce qui l’assurerait d’un monopole. Incompatib­le avec le bien public.

Une autre solution serait l’acquisitio­n de l’actif de chaque journal par une coopérativ­e de travailleu­rs. Pour maximiser les économies d’échelle, ces entités géreraient en commun tous les services qui peuvent l’être (les ventes nationales, les finances, la comptabili­té, les ressources humaines, le marketing, la diffusion, les technologi­es, l’approvisio­nnement, etc.). Les coopérativ­es ne s’occuperaie­nt que des activités locales et régionales (production journalist­ique, vente d’annonces, distributi­on).

Pour être viable, chaque coopérativ­e devrait compter sur une forte mobilisati­on des forces du milieu, qui devraient, bien entendu, contribuer à son financemen­t et s’engager à respecter la liberté journalist­ique. Pour être prises au sérieux, les villes devraient les utiliser pour leur publicité, de préférence à Facebook et à Google. Sans un tel engagement des acteurs régionaux et locaux, cette formule n’offrirait pas d’avantages réels sur une reprise par une entreprise privée. Bien entendu, ces coopérativ­es bénéficier­aient aussi des programmes de soutien actuels et à venir des gouverneme­nts.

Crise durable des médias

À moins d’être aveugle, personne ne peut nier que les médias, plus particuliè­rement les médias écrits, vivent une crise historique. C’est généralisé dans tout l’Occident. Or, cette situation deviendra assurément intenable si les gouverneme­nts et les collectivi­tés locales ne les aident pas davantage. À l’exception de CBC-Radio-Canada, que le fédéral finance à raison de

1,2 milliard de dollars par année et qui ne fera jamais faillite, les autres médias canadiens sont des entreprise­s privées qui dépendent des marchés pour survivre. La crise créée par la capture des revenus publicitai­res par Google, Facebook et d’autres multinatio­nales de l’Internet en a déjà fait tomber plusieurs et cette tendance reste lourde.

La Presse, qui a abandonné le papier en janvier 2018 et qui a fait le mauvais choix de miser à 100% sur la publicité pour ses revenus, est menacée. Restructur­ée en OSBL, elle survit grâce aux 50 M$ reçus en mai 2018 de Power Corporatio­n, qui a aussi épongé les déficits de ses régimes de retraite.

Dans la mesure où la société comprend que les médias sont essentiels à sa santé démocratiq­ue, l’État ne peut pas se désengager de sa responsabi­lité de soutenir les organisati­ons qui la protègent. La commission parlementa­ire qui vient d’avoir lieu a permis d’entendre un grand nombre de suggestion­s de mesures d’aide à la production journalist­ique et aux entreprise­s de presse. On a parlé d’un fonds pour faciliter le passage au numérique, d’un crédit d’impôt sur les salaires des journalist­es, de l’éliminatio­n de l’obligation des journaux de financer la cueillette sélective, de l’instaurati­on d’une déduction fiscale pour les contributi­ons des citoyens à la production journalist­ique, d’un crédit d’impôt aux abonnement­s numériques, etc. Naturellem­ent, ces mesures devraient être universell­es et viser les production­s d’intérêt public, non le divertisse­ment.

Laissons aux gouverneme­nts le choix des moyens. Il est clair, toutefois, qu’ils doivent faire plus et mieux que présenteme­nt, car il y a urgence. Sans quoi, la tempête qui sévit va vite se transforme­r en un ouragan qui fera assurément beaucoup de dégâts.

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