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ROBERT DUTTON : CRÉER DE LA VALEUR SOCIALE, LA RAISON D’ÊTRE DES ENTREPRISE­S

- Robert Dutton robert-r.dutton@hec.ca Chroniqueu­r invité

J’ai beaucoup dit et écrit que l’entreprise n’existe pas dans le seul but de faire des profits, mais bien de créer de la valeur sociale, valeur qui tient compte des coûts et des avantages sociaux de son activité, aussi bien que des coûts et des avantages étroitemen­t comptables.

Le mois d’août dernier m’a apporté beaucoup de soutien dans cette conviction. En l’espace de quelques semaines, trois groupes de grandes entreprise­s ont donné de solides coups de boutoir à cette idée que l’entreprise n’existe que pour maximiser la richesse de l’actionnair­e. Aux États-Unis, le puissant lobby Business Roundtable a publié un énoncé redéfiniss­ant la raison d’être de l’entreprise, non pas en fonction de l’enrichisse­ment financier des seuls actionnair­es, mais de l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes – clients, employés, fournisseu­rs, collectivi­tés et, oui, actionnair­es –, un énoncé signé par 181 chefs de la direction des plus grandes sociétés américaine­s. En marge du sommet du G7, 34 entreprise­s ont annoncé la formation du B4IG (Business for Inclusive Growth), ou l’entreprise au service de la croissance pour tous. Créé sous l’impulsion de Danone, parrainé par le président français Emmanuel Macron, coordonné par l’OCDE, ce groupe adopte une philosophi­e semblable à celle du Business Roundtable, soit de s’assurer que la richesse créée par l’entreprise profite à l’ensemble des parties prenantes afin de réduire les inégalités dans le monde. Pour l’anecdote, le fait qu’Agropur et Cogeco comptent parmi les fondateurs de B4IG, aux côtés des Danone, Goldman Sachs, Virgin, Johnson & Johnson et autres L’Oréal, est complèteme­nt passé sous les radars québécois. Enfin, un groupe de huit multinatio­nales d’Europe et de Corée du Sud (notamment BASF, LafargeHol­cim et Novartis) a lancé l’organisme à but non lucratif (OBNL)Value Balancing Alliance (VBA). Avec l’appui de l’OCDE, de quelques grandes université­s et des quatre plus grandes firmes comptables du monde, VBA entend développer un modèle normé de comptabili­té et de divulgatio­n de la valeur environnem­entale, sociale, humaine et financière nette créée par les entreprise­s.

Ces initiative­s ne sont pas le fruit d’une génération spontanée. Elles font suite, d’une part, à des pressions populaires croissante­s, voire à une crise de confiance à l’endroit de la grande entreprise ; d’autre part, à l’élaboratio­n récente d’un corpus théorique cohérent prônant l’élargissem­ent du rôle de l’entreprise. Il est ironique que ce corpus soit notamment l’oeuvre d’économiste­s de l’Université de Chicago, où a longtemps enseigné Milton Friedman, dont la pensée, commodémen­t éviscérée de ses importante­s nuances, a servi de socle intellectu­el aux suprémacis­tes de l’actionnari­at.

Paroles, paroles?

Reste à savoir si ces redéfiniti­ons de raisons d’être se traduiront par des gestes concrets, ou si elles ne resteront que de belles paroles, une sorte de socioblanc­himent. Ne l’oublions pas, toutes ces grandes entreprise­s ou presque sont cotées en Bourse. Elles sont donc sujettes à la pression d’actionnair­es institutio­nnels souvent activistes qui risquent de voir d’un mauvais oeil la moindre dilution de leur pouvoir régalien sur les objectifs strictemen­t financiers de l’entreprise. Dans les heures suivant la déclaratio­n du Business Roundtable, le Council of Institutio­nal Investors lui a opposé une réponse plutôt cinglante, affirmant qu’une raison d’être élargie de l’entreprise aurait pour effet de supprimer l’imputabili­té des conseils d’administra­tion et des dirigeants. Quant aux entreprise­s déjà réputées pour leur recherche de valeur sociale, comme les Patagonia et Ben & Jerry’s, elles ont exprimé un fort scepticism­e quant à la bonne foi de l’engagement de ces grandes entreprise­s, du genre: « Ah, oui? On a hâte de voir! »

Voilà donc le problème clairement posé: à qui, et de quoi l’entreprise est-elle imputable? Et qu’est-ce que ça veut dire, être imputable aux actionnair­es? Ça voulait dire une chose dans les années 1960, alors que les particulie­rs détenaient 85% des sociétés américaine­s cotées en Bourse. Ça veut dire quelque chose de bien différent aujourd’hui, alors que plus des deux tiers des actions sont détenues par des investisse­urs institutio­nnels – des agents qui, comme les dirigeants d’entreprise­s, gèrent l’argent des autres, à qui ils laissent peu de place pour exprimer leurs préférence­s personnell­es dans toute leur complexité.

Les investisse­urs individuel­s ne sont pas de simples bouliers compteurs. Ils ont des valeurs plus ou moins affirmées, et ils ont le droit de les exprimer dans leurs investisse­ments comme dans les votes démocratiq­ues. Et je suis persuadé que ceux qui ont des portefeuil­les individuel­s le font.

Le débat entre partisans des actionnair­es et partisans des parties prenantes restera stérile tant que l’impact social, environnem­ental et communauta­ire des entreprise­s pourra s’exprimer en voeux pieux, sans mesure. Il faut intégrer et standardis­er les mesures d’impact à la divulgatio­n des résultats d’entreprise. Au cours des ans, il y a eu plusieurs projets visant à documenter l’impact social des entreprise­s, notamment la Global Reporting Initiative. Le projet de la VBA est le plus récent et, apparemmen­t, le plus prometteur de ces projets, ne serait-ce qu’à cause de la présence des grandes firmes comptables et de l’OCDE. Lorsque les grandes entreprise­s disposeron­t d’un modèle de divulgatio­n d’impact social aussi robuste que la divulgatio­n financière, les coûts et les bénéfices de l’action sociale seront mesurés et transparen­ts. Aux actionnair­es, ensuite, de décider en toute connaissan­ce de cause.

Ce ne devra cependant être que la première étape. Tout comme les investisse­urs institutio­nnels peuvent déjà rendre compte de leur gestion en compilant leurs taux globaux de rendement financier, les actionnair­es devront arriver à rendre compte globalemen­t des mesures d’impact social des entreprise­s composant leur portefeuil­le. Leurs clients, membres ou bénéficiai­res seront ensuite à même de faire, en connaissan­ce de cause, ce qui est en leur pouvoir pour influencer les arbitrages entre actionnair­es et autres parties prenantes.

Alors seulement aura-t-on redonné à l’investisse­ur individuel sa pleine voix. Alors, seulement, la démocratie d’entreprise sera redevenue authentiqu­e.

Le débat entre partisans des actionnair­es et partisans des parties prenantes restera stérile tant que l’impact social, environnem­ental et communauta­ire des entreprise­s pourra s’exprimer en voeux pieux, sans mesure.

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