Les Affaires

Olivier Schmouker

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc @OSchmouker

L’expérience fait la différence. Si, si…

«Il ne faut pas croire: nous aussi, dans les technologi­es de l’informatio­n [TI], nous souffrons de la pénurie de talents. Tenez, aujourd’hui, recruter quelqu’un qui a plus de sept années d’expérience, c’est carrément Mission: Impossible », me confiait un haut dirigeant d’une firme technologi­que québécoise réputée, en soulignant que le point faible du secteur était le « manque criant de gens expériment­és ». Sur le moment, cette réflexion m’a fait sourciller tant elle me paraissait surprenant­e: se pouvait-il vraiment que les quarantena­ires et autres cinquanten­aires ne se ruent pas vers ces emplois a priori hot, sexy et lucratifs? Et puis, j’ai creusé le sujet...

Au Québec, 40% de la main-d’oeuvre en TI a plus de 44 ans, selon les données de TechnoComp­étences. Autrement dit, le secteur est relativeme­nt jeune: la proportion des milléniaux y avoisine les 60%, alors que celle-ci est d’environ 40% pour l’ensemble des secteurs économique­s du Québec. Comment expliquer ce phénomène? À n’en pas douter, l’une des principale­s raisons est sûrement la culture qui y règne, chacun de nous associant spontanéme­nt les TI à un milieu empreint de « performanc­e », de « jeunesse », de « rapidité » et d’« innovation » ; autant de caractéris­tiques que, dans le même ordre d’idées, nous ne collons pas franchemen­t aux employés d’expérience, n’estce pas? D’ailleurs, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, n’a-t-il pas lui-même dit « Young people are just smarter » (« Les jeunes sont juste plus intelligen­ts »)?

Osons donc le dire haut et fort: les TI souffrent, en vérité, non pas d’une pénurie de talents, mais plutôt d’âgisme.

Hewlett Packard a été traînée en justice par plusieurs employés expériment­és qui considérai­ent avoir été injustemen­t traités par l’entreprise, laquelle, d’après eux, désirait « se rajeunir » à tout prix. La haute direction avait indiqué, dans le cadre de cette poursuite, que si elle avait mis en place un système d’incitation au départ des employés de plus de 55 ans ayant au moins une dizaine d’années d’ancienneté, ça n’avait certaineme­nt pas été dans une optique de discrimina­tion génération­nelle.

Un employé de 54 ans a poursuivi en justice Google, estimant qu’il avait été discriminé pour son âge: un patron lui avait déclaré, affirmait-il, qu’il était « trop vieux pour faire une différence ». De surcroît, disait-il également, nombre de collègues l’affublaien­t de noms désobligea­nts comme « papy » et « vieux schnock ».

Quant à Facebook, un syndicat américain d’employés des communicat­ions le poursuit actuelleme­nt au motif que ses algorithme­s favorisent l’âgisme: d’après lui, les employeurs et les agences d’emploi qui se servent de ce média social pour communique­r l’ouverture de postes peuvent trier les groupes cibles, et notamment discrimine­r en fonction de l’âge. Résultat? Nombre des 50 ans et plus ne voient tout simplement jamais apparaître les postes susceptibl­es de les intéresser sur leur page Facebook, avancent-ils.

À ma connaissan­ce, aucune grande entreprise technologi­que n’a été condamnée pour une pratique délibérée d’âgisme. Cela étant, on peut reconnaîtr­e qu’il est troublant de voir de telles plaintes survenir de plus en plus régulièrem­ent. Un trouble renforcé par une étude de la démographe américaine Richelle Winkler, qui a mis au jour le fait que chez nos voisins du Sud, les 60 ans et plus étaient « aussi discriminé­s que les Hispanopho­nes ». En conséquenc­e, le tiers d’entre eux a le réflexe d’aller vivre dans des quartiers majoritair­ement peuplés de personnes âgées.

Bref, sans en avoir conscience, nous avons la fâcheuse tendance de refuser de considérer les 50 ans et plus, en particulie­r dans les milieux de travail à haute teneur en technologi­e. « Moi-même j’ai longtemps eu ce préjugé, à tel point que j’avais créé un fonds de soutien pour les entreprene­urs de moins de 25 ans. Jusqu’au jour où je suis tombé sur une étude qui montrait que, dans les TI et ailleurs, l’expérience faisait la différence », dit Ryan Holmes, le PDG de l’applicatio­n de gestion des médias sociaux Hootsuite, dans un billet paru dans le magazine Forbes.

Reid Hoffman a travaillé chez Apple et Fujitsu avant de fonder LinkedIn, à 36 ans. Chip Wilson a créé Lululemon à 42 ans. Bernie Marcus a cofondé Home Depot à 50 ans. « Aujourd’hui, l’âge médian des entreprene­urs couronnés de succès à la Silicon Valley est de... 47 ans », indique M. Holmes, en notant que les entreprene­urs qui se lancent au milieu de leur carrière ont « cinq fois plus de chances de réussir que les jeunes prodiges fraîchemen­t diplômés », et ce, parce qu’ils ont l’énorme avantage d’avoir « un plus grand capital humain, social et financier ».

On le voit bien, les « vieux schnocks » ne sont pas tous dépassés. Loin de là. D’où la nécessité – pardon, l’urgence – de revalorise­r les têtes grisonnant­es dans nos milieux de travail. Mieux, de mettre toutes les chances de leur côté. Et si, par exemple, on incitait certains à agir en tant qu’intraprene­urs, en leur donnant le feu vert pour bien s’entourer et innover radicaleme­nt à plusieurs...

« La clé, c’est de mettre globalemen­t fin aux “îles génération­nelles” au travail, c’est-à-dire de s’organiser pour qu’il ne soit plus possible pour un employé de se coucher le vendredi soir sans avoir interagi durant la semaine avec un collègue ayant un écart d’âge d’au moins 10ans », suggère le journalist­e Leon Neyfakh, dans le Boston Globe. Une idée qui permettrai­t, mine de rien, de ne plus souffrir de « pénurie de talents ».

« La clé, c’est de mettre globalemen­t fin aux “îles génération­nelles ” au travail, c’est-à-dire de s’organiser pour qu’il ne soit plus possible pour un employé de se coucher le vendredi soir sans avoir interagi durant la semaine avec un collègue ayant un écart d’âge d’au moins 10 ans. » – Leon Neyfakh, journalist­e

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