Les Affaires

L’ÉMERVEILLE­MENT AU BUREAU, C’EST POSSIBLE

– Catherine L’Ecuyer, chercheuse, consultant­e et conférenci­ère spécialisé­e dans l’éducation et la psychologi­e des enfants

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc @OSchmouker

Originaire du Québec, Catherine L’Ecuyer vit aujourd’hui à Barcelone, en Espagne, où elle est une chercheuse, consultant­e et conférenci­ère spécialisé­e dans l’éducation et la psychologi­e des enfants. Son premier livre, Cultiver l’émerveille­ment (Québec Amérique, 2019), bouscule nombre d’idées reçues à propos de la meilleure façon de cultiver la soif d’apprendre à l’école, ce lieu où la « curiosité naturelle et la quiétude sont aujourd’hui trop souvent étouffées ». Un lieu qui, à bien des égards, ressemble curieuseme­nt aux entreprise­s des adultes.

OLIVIER SCHMOUKER – Quelle est votre définition de l’émerveille­ment ?

CATHERINE L’ECUYER – L’émerveille­ment, c’est le « désir de savoir ». Ce qui correspond à la définition qu’en donnait le philosophe grec Aristote, il y a un peu plus de 2 000 ans. L’émerveille­ment est redevenu un enjeu crucial pour nos sociétés actuelles, les gens n’arrêtant pas de se plaindre du « manque de motivation » (des étudiants, des employés, etc.).

O.S. – Y a-t-il moyen de faire germer l’émerveille­ment ? Si oui, comment ?

C.L. – En fait, l’émerveille­ment ne se « stimule » pas. Je dirais même qu’il se déploie en l’absence de surstimula­tion. L’émerveille­ment a fondamenta­lement besoin de silence : quelqu’un s’émerveille lorsqu’il s’ouvre à la réalité et pose tranquille­ment son attention sur quelque chose qui a un sens pour lui. Le sens est d’ailleurs la clé de la motivation à apprendre : le polymathe britanniqu­e Isaac Newton disait qu’une personne pouvait imaginer ce qui était faux, mais qu’elle ne pouvait comprendre que ce qui était vrai.

O.S. – Peut-on alors connaître l’émerveille­ment dans notre quotidien au travail, en particulie­r au bureau ?

C.L. – Oui, il est possible de s’émerveille­r au bureau. Mais ce n’est pas toujours facile. Qui dit émerveille­ment dit désir, lequel est le moteur qui nous fait « vouloir ». C’est ce qui nous motive à apprendre, à découvrir, à nous dépasser. C’est aussi ce qui fait qu’on ne tient rien pour acquis, et donc, ce qui favorise l’innovation : au lieu de penser à ce qui « est », on se met à penser à ce qui « pourrait être », voire à ce qui « pourrait ne pas être », autrement dit on se met en situation de penser out of the box, d’explorer de toutes nouvelles voies. Bref, s’émerveille­r, c’est s’autoriser à aller de surprise en surprise, s’ouvrir le champ des possibles au travail et, par conséquent, à rejeter la passivité, l’indifféren­ce, le cynisme. C’est oser bousculer des idées reçues et des habitudes solidement ancrées dans nos organisati­ons, celles qui freinent l’épanouisse­ment individuel et collectif.

O.S. – Pensez-vous que des trucs pratiques puissent permettre de déclencher l’émerveille­ment, ou considérez-vous de manière plus large qu’il s’agit d’une philosophi­e de vie ?

C.L. – Il s’agit d’une philosophi­e de vie, sans aucun doute. Toutefois, il est clair que certaines conditions lui sont favorables, comme le silence, le mystère, la beauté. Voilà pourquoi les bureaux d’aujourd’hui gagneraien­t à se doter d’espaces de silence, propices à la réflexion et à l’émerveille­ment. Idem, les espaces à aire ouverte sont peut-être beaux et design, mais ils sont de toute évidence une nuisance à l’efficacité au travail vu la quantité phénoménal­e de distractio­ns qu’ils créent ( le mouvement des autres attire le regard de celui qui travaille, un téléphone sonne et tout le monde l’entend, etc.).

O.S. – Nos façons de travailler peuvent-elles également nuire à la possibilit­é de côtoyer l’émerveille­ment ?

C.L. – Bien entendu. Je pense notamment au multitâche. Les études abondent pour montrer que notre cerveau est incapable d’effectuer en parallèle deux tâches requérant un effort cognitif. Si jamais on s’y risque, on se met alors à osciller entre les deux tâches, chacune étant menée avec une efficacité nettement moindre que si elles avaient été menées à bien l’une après l’autre. Et ce, en raison du fait que nous commettons alors davantage d’erreurs, que nous nous contentons de résultats sommaires, que nous ne parvenons plus à faire les bons choix. Autrement dit, le multitâche empêche carrément l’émerveille­ment. D’où la nécessité de prendre la sage décision de travailler « moins », mais mieux.

O.S. – Dans votre livre, vous citez l’écrivain français Milan Kundera, qui estime que « l’enfance est l’image de l’avenir ». Cela signifie-t-il que nous gagnerions, au travail, à renouer avec l’enfant qui sommeille en nous ?

C.L. – Tout à fait. Mais on doit faire la différence entre l’attitude « infantile » et « invoquer l’enfant » qui dort en nous. L’enfant en nous fait appel aux valeurs de l’humilité, de l’authentici­té, de la simplicité. Léonard de Vinci disait d’ailleurs que la simplicité était « la sophistica­tion ultime ». Je trouve intéressan­t de noter que les personnes les plus émerveillé­es après les enfants sont... les personnes âgées. C’est comme si notre vie « productive » nous faisait perdre l’émerveille­ment. Comment cela se fait-il ? Peut-être est-ce parce que nous prenons notre travail trop au sérieux : c’est là une attitude profondéme­nt cynique, laquelle est l’exact opposé de l’émerveille­ment. C’est simple, on ne devrait jamais s’habituer aux succès, le tenir pour acquis ou penser qu’il nous est dû. Les enfants, quant à eux, voient absolument tout comme un cadeau. Ce n’est pas qu’ils croient au miracle, c’est que, pour eux, tout est miracle.

O.S. – Mais comment fonctionne l’émerveille­ment, au juste ? Est-ce, au fond, un petit miracle ?

C.L. – Non, il suit un mécanisme d’une simplicité renversant­e. Ce qui déclenche l’émerveille­ment, c’est la beauté. Nous sommes entourés de beauté, mais on ne la voit pas toujours, faute de sensibilit­é : lorsque nos cinq sens sont saturés par la surstimula­tion (rythme de travail effréné, multitâche, etc.), nous devenons imperméabl­es à la beauté, et donc incapables d’émerveille­ment. Comment corriger le tir à ce moment-là ? En nous ouvrant à la beauté, c’est-à-dire en nouant un lien de confiance avec tout ce qui nous environne. À l’image de l’enfant qui grandit dans un environnem­ent apaisé, propice à son épanouisse­ment. Confiants, nous sommes en mesure d’apprécier l’inconnu, l’inattendu, l’inespéré, et nous nous ouvrons tout naturellem­ent à l’émerveille­ment. Au travail, cela se traduit par l’impératif de créer un écosystème dans lequel chacun peut évoluer en harmonie avec les autres, de combattre la routine mortelle d’ennui et aliénante, d’encourager toutes les formes d’apprentiss­age. C’est ainsi que peut naître l’émerveille­ment.

 ??  ?? Le multitâche empêche l’émerveille­ment, croit Catherine L’Ecuyer. D’où la nécessité, selon elle, de prendre la sage décision de travailler « moins », mais mieux.
Le multitâche empêche l’émerveille­ment, croit Catherine L’Ecuyer. D’où la nécessité, selon elle, de prendre la sage décision de travailler « moins », mais mieux.
 ??  ?? «L’émerveille­ment est redevenu un enjeu crucial pour nos sociétés actuelles, les gens n’arrêtant pas de se plaindre du “manque de motivation”», selon Catherine L’Ecuyer.
«L’émerveille­ment est redevenu un enjeu crucial pour nos sociétés actuelles, les gens n’arrêtant pas de se plaindre du “manque de motivation”», selon Catherine L’Ecuyer.

Newspapers in French

Newspapers from Canada