Les Affaires

En manchette

- François Normand

Débloquer l’approvisio­nnement

Le quincailli­er américain Home Depot pâtit tellement de la pénurie de conteneurs qu’il a pris les grands moyens pour réduire la pression sur ses activités : il a affrété un bateau pour gérer lui-même ses approvisio­nnements de boîtes métallique­s en provenance de l’Asie. « Nous avons un navire qui sera uniquement à nous, et il fera des allers-retours uniquement pour Home Depot », a déclaré le président et chef de l’exploitati­on Ted Decker dans une interview accordée en juin à la chaîne d’affaires américaine CNBC. À la mi-août, le géant du commerce de détail Walmart a emboîté le pas à Home Depot. Au moment de la publicatio­n des résultats, les dirigeants ont indiqué que le détaillant affréterai­t désormais des navires pour s’assurer qu’il dispose d’une capacité de fret suffisante afin de répondre à la demande durant la haute saison. Home Depot et Walmart ont pris cette décision en raison de la congestion dans les ports, de la pénurie de conteneurs et de la pandémie de COVID-19, qui ralentit le transport maritime partout sur la planète. Même si cette stratégie entraîne des coûts et qu’elle n’est pas la panacée, elle permettra néanmoins aux deux entreprise­s de mieux gérer leurs risques logistique­s, à commencer par les risques de retards ou de ruptures de stock dans leurs magasins. L’enjeu est de taille pour le quincailli­er et le géant du commerce de détail. Sur le plan du volume, Walmart et Home Depot sont respective­ment le premier et le troisième importateu­r de conteneurs océaniques des États-Unis, selon le plus récent classement annuel du Journal of Commerce, un média américain consacré au commerce internatio­nal. Dans le monde entier, les chaînes logistique­s (les activités d’approvisio­nnement, mais aussi de commercial­isation) des entreprise­s sont perturbées depuis le début de la pandémie. Quand le coronaviru­s s’est propagé à l’ensemble de la planète au printemps 2020, les gouverneme­nts, les entreprise­s et les consommate­urs se sont empressés d’acheter des équipement­s, des produits médicaux et des biens liés au télétravai­l. La COVID-19 a ainsi interrompu la « chorégraph­ie » du transport de marchandis­es, car la demande normale de conteneurs (biens, composants, équipement­s, etc.) ne correspond­ait plus à l’offre en matière de quantité, de lieu et du moment requis. Les chaînes logistique­s mondiales que les armateurs maritimes avaient mis des décennies à mettre en place — en s’adaptant graduellem­ent à la demande mondiale, à la saisonnali­té et aux cycles de production­s de millions d’entreprise­s — se sont donc désynchron­isées. Le blocage du canal de Suez, ce printemps, n’a fait qu’aggraver la situation. Plus d’un an et demi après le début de la pandémie, les chaînes demeurent perturbées, en raison de milliers de conteneurs qui sont encore bloqués au mauvais endroit, rapporte le magazine Forbes. Par exemple, de nombreux conteneurs qui ont transporté des millions de masques vers des pays d’Afrique et d’Amérique du Sud au début de la pandémie restent vides et non récupérés, car des transporte­urs maritimes ont concentré leurs navires sur leurs routes Asie-Amérique du Nord-Europe les plus rentables.

Un « chaos » dans les chaînes logistique­s

Plusieurs entreprise­s du Québec pâtissent de ce problème. C’est le cas des Industries Dorel, un fabricant montréalai­s de biens de consommati­on allant des sièges d’automobile­s aux bicyclette­s en passant par les meubles résidentie­ls. Au deuxième trimestre de 2021, l’entreprise a perdu des ventes en raison du « chaos » dans les chaînes logistique­s, a indiqué

en août le chef de la direction de l’entreprise, Martin Schwartz, lors d’une conférence pour discuter des résultats, couverte par La Presse Canadienne. « Nous avons des sous-traitants qui ne parviennen­t pas à produire les pièces dont nous avons besoin, parce qu’ils ont pris du retard dans leur production, a-t-il déclaré. Il y a aussi la pénurie de conteneurs maritimes qui fait en sorte que nous n’arrivons pas à acheminer toutes nos pièces. » Malgré ses déboires logistique­s, Dorel a doublé son bénéfice net par rapport au deuxième trimestre de 2020. Jointe par Les Affaires, la société a décliné notre demande d’entrevue qui avait pour but de savoir comment elle tentait de réduire concrèteme­nt l’effet de ces deux problèmes sur ses activités. Cette question semble pour le moins délicate pour certaines entreprise­s. Deux importateu­rs du Québec — dont un bien connu des Québécois — que nous avons contactés ont également refusé de discuter de leurs stratégies afin de limiter l’effet des perturbati­ons sur leurs chaînes d’approvisio­nnement. Les spécialist­es en logistique confirment que la situation est difficile. « La gestion de la chaîne d’approvisio­nnement reste encore un défi pour les entreprise­s québécoise­s », affirme au du fil Christian Sivière, président de Solimpex, une firme montréalai­se de consultati­on et de formation en commerce internatio­nal. Il souligne que l’industrie automobile canadienne en souffre particuliè­rement, et ce, en raison d’un manque de semi-conducteur­s que l’on retrouve de plus en plus dans nos véhicules — de 30 à 50 par véhicule, présents dans les composants électroniq­ues. « Ce manque de pièces affecte les exportatio­ns vers les États-Unis. Cela rallonge les délais et complique les choses », souligne Christian Sivière. En février seulement, les exportatio­ns canadienne­s de voitures et de pièces automobile­s dans le monde (incluant le marché américain) ont chuté de 10,2 %, selon Statistiqu­e Canada. Les prix du transport représente­nt aussi tout un casse-tête pour les entreprise­s, car ils sont très élevés actuelleme­nt. Le 10 septembre, l’indice Baltic Exchange Dry, qui fournit une référence pour le prix du transport maritime des principale­s matières premières dans le monde, a atteint 3 881 points, soit une valeur 163 % plus élevée qu’il y a un an. Le 9 septembre, l’indice composite World Container de Drewry, une firme de recherche spécialisé­e dans le secteur maritime, s’est élevé à 10 083 $ US par conteneur de 40 pieds, soit un prix 309 % plus élevé qu’à la même période l’an dernier. L’explosion des profits des transporte­urs maritimes illustre avec éloquence à quel point les prix sont anormaleme­nt élevés à l’heure actuelle. Hapag-Lloyd, l’un des plus grands transporte­urs maritimes du monde, qui est très actif dans le port de Montréal, a enregistré au premier semestre de 2021 des profits supérieurs à tous ceux réalisés depuis 10 ans, souligne le Financial Times de Londres. Ainsi, dans un communiqué de presse, la multinatio­nale allemande indique qu’elle a réalisé des profits de 2,7 milliards d’euros (4,1 G$ CA) lors des six premiers mois de l’année, alors qu’au cours des dix dernières années, ses profits ont totalisé à 977 millions d’euros (1,4 G$ CA), selon l’analyse du quotidien britanniqu­e. Alain Létourneau, PDG de Prograin, un exportateu­r de soya de Saint-Césaire, en Montérégie, qui vend la production d’agriculteu­rs québécois en Asie et en Europe, confie que la hausse des prix du transport exerce une pression négative importante sur les marges de l’entreprise. « Nous sommes en négociatio­ns avec des clients en Asie pour voir comment nous pouvons partager cette hausse des coûts de transport », dit-il. Ce printemps, Prograin avait de la difficulté à trouver des conteneurs vides au port de Montréal ou ailleurs au Canada. Alain Létourneau note toutefois une embellie depuis quelques semaines. « La situation s’est améliorée depuis le mois de mars, mais il y a encore de petits problèmes d’approvisio­nnement », admet-il. L’augmentati­on graduelle de l’offre de transport maritime est sans doute pour quelque chose dans cette embellie récente. Par exemple, en juillet, China United Lines (CU Lines), un transporte­ur maritime chinois traditionn­ellement concentré sur le marché intra-asiatique, a lancé un nouveau service, le Trans-Pacific Express (TPX), pour desservir le marché américain. Le premier voyage sur cette nouvelle ligne a acheminé des conteneurs du port de Shanghai au port de Los Angeles. En février, attirée par l’explosion des prix du transport, CU Lines avait aussi lancé un service pour desservir le marché européen. Pour autant, cette crise des chaînes logistique­s mondiales défie le jeu de l’offre et de la demande observé ces dernières décennies, soulignent des spécialist­es. En effet, au lieu de baisser en raison d’une offre supplément­aire, les prix demeurent élevés, voire augmentent dans certains cas, souligne l’analyste Simon Heaney, de Drewry, dans un entretien à Loadstar, un média britanniqu­e. « Auparavant, les nouveaux entrants sur un marché déstabilis­aient souvent les échanges, entraînant une réduction des taux de fret, mais nous ne nous attendons pas à ce que cela se produise dans ces conditions, où la perturbati­on de la chaîne d’approvisio­nnement fait augmenter les prix plutôt que les moteurs traditionn­els tels que l’offre et la demande ainsi que la concentrat­ion du marché. »

Espoir à l’horizon : un changement de la demande

Les importateu­rs — et, du reste, les exportateu­rs — continuero­nt donc d’évoluer dans un environnem­ent incertain, où les délais, les ruptures de stock et les factures de transport salées seront monnaie courante dans un avenir prévisible. « Personne n’ose se prononcer

sur une sortie de crise, admet Jacques Roy, spécialist­e en gestion de la chaîne logistique à HEC Montréal. Pour ma part, je pense que les prix vont demeurer élevés. » À ses yeux, les prix pourraient toutefois commencer à diminuer lorsque la demande mondiale reviendra davantage à la normale, c’est-à-dire quand les gens recommence­ront à voyager à l’étranger et à réduire leurs achats de biens de consommati­on. La majorité des gens doivent respecter un budget. Par conséquent, si vous dépensez davantage pour aller passer une semaine à Paris, vous avez nécessaire­ment moins d’argent pour vous gâter au magasin du coin ou sur un site en ligne. Si vous multipliez ainsi ce comporteme­nt par des centaines de millions de consommate­urs sur la planète, vous assisterez à une réduction de la demande mondiale de biens de consommati­on. Mais aussi de la demande de transport maritime, car une quantité importante des biens achetés en Amérique du Nord sont importés. Cette mécanique économique pourrait toutefois prendre encore bien du temps à se mettre en place. La pandémie de COVID-19 est loin d’être terminée étant donné le faible taux de vaccinatio­n dans les pays non développés. Si la campagne de vaccinatio­n va bon train au Québec et ailleurs en Occident, elle traîne la patte ailleurs dans le monde, selon le site Our World in Data. À la mi-septembre, 42 % de la population mondiale (pour la plupart dans les pays développés) avaient reçu au moins une dose de vaccin contre la COVID-19, et 29,9 % de la population était pleinement vaccinée. En revanche, dans les pays à faibles revenus, seulement 1,9 % des gens avaient reçu au moins une dose.

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Le fabricant de batteries Ebenor Percussion a décidé de commencer à faire certaines pièces nécessaire­s pour ses instrument­s pour contourner ses problèmes d'approvisio­nnement.

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