Les Affaires

ANTICIPER LES R SQUES POUR MIEUX SE LANCER

- François Normand

« En étant à l’écoute de leurs employés, les dirigeants seront en mesure d’établir des stratégies pour bien gérer le retour au travail. » – Maria Philippous­si, psychologu­e à Phénix Conseil

Inquiètes des conséquenc­es potentiell­es liées au variant Delta, de grandes entreprise­s ont récemment annoncé le report du retour au bureau de leurs employés. Pourtant, les experts s’entendent pour dire que le coronaviru­s est là pour de bon. Les entreprise­s ont donc tout intérêt à se préparer à fonctionne­r dans cette nouvelle normalité. Cela signifie prendre certains risques, dans un monde où le risque zéro n’existe plus. En revanche, on peut les gérer et réapprendr­e à fonctionne­r. Voici comment.

« Si je pense uniquement au risque quand je me déplace, je ne prendrai pas mon automobile. Je la prends quand même parce que je pense à mon objectif, à ce qui est important, en sachant que je ne peux pas mitiger tous les risques », explique Maria Philippous­sis, psychologu­e à Phénix Conseil, une firme montréalai­se qui offre aux entreprise­s des services de psychologi­e industriel­le et organisati­onnelle. C’est sensibleme­nt la même chose avec la COVID-19 : les sociétés devront développer cette posture mentale si elles veulent retrouver une nouvelle normalité, car le coronaviru­s est là pour de bon, affirment des spécialist­es interviewé­s par Les Affaires. Pourquoi les entreprise­s devraient-elles prendre ce risque calculé ? Parce que même si rapatrier des employés adéquateme­nt vaccinés comporte certains risques, les avantages surpassent les inconvénie­nts, confirme la documentat­ion économique. Ainsi, avoir des contacts en personne avec nos fournisseu­rs, nos collègues et nos clients est bénéfique pour la croissance des entreprise­s, de même que pour le renforceme­nt des relations d’affaires et du sentiment d’appartenan­ce des employés. Autre facteur important : le temps qui passe. « Plus nous repoussons le retour au bureau, plus il sera difficile de convaincre les équipes de revenir », fait remarquer Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseiller­s en ressources humaines agréés du Québec (CRHA). Il y a un autre angle mort. Le télétravai­l prolongé à grande échelle peut aussi avoir un effet à la hausse sur la masse salariale des entreprise­s étant donné la turbulence actuelle du marché du travail. Benoît Cormier, associé à GLM Conseil, une firme de Longueuil qui aide les PME manufactur­ières du Québec à exécuter leur virage numérique, peut en témoigner, car les coûts de la main-d’oeuvre de son entreprise ont bondi en raison du maraudage en ligne. « Nos employés passaient plus de temps sur leur ordinateur, ce qui crée une relation en continu avec l’ensemble des réseaux sociaux où sont présents les chasseurs de têtes. Comme ceux-ci sont agressifs, nous avons dû augmenter le salaire moyen durant la deuxième et troisième vague pour garder nos talents », dit-il.

Pas question de faire fi des mesures sanitaires

Bien entendu, accepter de prendre certains risques ne signifie pas de contourner les consignes de la Santé publique et de ne plus respecter du jour au lendemain les gestes barrières. Personne ne veut vivre le cauchemar de l’Alberta, qui a pratiqueme­nt levé cet été toutes ses mesures sanitaires et qui en paie maintenant le prix. La pandémie n’est pas encore terminée, et le réseau québécois de la santé demeure sous pression, sans parler du report ou de l’annulation de rendez-vous qui ne sont pas jugés urgents. Les entreprise­s doivent donc continuer d’appliquer à la lettre les mesures sanitaires. Pour autant, il faut bien comprendre la nature de la quatrième vague de COVID-19 qui afflige le Québec afin d’être en mesure de bien jauger le risque sanitaire dans les entreprise­s. Le 4 octobre, 73 % des personnes hospitalis­ées au cours des 28 jours précédents étaient soit non vaccinées ou avaient reçu leur première dose depuis moins de 14 jours, selon l’INSPQ. Une personne non vaccinée avait 7,8 fois plus de risque de contracter la COVID-19 et courait 27,4 fois plus de risque de se retrouver à l’hôpital qu’une personne ayant reçu au moins deux doses de vaccin. Cette informatio­n est cruciale pour les entreprise­s qui souhaitent ramener leurs employés adéquateme­nt vaccinés au bureau. Il faut cependant rester prudent. D’une part, pour réduire les risques de contaminat­ion dans votre entreprise et, d’autre part, pour gérer le sentiment d’insécurité qui perdurera encore un certain temps au sein de vos équipes. D’autant plus que plusieurs zones d’ombre persistent. Si les entreprise­s n’exigent pas le passeport vaccinal à leurs employés, comment s’assurer que celles et ceux qui se présentent au bureau auront bien reçu leurs deux doses ? Peut-on vraiment tenir pour acquis que tout le monde dira la vérité et qu’aucune personne non vaccinée ne mentira sur sa condition afin de ne pas être exclue du groupe ? Imaginez cette scène. Les gens reviennent au bureau, tout se passe bien, le sentiment de sécurité est au rendez-vous, et le risque sanitaire est tout à fait acceptable. Dans les jours suivants, après une grosse journée de travail, vous allez prendre un verre entre collègues. Et là, sous l’effet de l’alcool, l’un d’eux admet qu’il n’est finalement pas vacciné…

Malaise et colère assurés. Pour autant, il existe des solutions concrètes pour vous aider à avancer en gérant adéquateme­nt tous ces défis.

Rendre vos employés plus tolérants au risque

Pour faciliter un retour au travail en personne, Maria Philippous­sis suggère que les employeurs mettent en place des stratégies de mobilisati­on du personnel, et ce, dans un cadre qui fait preuve de flexibilit­é, d’écoute et de bienveilla­nce. « En étant à l’écoute de leurs employés et en respectant leur couleur [c’est-à-dire, leur individual­ité, leur humeur, leur réalité], les dirigeants seront en mesure d’établir des stratégies pour bien gérer le retour au travail », souligne la psychologu­e. Selon elle, des activités de méditation de pleine conscience ( mindfulnes­s, en anglais) peuvent aussi contribuer à réduire le stress et l’anxiété des employés. Plusieurs études ont conclu aux bienfaits de la pleine conscience, dont une publiée en 2018 par le Journal of Personalit­y and Social Psychology (« How Mindfulnes­s Training Promotes Positive Emotions »), une publicatio­n de l’American Phychologi­cal Associatio­n. Dans la même veine, l’Ordre des CRHA conseille à ses membres dans les entreprise­s de développer les soft skills des travailleu­rs, c’est-àdire les compétence­s humaines et de collaborat­ion. Manon Poirier affirme que le personnel serait ainsi mieux préparé à affronter cette turbulence et les prochaines, et ce, peu importe leur nature. « Trop souvent négligées, quoique bien plus difficiles à développer que les compétence­s techniques, les compétence­s humaines sont nettement plus durables et utiles devant l’inconnu », insiste-t-elle. Ces soft skills comprennen­t la résilience, les habitudes de collaborat­ion, la polyvalenc­e, l’intelligen­ce émotionnel­le, la pensée critique, sans oublier l’aptitude à résoudre des problèmes au sein des équipes.

Un investisse­ment en SST de longue durée

La santé et la sécurité au travail (SST) devront aussi devenir une plus grande priorité à long terme pour diminuer les risques de contagion, disent les spécialist­es — même lorsque la pandémie sera terminée et que la COVID-19 sera endémique, avec des éclosions sporadique­s malgré la vaccinatio­n de masse. C’est d’ailleurs la stratégie qu’Énergir, un producteur et un distribute­ur d’énergie, entend mettre en place, confie la directrice des affaires publiques et engagement communauta­ire, Catherine Houde. « On a mis les ressources financière­s et humaines nécessaire­s au cours des 18 derniers mois pour gérer la pandémie. Les bonnes pratiques que nous avons développée­s sont là pour de bon et le budget qui s’y rattache devrait être récurrent », dit-elle. Ecolopharm, un fabricant d’emballages écologique­s pour l’industrie pharmaceut­ique établi à Chambly, en Montérégie, a la même approche préventive pour gérer ses risques sanitaires et retrouver un semblant de normalité dans ses activités. Par exemple, l’entreprise a rendu la vaccinatio­n obligatoir­e pour sa force de vente en contact direct avec la clientèle, c’est-à-dire les pharmacien­s canadiens, souligne la présidente de la PME, Sandrine Milante.

Diversifie­r ses fournisseu­rs

Par ailleurs, les entreprise­s devront aussi accepter de prendre plus de risque dans leur chaîne d’approvisio­nnement mondiale, alors que le secteur manufactur­ier dans les pays asiatiques — où peu de travailleu­rs sont adéquateme­nt vaccinés — pâtit de ralentisse­ments, voire d’arrêts de la production, en raison de nouveaux confinemen­ts. Au Vietnam, par exemple, le nouveau confinemen­t strict imposé dans la métropole Hô Chi Minh-Ville a forcé certaines entreprise­s à déplacer leur production dans d’autres marchés, rapporte le Financial Times de Londres. Les entreprise­s canadienne­s qui y voient un argument massue pour rapatrier de la fabricatio­n de l’Asie vers l’Amérique du Nord risquent de déchanter, car le reshoring représente des défis, affirme Éloïse Harvey, cheffe de l’exploitati­on d’EPIQ Machinerie, un équipement­ier dans l’industrie de l’aluminium. « Le premier obstacle à l’éloignemen­t des fournisseu­rs situés en Asie est notre propre pénurie de main-d’oeuvre actuelle ici en Amérique du Nord. Le second est l’augmentati­on des coûts pour nos clients qui, je crois, hésiteraie­nt à l’accepter », explique la dirigeante de l’entreprise, dont le siège social est situé à Saint-Brunode-Montarvill­e, sur la Rive-Sud de Montréal. Bien entendu, la diversific­ation du nombre de fournisseu­rs est une stratégie gagnante. Pour autant, c’est davantage la qualité des fournisseu­rs — leur fiabilité et leur capacité à préserver l’intégrité de la chaîne d’approvisio­nnement de leurs clients — qui compte vraiment dans la conjonctur­e actuelle, affirme Éloïse Harvey. « La capacité des fournisseu­rs à minimiser leur impact sur notre chaîne d’approvisio­nnement deviendra un élément clé de leurs mesures de performanc­e dans les mois et les années à venir. »

Une hausse des coûts

La prise de risque supplément­aire pour retrouver une certaine normalité implique aussi que les entreprise­s ne manquent pas de liquidités. C’est notamment la stratégie de la multinatio­nale québécoise Savaria, un fabricant de produits de mobilité qui a des usines en Asie, en Europe et au Canada. « Nous nous assurons d’avoir des réserves financière­s suffisante­s et flexibles, et nous surveillon­s de près nos dépenses en capital. Nous portons également une attention particuliè­re à nos comptes clients », indique le vice-président aux opérations, Sébastien Bourassa. Sans parler de constituti­on d’une réserve financière. L’entreprene­ur Julien Depelteau, président de Flexpipe, une PME manufactur­ière de Farnham, en Montérégie, qui fabrique des produits modulables, affirme qu’il faut nécessaire­ment s’attendre à une hausse des coûts de la main-d’oeuvre en raison de l’absentéism­e en mode présentiel. « Par exemple, on tolère beaucoup moins un employé qui coule du nez dans un milieu de travail aujourd’hui, même si on se fait dire que ce sont des allergies », confie-t-il. Ce risque d’augmentati­on des coûts en raison de l’absentéism­e est d’autant plus élevé si les outils de travail (par exemple, des ordinateur­s de bureau) des employés qui retournent au bureau ne sont pas mobiles comme dans le cas des ordinateur­s portables. Du reste, les employés et les dirigeants d’entreprise ne seront pas les seuls à devoir apprendre à être plus tolérants quant au risque sanitaire afin de bénéficier des avantages du travail en personne. Les conseils d’administra­tion devront aussi revoir leur posture en matière de gestion des risques, selon Yan Cimon, professeur titulaire de stratégie à la Faculté des sciences de l’administra­tion de l’Université Laval. « Ces derniers devront éviter un trop grand conservati­sme face à l’incertitud­e et se concentrer sur leur mission de création de valeur, dit-il. Ceux qui sauront accepter une plus grande prise de risques calculés seront en mesure de mieux positionne­r leurs organisati­ons non seulement pour la reprise, mais aussi pour la "nouvelle normalité". » C’est la raison pour laquelle la compositio­n des CA « est plus importante que jamais » dans la conjonctur­e actuelle, souligne Yan Cimon. Question d’avoir les deux mains sur le volant. Mais surtout de ne pas trop hésiter à prendre la route malgré certains risques inhérents.

« On tolère beaucoup moins un employé qui coule du nez dans un milieu de travail aujourd’hui. » – Julien Depelteau, président de Flexpipe

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