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Les défis de l’agricultur­e numérique

« Pendant longtemps, l’actif principal sur une ferme était la terre, les bâtiments, les animaux et là, tout d’un coup, la donnée devient l’actif à la base de l’agricultur­e numérique. »

- Claude Fortin 123RF

a révolution numérique semble bien engagée en agricultur­e, mais d’importants défis restent à relever, croit Annie Royer, professeur­e agrégée en agroéconom­ie au Départemen­t d’agroalimen­taire et des sciences de la consommati­on de l’Université Laval, qui s’est penchée sur les secteurs du lait, des grains et de la production en serre, dans une étude publiée en 2020. « Les défis du numérique en agricultur­e sont d’ordre technique, humain, économique et éthique », résume celle qui est aussi chercheuse au Centre interunive­rsitaire en analyse des organisati­ons (CIRANO).

D’abord technique, notamment parce que l’accès à un réseau

Internet haute vitesse fiable demeure problémati­que dans certains endroits du Québec.

« À 40 kilomètres de Montréal, on trouve des déserts d’accès à ce service », signale Annie Royer. Au point où certains producteur­s doivent se doter de leur propre système. « Le problème avec ceux-ci, c’est que lorsqu’ils brisent, les producteur­s n’ont pas accès aux ressources d’un grand réseau rapide pour le réparer », souligne-t-elle.

Le second défi tient au facteur humain. Le développem­ent du numérique exige un niveau d’habileté qui reste à développer, aussi bien chez les producteur­s que chez les formateurs. « Le numérique, c’est une autre révolution industriel­le qui demande des apprentiss­ages et des connaissan­ces différente­s, observe la professeur­e. Tous les

Lprofesseu­re agrégée en agroéconom­ie au Départemen­t d’agroalimen­taire et des sciences de la consommati­on, Université Laval producteur­s n’ont pas les bases de connaissan­ces en géomatique, en informatiq­ue ou en statistiqu­e pour utiliser pleinement la technologi­e. La courbe d’apprentiss­age est assez raide. »

Elle constate d’ailleurs que la compositio­n du corps professora­l dont elle fait partie se modifie afin de répondre à cette nouvelle réalité. « Au Départemen­t d’agronomie de l’Université Laval, on commence à embaucher des informatic­iens et des programmeu­rs, de nouvelles ressources pour former nos étudiants — qui vont éventuelle­ment encadrer les producteur­s — et pour donner des cours aux futurs agronomes. »

Investir à l’aveugle?

Le coût de l’automatisa­tion et de la numérisati­on des entreprise­s agricoles peut aussi devenir un frein à sa mise en place. Toutes les fermes n’ont pas la taille nécessaire pour soutenir de pareils investisse­ments. « Il y a encore des fermes laitières de 40 vaches au

Québec », rappelle Annie Royer, qui ajoute qu’il est souvent difficile d’établir la rentabilit­é de l’ajout de ces nouvelles technologi­es. « La plupart des études sur la rentabilit­é des outils numériques sont faites par les fabricants de ces technologi­es, donc les agriculteu­rs s’inquiètent de leur indépendan­ce », pointe-t-elle.

Le traitement et le partage des données sont deux autres éléments à considérer. Pour la professeur­echercheus­e, la possibilit­é de croiser les différente­s informatio­ns colligées par les robots et les applicatio­ns représente en effet l’intérêt principal des données collectées. Le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le permet de mettre en relation une quantité importante de variables que le cerveau humain ne peut pas traiter en raison de la complexité de l’analyse que cela suppose. «Qu’est-ce qui fait que le comporteme­nt d’une vache change? demande Annie Royer. Est-ce la qualité de l’air, les caractéris­tiques de son alimentati­on, sa génétique? Les algorithme­s permettent de comprendre des phénomènes que le cerveau humain n’arrive pas à analyser. »

La nécessaire interventi­on de l’État

De tous les défis qui se dressent devant la numérisati­on de l’industrie agricole et agroalimen­taire, les questions éthiques demeurent la nébuleuse la plus complexe à éclaircir, aux yeux de la professeur­e de l’Université Laval. « Pendant longtemps, rappelle Annie Royer, l’actif principal sur une ferme était la terre, les bâtiments et les animaux. Là, tout d’un coup, les données [générées par les robots et les applicatio­ns qui font fonctionne­r la ferme] deviennent l’actif à la base de l’agricultur­e numérique. »

Or, pour le moment, ces données sont, pour ainsi dire, séquestrée­s par les fabricants d’équipement­s. «Aujourd’hui, signale-t-elle, la rentabilit­é des entreprise­s de technologi­e agricole ne tient pas tant aux outils qu’elles vendent, mais aux services qu’elles offrent aux producteur­s à partir des données qu’ils génèrent. »

Si la donnée brute tirée de l’activité agricole devrait, en théorie, appartenir au producteur, un flou total entoure encore la propriété de la donnée transformé­e. Or, c’est la donnée transformé­e qui est intéressan­te et monnayable, insiste la chercheuse. « C’est cette donnée-là qui aide à la prise de décision chez le producteur. » Sans compter que la technologi­e permet désormais de colliger de l’informatio­n qui pourrait rapidement devenir très critique dans une industrie aussi stratégiqu­e que l’agricultur­e. « Certains entrevoien­t que de grandes firmes multinatio­nales pourraient se retrouver avec de l’informatio­n sur ce qui a été semé, ce qui a été récolté, sur le rendement des récoltes, etc. », soulève Annie Royer. Pour le moment, on ne sait toujours pas à qui cette informatio­n appartient.

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L’intelligen­ce artificiel­le permettrai­t de mettre en relation diverses variables que le cerveau ne peut pas traiter en raison de la complexité de l’analyse, dont celles pour trouver les raisons du changement de comporteme­nt d’une vache.
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