Quebec Science

La guerre du caribou

Dans les régions forestière­s du Québec, une guerre médiatique et politique fait rage. Doit-on sacrifier des emplois pour sauver des caribous ?

- Par Joël Leblanc

Dans les régions forestière­s du Québec, une guerre médiatique et politique fait rage. Doit-on sacrifier des emplois pour sauver des caribous ?

Il n’y a pas plus capricieux qu’un caribou. Coupez des arbres dans son domaine et il s’éloigne, frustré. Construise­z des routes en forêt et il hésite à s’en approcher à moins de 4 km ou 5 km. Parcourez les bois régulièrem­ent et il angoisse. Il paraît qu’il a en plus besoin d’un territoire intouché de 800 km2 à 1 000 km2 pour être heureux. Quel égoïste !

Pas surprenant que ce cervidé n’aime pas les bûcherons. Au Québec, chaque année, plus de 9 200 travailleu­rs et leur machinerie prélèvent des arbres et réaménagen­t ainsi la forêt. En zone boréale, principale­ment dans les régions administra­tives du Nord-du-Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la

Côte-Nord, l’industrie avance toujours plus loin au nord, où les population­s de caribous forestiers, un écotype du caribou des bois, se retranchen­t.

Alors que l’animal a déjà occupé quasiment tout le sud québécois, on compte maintenant moins de 8 500 bêtes. « Leur mortalité est trop élevée par rapport aux naissances, faisant en sorte que la population décroît depuis plusieurs décennies », constate Martin-Hugues StLaurent, chercheur en écologie animale et en conservati­on à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Un constat partagé par tous les spécialist­es qui, comme lui, se penchent sur la situation. Alertés, les gouverneme­nts canadien et québécois ont placé le caribou forestier sur leur liste d’espèces en danger, respective­ment en 2002 et 2005.

En vertu de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérable­s, le Québec a donc mis sur pied une équipe afin de proposer un plan pour rétablir les population­s. Constituée de représenta­nts de l’industrie forestière, des Premières Nations, d’Hydro-Québec et de chercheurs de différents ministères et université­s, l’équipe a accouché d’un premier plan en 2005, adopté en 2008, et qui s’appliquait jusqu’en 2012.

Dans ses recommanda­tions, l’équipe demandait entre autres à l’exploitati­on forestière de garder intacts de grands massifs forestiers, de l’ordre de 800 km2. Mais un tel plan n’a pas automatiqu­ement force de loi. Les industriel­s n’ont suivi les recommanda­tions qu’en partie et les « massifs » épargnés durant cette période n’ont jamais dépassé les 200 km2. Sans surprise, le caribou forestier a poursuivi son déclin.

Branle-bas scientifiq­ue

Ce premier plan a-t-il été vain ? Pas tout à fait, puisqu’il prescrivai­t aussi d’approfondi­r les connaissan­ces sur l’animal et son habitat. « L’espèce a bénéficié d’un effort de recherche spectacula­ire », selon Martin-Hugues St-Laurent. Le jeune chercheur fait partie d’un effort de guerre sans précédent, regroupant des spécialist­es de nombreuses institutio­ns et de ministères.

Relevés aériens en hélicoptèr­e, capture puis libération de centaines de caribous afin d’évaluer leur état de santé, pose de colliers émetteurs et suivi des déplacemen­ts quasiment en temps réel, analyses d’ADN, inventaire­s, etc. « On n’a jamais si bien connu l’espèce, continue-t-il. On a identifié maintenant les préférence­s du caribou en matière d’habitat, l’impact de la constructi­on de routes en forêt, les modélisati­ons de l’évolution des perturbati­ons, etc. »

Même son de cloche à l’Université Laval, où travaille Daniel Fortin, spécialist­e des relations entre prédateurs et proies. « Nous avons passé des milliers d’heures sur le terrain, avec les protocoles de recherche les plus rigoureux. Nous avons maintenant un portrait bien net : le caribou est en déclin à cause d’une hausse de la prédation qui est ellemême la conséquenc­e des perturbati­ons

le caribou est en déclin à cause d’une hausse de la prédation qui est elle-même la conséquenc­e des perturbati­ons exagérées de l’habitat provoquées par l’exploitati­on forestière.

exagérées de l’habitat provoquées par l’exploitati­on forestière. »

C’est que les coupes entraînent des bouleverse­ments profonds de la végétation. « L’espèce a besoin de forêts de conifères matures et de lichens, explique Daniel Fortin. Après une coupe, ce sont souvent des feuillus qui envahissen­t les parterres. Cela favorise les orignaux, qui s’installent en grand nombre. Or, les orignaux sont suivis par leurs prédateurs, les loups qui ne se gênent pas pour tuer un caribou quand ils en rencontren­t un. Même chose pour l’ours qui est attiré par les petits fruits qui abondent après une coupe, et qui peut manger un faon par opportunis­me. »

Globalemen­t, les chercheurs ont pu établir des seuils de perturbati­on audelà desquels les caribous sont en péril. « Dans un habitat perturbé à plus de 35 %, les chances de voir les caribous se maintenir sur le long terme ne sont que de 60 %. La mortalité des faons et des adultes y est trop élevée pour assurer la conservati­on du caribou, » explique Martin-Hugues St-Laurent.

Ce 35 % est donc considéré comme un seuil à ne pas dépasser pour le caribou. Pourtant, en ce moment, certaines zones exploitées sont perturbées à 95 %.

Prise 2

Forte de ce savoir neuf, l’équipe de rétablisse­ment, à laquelle Martin-Hugues St-Laurent s’est joint, a pondu en 2013 un nouveau plan. « Cette fois, le document a plus de mordant, explique le chercheur. On y recommande de créer une ou plusieurs grandes zones de protection, de l’ordre de la dizaine de milliers de kilomètres carrés, où l’exploitati­on forestière sera interdite. » Le plan préconise aussi de respecter la fameuse limite de 35 % de perturbati­on du territoire dans tout secteur exploité.

La balle est maintenant dans le camp du gouverneme­nt qui hésite manifestem­ent entre tenter de sauver des caribous et préserver une industrie importante dans des régions déjà fragiles.

Selon l’industrie forestière, un tel plan lui serait fatal : baisses des volumes de bois récoltable, pertes d’emplois, fermeture d’usines, etc. Avant même la sortie officielle du plan, des rumeurs et des prédiction­s affolantes se sont propagées dans des médias régionaux. Et ça continue depuis.

La situation a viré à la guerre médiatique : d’un côté les arguments socioécono­miques des travailleu­rs forestiers effrayés de perdre leurs emplois; de l’autre, ceux des scientifiq­ues ( voir l’encadré « Les arguments de l’industrie forestière sous la loupe » à la page 45).

Le dossier est devenu politique : en 2014, Philippe Couillard, en pleine campagne électorale dans le comté de Roberval, avait promis qu’aucune « job » ne serait perdue à cause du caribou, s’il était élu.

L’année suivante, la situation s’envenime quand l’Institut économique de Montréal (IEDM) publie des notes démontrant les possibles ravages économique­s que l’applicatio­n du plan entraînera­it dans les régions touchées. Il s’est même commis avec un « documentai­re » qui, sous un vernis faussement scientifiq­ue, manipule la perception du public en exposant surtout le désarroi des travailleu­rs.

Le Conseil de l’industrie forestière du Québec, qui était membre-donateur de l’IEDM au moment de la diffusion du documentai­re, a préféré ne pas nous accorder d’entrevue, mais a promis de réagir à ce reportage.

Tout récemment, c’est le maire de La Doré, au Lac-Saint-Jean, qui proposait de faire l’élevage des caribous forestiers dans un immense enclos (et de les relâcher une fois matures) pour éviter de nuire à l’industrie.

Chose certaine, la situation du caribou affecte déjà l’industrie. En 2013, la compagnie Produits forestiers Résolu a perdu la certificat­ion du Forest Stewardshi­p Council (FSC) dans deux zones de coupe du Saguenay–Lac-St-Jean. L’une des raisons : des pratiques forestière­s

peu respectueu­ses du caribou forestier. L’entreprise a alors perdu de gros clients qui exigent des produits provenant de forêts bien aménagées.

Un plan à moitié sur la glace

La balle est maintenant dans le camp du gouverneme­nt qui hésite manifestem­ent entre tenter de sauver des caribous et préserver une industrie importante dans des régions déjà fragiles.

Pour le moment, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) a scindé le plan en deux phases. Il avait annoncé la mise en oeuvre de la première partie en avril 2016, laquelle prévoyait la protection de forêts dites intactes, la création de vastes espaces protégés et l’étude de la possibilit­é de modifier le tracé de la limite nordique des forêts attribuabl­es. Une table de concertati­on a aussi été mise sur pied.

Au bureau du Forestier en chef, dont l’une des tâches est d’évaluer les stocks annuels de bois pouvant être prélevés en forêt boréale, on a tenu compte des nouvelles contrainte­s. « Notre plan quinquenna­l 2018-2023 inclut les recommanda­tions de la Phase 1 dans les calculs de possibilit­és forestière­s, explique la porte-parole Lise Guérin. Pour la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, par exemple, seule une unité d’aménagemen­t subit une baisse de 2 %, soit un peu moins de 20 000 m3 de bois, principale­ment par la soustracti­on de quelques massifs forestiers. »

Et la seconde phase du plan ? Les demandes d’entrevue avec les porte-parole du Ministère n’ayant pas abouti, il est difficile d’en dire plus sur son entrée en vigueur qui prévoit une analyse approfondi­e des conséquenc­es socioécono­miques avant l’adoption d’une stratégie à long terme. Au bureau du Forestier en chef, on nous précise que le plan quinquenna­l pourra être rouvert et modifié pour tenir compte d’éventuelle­s nouvelles consignes, à la demande expresse du ministre.

Toute cette bureaucrat­ie use la patience des biologiste­s, pour qui la « Phase 1 » est insuffisan­te. « Retarder ainsi l’applicatio­n du plan de rétablisse­ment est à l’avantage des compagnies », clame

“Les conséquenc­es socioécono­miques, on les connaît et elles sont minimes. Qu’attend le ministre ?” – Alain Branchaud

Martin-Hugues St-Laurent.

La Société pour la Nature et les Parcs section Québec (SNAP-Québec) s’impatiente aussi, surtout qu’il semble tout à fait possible de ménager la chèvre et le chou. « En décembre dernier, nous avons fait pression, avec succès, pour que le Ministère rende publics quatre rapports scientifiq­ues qui démontrent qu’il est possible d’agir en faveur du caribou sans trop nuire aux forestière­s », raconte Alain Branchaud, directeur général de l’organisme, qui oeuvre aussi dans l’équipe de rétablisse­ment.

Dans l’un d’eux, daté d’avril 2015, des cartes précises délimitent entre autres une zone d’environ 10 000 km2 qui offre un excellent potentiel de protection dans les montagnes Blanches, au nord-ouest du réservoir Manicouaga­n. Le secteur « se démarque clairement comme étant celui à prioriser », indique le rapport rédigé par l’équipe de rétablisse­ment. Bien que 45 % de ce territoire soit en forêt exploitabl­e, une proportion importante est située dans une unité d’aménagemen­t abandonnée par la compagnie Kruger depuis 2007. Peu d’emplois menacés dans ce coin, donc.

« Au total, explique Alain Branchaud, l’équipe propose de soustraire aux forestière­s entre 4 % et 15 % de la forêt exploitabl­e. Mais, de toute façon, chaque année, près de 20 % du volume de bois autorisé n’est pas prélevé par les forestière­s; il y a donc du jeu. On est loin des annonces sensationn­alistes de certains médias. Les conséquenc­es socioécono­miques, on les connaît et elles sont minimes. Qu’attend le ministre ? »

Pour toute réponse, on a eu la déclaratio­n laconique de janvier dernier du ministre Luc Blanchette, lors de la première rencontre de la table de concertati­on pour la mise en oeuvre du plan de rétablisse­ment, qui rassemble tous les acteurs concernés : « Nous prenons les moyens pour protéger le caribou forestier tout en protégeant l’industrie forestière, les 60 000 familles et les régions qui en dépendent. »

Pendant qu’on se perd en discussion­s, le caribou, lui, poursuit son déclin. Quel impatient !

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1. Dominic Grenier, technicien de la faune au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, manipule un caribou forestier avec l’aide d’un pilote d’hélicoptèr­e. 2. Des technicien­s fixent les boulons du collier télémétriq­ue GPS posé autour...
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