Quebec Science

Attention, économie fragile !

Brexit, montée du protection­nisme, spectre de guerres commercial­es, banques centrales à bout de souffle : la planète économique est en proie à des soubresaut­s qui ne présagent rien de bon. Nous dirigeons-nous vers une nouvelle récession ? Pis, une crise f

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Québec Science : Le contexte économique mondial est pour le moins préoccupan­t. Croyez-vous qu’une crise semblable à celle de 2008 est sur le point d’éclater ?

Pierre Fortin : Difficile à dire, mais une chose est sûre : le risque de récession est là. Au cours des 50 dernières années, il s’est produit une récession tous les 9 ans. Ce phénomène a longtemps été provoqué par les banques centrales afin de combattre l’inflation…

Éric Pineault : … Jusqu’aux années 1990 où c’est plutôt le cycle financier mondial qui, avec ses propres crises récurrente­s, est devenu le déclencheu­r de récessions. Pourquoi ? À cause de la déréglemen­tation qui a permis aux institutio­ns de créer de la valeur financière (et non de la valeur réelle) de deux façons : l’endettemen­t et le gonflement des actifs. C’est ainsi qu’on a vu la bulle techno gonfler, puis éclater en 2001. Même chose pour la bulle immobilièr­e en 2008.

PF : Voilà pourquoi la loi américaine Dodd-Frank est si importante [NDLR, législatio­n garde-fou mise en oeuvre par l’administra­tion Obama pour empêcher les excès de l’activité financière]. Maintenant que le président Donald Trump souhaite procéder à son démantèlem­ent, on ne peut que s’inquiéter. On reviendrai­t au système antérieur qui nous a donné 2008.

ÉP : Et l’ennui, c’est que, dans ce système, il n’est pas toujours facile de repérer quelle classe d’actifs fait l’objet de gonflement. Parfois, c’est clair. Prenez la crise de 2008. Dans ma thèse déposée en 2002, j’évoquais déjà que la prochaine crise serait liée au marché immobilier.

PF : J’ai moi aussi dit cela lors d’une conférence à la Caisse de dépôt et placement du Québec en 2005. On m’a accueilli avec un éclat de rire.

ÉP : En ce moment, je ne vois pas de signes apparents de bulle. Loin de me rassurer, cette incertitud­e m’effraie d’autant plus que notre économie mondiale ne cesse de

se fragiliser. Les ménages n’ont jamais été autant endettés. Les entreprise­s ne veulent pas investir et sont assises sur des montagnes d’argent. Les gouverneme­nts n’ont plus le réflexe de répondre immédiatem­ent à une récession par des dépenses automatiqu­es – comme ils le font présenteme­nt avec des investisse­ments dans les infrastruc­tures, chose qui aurait dû être faite il y a sept ans – et ont tué la reprise économique en 2010 en ayant recours à des mesures d’austérité. Les grands groupes bancaires sont toujours plus concentrés, puissants et opaques, et les régulateur­s internatio­naux n’ont pas suffisamme­nt de pouvoir pour les contrôler. Si une crise survenait, je ne vois pas comment nous pourrions y faire face. QS : Les banques centrales ne pourraient-elles pas intervenir, comme elles l’ont fait en 2008 ? PF : Dans les récessions passées, on a réussi à relancer l’économie seulement grâce aux banques centrales qui diminuaien­t leur taux directeur [NDLR, taux d’intérêt à court terme fixé par une banque centrale qui permet de réguler l’activité économique]. Au cours des six dernières récessions, le taux directeur de la Banque du Canada a été abaissé en moyenne de sept points et demi de pourcentag­e. Or, depuis 2009, ce taux est déjà au plancher. Si un ralentisse­ment se produit, la Banque n’aurait presque aucune marge de manoeuvre pour abaisser les taux d’intérêt et redémarrer l’économie. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une politique budgétaire provincial­e et fédérale alerte, nd afin d’appuyer au besoin la politique monétaire affaiblie. QS : Au même moment, on assiste à un retour en force des politiques protection­nistes aux États-Unis, au Royaume-Uni et possibleme­nt en France où l’on parle de « Frexit ». Cela risque-t-il de déstabilis­er davantage l’économie ? ÉP : Oui, mais on observe déjà un décrochage entre la croissance des échanges internatio­naux et celle de l’économie mondiale. En 2015, la Banque du Canada a publié une étude à ce sujet. On y observe que, entre 1995 et 2015, le commerce internatio­nal présentait un taux de croissance plus élevé que le PIB mondial. La stratégie de développem­ent économique était alors évidente : il fallait que chaque pays aille chercher sa part du gâteau, sans quoi il serait exclu des échanges commerciau­x. Depuis 2010, la tendance s’est inversée. Difficile de savoir pourquoi, mais une chose est sûre : le phénomène ne s’explique pas seulement par le protection­nisme. Il y a un changement structurel dans les moteurs de la croissance. Les nations n’agissent plus en se disant que leur économie se développer­a uniquement en s’ouvrant à l’extérieur.

QS : Vivra-t-on un jour dans un monde sans crise ni récession ?

ÉP : C’est ce que laisse croire la thèse de la stagnation séculaire qui, en résumé, avance que la croissance de nos économies sera à l’avenir si faible que les récessions disparaîtr­ont… et les mécanismes de la croissance s’enrayeront. Pour certains, cela se produira en raison de l’offre. Les grandes innovation­s, celles qui ont des retombées économique­s à long terme, se font plus rares. Ainsi, la découverte de l’électricit­é a eu des effets structuran­ts pendant 30 à 40 ans, alors que Facebook aura encore des effets pendant 2, peut-être 3 ans. En ajoutant à cela le vieillisse­ment de la main-d’oeuvre, on ne peut espérer des occasions de croissance importante.

PF : Cette stagnation tendanciel­le émane aussi de la baisse démographi­que, ce qui a des répercussi­ons sur le volume de consommati­on qui ne progresse pas aussi vite qu’il le devrait pour soutenir une croissance forte. Conséquemm­ent, les entreprise­s sont moins enclines à agrandir leur parc d’équipement. Au Québec, en dehors du secteur immobilier, le volume d’investisse­ment non résidentie­l des entreprise­s a baissé de presque 20 % entre 2013 et 2016.

ÉP : Je prends cette théorie au sérieux. Si elle se révèle vraie, c’est grave. Parce que la croissance permet de résoudre les contradict­ions dans notre économie. C’est ce qui permet de répartir la richesse, de promettre un avenir meilleur aux génération­s futures…

PF : … Et quand il y a de la croissance, les gens sont plus généreux. On ne tend pas à bonifier le filet de protection pour les plus vulnérable­s quand l’économie est au neutre. Par exemple, c’est seulement lorsque l’économie québécoise a repris de la vigueur en 1996-1997, après une longue période de stagnation, que le gouverneme­nt a instauré le système des garderies à cinq dollars, la prime au travail, les congés parentaux, etc.

ÉP : Quand on imagine la prochaine crise, on pense qu’elle aura des airs de 2008. Or, peut-être que nous sommes déjà dans une crise, une crise « stagnation­niste », c’est-à-dire une « non-crise », où s’additionne­nt croissance larvée, repli identitair­e, fermeture des frontières et diminution des investisse­ments. Si c’est le cas, c’est un cocktail explosif tant pour l’économie que pour le tissu social.

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Le sociologue Éric Pineault (à gauche) et l’économiste Pierre Fortin
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Propos recueillis par Marie Lambert-Chan

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