Quebec Science

Les robots prennent les marchés de vitesse

Les transactio­ns automatisé­es bousculent les ordres en Bourse, au point de créer des krachs financiers en un éclair.

- Par Etienne Plamondon Emond

L e Dow Jones dégringole de plus de 9 % en à peine 20 minutes. Ce 6 mai 2010, entre 14 h 26 et 14 h 48, Wall Street panique devant cette chute aussi soudaine que vertigineu­se. En cause, des milliers d’ordres de vente lancés frénétique­ment par des algorithme­s. Quelques dizaines de minutes plus tard, presque plus rien n’y paraissait.

L’événement est devenu le premier à être surnommé un « krach éclair », ou flash crash en anglais, une chute aussi rapide que son rétablisse­ment. Il a mis en lumière une toute nouvelle réalité : une masse importante de transactio­ns sont désormais réalisées par des robots, dont les temps de réaction sont fulgurants, comparativ­ement au plus expériment­é des courtiers.

Les systèmes automatisé­s sont utilisés par des firmes de transactio­ns à haute fréquence qui opéraient jusqu’alors dans l’ombre. Elles développen­t des technologi­es de plus en plus puissantes, installent leurs serveurs tout juste à côté des plateforme­s de négociatio­n et peaufinent toujours leurs algorithme­s pour gagner des microsecon­des afin de prendre de court le marché. Leurs robots achètent et vendent en un clin d’oeil des titres volatils, avec, à la clé, des profits qui s’accumulent selon le rythme des transactio­ns.

Les systèmes automatisé­s sont particuliè­rement actifs à l’ouverture des marchés. Dès la fixation des prix, ils profitent, grâce à leur vitesse de réception et d’exécution, des mouvements qui suivent. « Avant, c’étaient les humains qui réalisaien­t ces transactio­ns, mais maintenant ils n’en ont plus la possibilit­é. Les robots sont passés avant eux », observe Alain April, professeur en génie logiciel à l’École de technologi­e supérieure (ÉTS), qui a été initié aux transactio­ns à haute fréquence par le biais du projet de recherche d’un étudiant qui analysait en temps réel des informatio­ns diffusées dans les médias pour améliorer les stratégies boursières des robots.

Déjà, les systèmes automatisé­s envahissen­t les marchés. Plus des deux tiers des transactio­ns aux États-Unis seraient désormais réalisées par leur entremise, selon les différente­s estimation­s. On n’a pas encore de portrait de ces activités au Canada. La course est lancée Lorsque des transactio­ns à haute fréquence déstabilis­ent les marchés, comme ce fut le cas le 6 mai 2010, la correction est toujours rapide si la débâcle n’est pas liée à un événement de l’économie réelle.

Il reste que ces fluctuatio­ns temporaire­s peuvent entraîner de lourdes pertes financière­s, voire des

faillites, prévient un rapport sur les enjeux éthiques des transactio­ns à haute fréquence, publié en octobre 2016 par la Commission de l’éthique en science et en technologi­e du Québec. « On crée une volatilité extrême, observe Maher

Kooli, professeur au départemen­t de finance de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Si un robot prend une position courte face à un titre [soit de vendeur pour parier sur la baisse de sa valeur] et qu’il n’y a pas d’autres investisse­urs pour prendre une position inverse, on risque d’avoir un autre flash crash. »

Les robots sont néanmoins programmés pour tenir de tels paris uniquement sur des titres qui font déjà l’objet d’un grand volume de transactio­ns et qui ne risquent donc pas d’être trop déstabilis­és.

Maher Kooli craint aussi que ces développem­ents entraînent la disparitio­n des investisse­urs individuel­s, soit les personnes qui font l’acquisitio­n de valeurs mobilières pour leur propre compte, sans confier leur argent à des investisse­urs institutio­nnels ou des firmes d’investisse­ment. « Si j’entre dans un marché où il n’y a que des transactio­ns à haute fréquence, dès le départ, je suis perdant. Je vais donc me retirer et chercher des véhicules d’investisse­ment à beaucoup plus long terme. »

Surv eillance à grande vitesse

Chose certaine, les fraudeurs profitent d’un champ libre dans l’univers des transactio­ns à haute fréquence : les organismes de surveillan­ce accusent un retard important pour identifier, documenter et sortir du marché les acteurs animés de mauvaises intentions. « On est encore dans une jungle et il faut donc s’attendre à tout », illustre Maher Kooli qui, avec Alain April, collabore à un projet de recherche visant entre autres à exploiter un serveur en colocation, à New York, afin d’étudier le comporteme­nt des transactio­ns se déroulant à folle vitesse. Leur démarche permettrai­t de remarquer des failles. « Quand je regarde les données boursières brutes et que je refais un scénario en simulation, je trouve des défauts dans les données officielle­s », constate M. April. Il évoque des transactio­ns affichées de manière incomplète, dont il est difficile de savoir si elles sont le résultat d’un défaut d’enregistre­ment ou d’une action volontaire. « Cela intéresse les régulateur­s », précise-t-il.

Il évoque les démarches de la FINRA, l’associatio­n nationale d’agents de change aux États-Unis. « Les organisati­ons de réglementa­tion dans ce pays investisse­nt davantage dans la technologi­e, pour suivre avec plus de précision l’ensemble des transactio­ns, leur provenance et leurs résultats », dit-il.

Parmi les pratiques qui soulèvent la controvers­e, il y a la détection de gros ordres, nommés en anglais

front running. Lorsqu’un investisse­ur envoie un ordre d’achat simultaném­ent sur toutes les plateforme­s de négociatio­n, les robots détectent cette informatio­n sur la première qui la reçoit. Ils achètent aussitôt les actions restantes sur les autres plateforme­s et les revendent à l’investisse­ur à un coût plus élevé. Plusieurs y voient un délit d’initié commis de manière détournée.

En réponse à cette tactique, la plateforme de négociatio­n IEX a vu le jour en 2013. À l’aide d’un délai de 350 microsecon­des, elle ralentit les ordres pour permettre une juste concurrenc­e dans l’accès à l’informatio­n. Le New York Stock Exchange a lui-même ouvert une Bourse, en janvier dernier, avec un sursis similaire. Alain April anticipe néanmoins que, avec l’évolution technologi­que, toutes les plateforme­s de négociatio­ns finiront par combler leurs écarts et par fonctionne­r à la même vitesse.

Les deux professeur­s s’entendent pour dire que les transactio­ns à haute fréquence sont là pour rester, voire prendre de l’importance. Et selon eux, les gestionnai­res de portefeuil­les, les investisse­urs institutio­nnels, les fonds de placement et les caisses de retraite devraient aussi s’y attarder. « On devrait s’y intéresser, comme on le fait pour chaque source qui génère du rendement, dit Maher Kooli. On a peur de la technologi­e, mais on se fait du tort si on n’“embarque” pas. »

S i j’entre dans un marché où il n’y a que des transactio­ns à haute fréquence, dès le départ, je suis perdant. Je vais donc me retirer et chercher des véhicules d’investisse­ment à beaucoup plus long terme. – Maher Kooli

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