Quebec Science

Tabagisme: l’Afrique contre-attaque

Déterminé à éviter la catastroph­e, le Sénégal prend les devants dans la guerre contre le tabac.

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On ne peut pas dire que l’air soit pur à Dakar. L’atmosphère est saturée de sable et de poussière, sans compter les gaz d’échappemen­t des vieux taxis et des « cars rapides » d’un autre âge. Mais, contrairem­ent à d’autres villes d’Afrique, la capitale sénégalais­e peut se targuer de ne pas être envahie par la fumée de cigarette. Pas de fumeurs à la sortie de l’aéroport, pas de mégots par terre, pas de paquets en évidence dans les échoppes.

Seuls quelques toubabs c’està-dire des Blancs – se promènent nonchalamm­ent une clope à la main dans cette ville qui est aussi le siège de nombreuses organisati­ons non gouverneme­ntales (ONG) et institutio­ns internatio­nales. C’est d’ailleurs à force de fréquenter les travailleu­rs étrangers et les touristes que Moussa, 27 ans, a commencé à fumer. Rencontré sur la plage de Ngor, un village de pêcheurs situé au nord de Dakar, il admet en griller une de temps en temps, au large, dans sa pirogue. « J’emmène souvent des toubabs à la pêche et ils me proposent toujours une cigarette, dit-il en riant. Mais c’est assez nouveau, ici. Mon père, par exemple, n’a jamais fumé, c’était trop mal vu. » Il faut dire que dans ce pays, musulman à 95 %, le tabagisme ne fait pas partie des traditions. « Dans les quartiers assez religieux, ce n’est pas toléré. On ne fume pas devant les personnes âgées par exemple, et le tabagisme chez les femmes est totalement tabou », confirme Abdoulaye Diagne, spécialist­e de la lutte antitabac et directeur du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES), regroupant des chercheurs de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. De fait, au Sénégal, alors qu’environ 11% des hommes se déclarent fumeurs, c’est le cas de seulement 0,4 % des femmes, selon une enquête menée en 2015 par l’Agence nationale de la statistiqu­e et de la démographi­e, en partenaria­t avec l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS). On est bien loin de la prévalence globale du tabagisme dans le monde (environ 25 % chez les hommes et 5% des femmes selon une étude publiée en avril dernier dans The Lancet), ou de celle de certains pays

Entre 2000 et 2015, le tabagisme a gagné du terrain dans 27 pays, dont 16 se situent en Afrique subsaharie­nne; et le Sénégal en fait partie.

d’Asie (autour de 60% chez les hommes en Indonésie et en Chine).

Cette épidémie planétaire, qui tue 6 millions de personnes chaque année, semble donc encore sous contrôle dans les pays africains – à quelques exceptions près, notamment au Maghreb et en Afrique du Sud.

Mais c’est justement cette « faible » prévalence qui inquiète les organismes de lutte contre le tabac, les chercheurs et les gouverneme­nts, explique Anna Gilmore, professeur­e de santé publique à l’université de Bath et chercheuse associée au UK Center for Tobacco and Alcohol Studies, au Royaume-Uni.

« Le marché africain est celui qui a le plus gros potentiel de croissance pour l’industrie du tabac. Et comme les économies africaines se renforcent, elle sait qu’elle pourra augmenter les prix et les profits », indique l’auteure de nombreux articles sur les « tactiques » de cette industrie.

Chassés des pays riches à coups de procès, de lois, de taxes et de restrictio­ns publicitai­res, les géants de la cigarette intensifie­nt leur stratégie marketing dans les pays du Sud. Et ça marche : entre 2000 et 2015, le tabagisme a gagné du terrain dans 27 pays, dont 16 se situent en Afrique subsaharie­nne; et le Sénégal en fait partie.

« Il y a un transfert de l’épidémie de tabagisme vers les pays les plus pauvres. L’industrie cible ceux qui n’ont pas de législatio­n pour protéger leur population », résume Oumar Ndao, coordonnat­eur adjoint du Programme national de lutte contre le tabac au ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale.

Grâce à ce principe de vases communican­ts, les cigarettie­rs se portent assez bien, merci. Ils ont même enregistré en 2015 leurs meilleurs volumes de ventes depuis 2006, avec 5,5 billions

Pour l'industrie du tabac, les Africains de moins de 25 ans représente­nt un marché de 700 millions de personnes.

de cigarettes vendues (soit le nombre effarant de 770 par Terrien!). Un succès qui repose beaucoup sur la croissance démographi­que du Sud… et sur sa jeunesse. « C’est clairement la cible : les Africains de moins de 25 ans représente­nt un marché de 700 millions de personnes », indique Oumar Ndao.

Flairant la menace, le gouverneme­nt sénégalais s’est mobilisé, votant en 2014 une loi antitabac parmi les plus sévères au monde. Entrée en vigueur à l’été 2016, elle interdit de fumer dans les lieux publics, impose les avertissem­ents sanitaires sur les paquets, proscrit la vente de cigarettes aux mineurs ainsi qu’à 200m des établissem­ents scolaires et bannit toute forme de publicité pour ces produits.

LES TABOUS TOMBENT

Malgré ces garde-fous légaux et religieux, la jeunesse sénégalais­e cède peu à peu aux chants des sirènes de l’industrie. « Les jeunes fument beaucoup la chicha [NDLR: narguilé] qui donne une saveur parfumée et sucrée au tabac. C’est nouveau, et c’est inquiétant », déplore Mamadou Bamba Sagna, coordonnat­eur régional de l’ONG américaine Campaign for Tobacco-Free Kids à Dakar.

Ces pipes à eau, qui ont le potentiel de créer une dépendance au moins aussi grande que celle associée à la cigarette, contribuen­t à donner une image acceptable et branchée du tabac.

Et force est de constater que, à Dakar, les mentalités changent. Même les Sénégalais­es sortent les briquets : selon une enquête menée en 2013, 6 % des jeunes filles de 13 à 15 ans consommaie­nt des produits du tabac (et 15 % des garçons).

Il suffit de faire un saut dans la Médina, un quartier populaire, pour le constater. « Avant, on se cachait, maintenant c’est moins tabou, explique Modou, de son nom d’artiste Mod Boye. De plus en plus d’adolescent­s fument à la sortie des lycées. » Le jeune homme, qui dirige un collectif d’artistes de rue et connaît les lieux comme sa poche, salue tous ceux qu’il croise.

Devant les baraques centenaire­s, dans ces rues calmes où se baladent quelques moutons, des hommes assis sur des

bancs discutent en fumant tranquille­ment. Ici, loin des grandes artères, on semble moins s’embarrasse­r des diktats religieux. « Tout le monde peut se payer des cigarettes, reprend Modou. Avec 25 francs CFA [NDLR: environ 0,05 $], on peut en acheter une dans n’importe quelle échoppe. »

Une? La pratique est courante et légale: les commerçant­s ouvrent les paquets et vendent les « tiges » à l’unité. Modou tend justement une pièce au marchand du coin, dont le comptoir est ouvert sur la rue, et repart avec une cigarette Excellence, la marque locale, « moins chère que les Marlboro ».

L’achat à l’unité rend ainsi le tabac accessible à toutes les bourses, et facilite la consommati­on chez les pauvres, les jeunes et les enfants. Et il n’en reste pas moins un piège financier, dans un pays où le salaire mensuel moyen équivaut à 125$ par mois. Plusieurs études de l’OMS démontrent que les cigarettes peuvent absorber jusqu’à 40 % du budget des ménages pauvres, réduisant d’autant les ressources disponible­s pour l’alimentati­on, l’éducation et la santé des enfants, selon les chercheurs du CRES. Un véritable frein au développem­ent.

« Le lien entre tabac et pauvreté est assez fort. Au-delà des enjeux sanitaires, le tabac a un coût d’opportunit­é: qu’aurait-on pu acheter à la place? Quel serait le gain en temps de travail? De plus, au Sénégal, une famille dépend généraleme­nt du gagne-pain d’une seule personne: si cette dernière tombe malade, le niveau de vie chute brutalemen­t », explique Nafissatou Baldé, économiste et coordonnat­rice du projet tabac lancé au CRES en 2008.

LE LEVIER DE LA TAXATION

Le consortium, financé par le Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal (CRDI) du Canada, s’est donné une mission : rendre le tabac moins accessible. Autrement dit, convaincre le gouverneme­nt d’augmenter les taxes. Avec un paquet qui ne coûte qu’environ 1$ actuelleme­nt, il y a de la marge !

« Nombre d’études ont prouvé que la taxation des produits du tabac est le moyen le plus efficace – et le moins coûteux – de réduire le tabagisme. Cela retarde le moment de la première cigarette, rationne la consommati­on, voire motive l’arrêt, et génère des recettes fiscales pour l’État », poursuit Mme Baldé.

Sur papier, cette mesure semble simple à mettre en place. En pratique, toutefois, c’est un parcours du combattant. À preuve, selon l’OMS, seulement 10% de la population mondiale vit dans des pays où les taxes sur le tabac sont considérée­s comme dissuasive­s.

« Il existe divers systèmes de taxation : des taxes fixes (identiques pour tous les produits), des taxes correspond­ant à un pourcentag­e de la valeur du paquet (qui suivent donc l’inflation), ou une combinaiso­n des deux. Pour être efficace, la taxe doit avoir un effet sur le prix, être simple à appliquer et prendre en compte l’inflation », énumère Nafissatou Baldé. Et surtout, elle doit séduire les décideurs, en leur prouvant que la hausse des prix compensera la baisse des ventes. Mieux encore, en leur montrant que la lutte antitabac peut renflouer les caisses de l’État.

« Pour établir cela, il faut connaître les coûts liés au tabagisme payés par l’État, par les patients, par la société en général », indique le professeur Abdoulaye Diagne, directeur du CRES et lauréat en 2014 d’un prix de l’OMS pour sa contributi­on exceptionn­elle au contrôle du tabac.

Son équipe vient justement de lancer une enquête pour évaluer les coûts de santé imputables au tabagisme, dans 15 hôpitaux du pays (voir l’encadré à la page 51). « Nous avons besoin de preuves solides, dit-il, car l’industrie du tabac fait valoir que les recettes tirées de la vente et les emplois créés l’emportent de loin sur les coûts liés aux soins de santé. » Interrogée sur ce point, l’entreprise Philip Morris Internatio­nal, qui fournit des produits à plus de 20 pays en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, n’a pas souhaité nous répondre.

La rhétorique des industriel­s a beau être démontée point par point par de nombreuses études scientifiq­ues, elle continue à faire mouche. « Les arguments de l’industrie sont ancrés dans la tête des décideurs : on craint les pertes d’emploi, alors que c’est une industrie très automatisé­e; on dit que les taxes augmentent le risque de fraude et de contreband­e, or c’est une question de criminalit­é et de mesures douanières », soupire Nafissatou Baldé, ajoutant que l’« industrie a ses entrées dans les ministères ».

UN COMBAT DÉLOYAL

Car pour conquérir de nouveaux marchés, les quatre géants du tabac (British American Tobacco, Philip Morris Internatio­nal, Imperial Tobacco et Japan Tobacco Internatio­nal) ne lésinent pas sur les moyens. Anna Gilmore a ainsi démontré que les communauté­s des pays en développem­ent sont exposées à 81 fois plus de messages publicitai­res relatifs au tabac que les habitants des pays développés.

Fin 2015, un documentai­re britanniqu­e révélait en outre que British American Tobacco pratique la corruption à large échelle en Afrique de l’Est, arrosant les politicien­s et la société civile de pots-de-vin pour qu’ils s’opposent à l’augmentati­on des taxes, entre autres. Au Sénégal, Philip Morris finançait jusqu’à récemment des événements sportifs, des soirées dans des bars, distribuai­t des teeshirts, etc. Et dans plusieurs pays, les jeunes de 13 à 15 ans se font offrir des cigarettes à la pelle par des représenta­nts de l’industrie.

De manière plus subtile, les cigarettie­rs sont passés maîtres dans l’art de soutenir de nobles causes. Financemen­t d’équipement médical, soutien à l’éducation des enfants, améliorati­on de l’accès à l’eau : ils misent sur la « responsabi­lité économique et sociale » pour redorer leur blason. « Dernièreme­nt, l’industrie a financé un groupe de 1 000 femmes maraîchère­s dans la région de Dakar », illustre Oumar Ndao.

Mais il y a de l’espoir. « En dépit du lobbying intense et de l’inconduite, qui rendent toute action incroyable­ment difficile, d’énormes efforts sont faits en Afrique pour renforcer le contrôle du tabac », reconnaît Anna Gilmore.

Avec sa loi (même si elle peine encore à être appliquée), le Sénégal fait figure de modèle sur le continent. Et la ténacité de l’équipe du CRES y est pour beaucoup. En 2014, le consortium a aussi réussi à faire adopter une déclaratio­n contre le tabac aux 15 pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). L’idée ? Harmoniser – et augmenter! – les taxes sur le tabac dans toute la région. « Ce n’est pas simple d’impliquer 15 pays! Surtout quand, à certains endroits, l’accès à Internet est incertain et que la crise d’Ebola nous a empêchés de faire des réunions », raconte Nafissatou Baldé.

« Notre avantage, c’est qu’on peut encore juguler le marché, contrairem­ent aux marchés plus matures comme en Asie », dit-elle.

Mais il y a encore du chemin à faire pour que cette déclaratio­n ne reste pas lettre morte. Dans des pays aux prises avec des taux alarmants de maladies infectieus­es, de malnutriti­on et de situations politiques souvent instables, les maux chroniques causés par le

La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac est le premier traité internatio­nal de santé publique. Elle est entrée en vigueur en 2005; 180 des 193 pays membres des Nations unies l’ont signée, ce qui les oblige à prendre des mesures pour freiner le tabagisme.

Les cigarettie­rs sont passés maîtres dans l’art de soutenir de nobles causes. Ils misent sur la « responsabi­lité économique et sociale » pour redorer leur blason.

tabac semblent moins prioritair­es aux yeux des décideurs. « Les pays pauvres sont des “court-termistes” », déplore Oumar Ndao.

ÉVITER LA CATASTROPH­E SANITAIRE

Pourtant, le tabagisme est une bombe à retardemen­t. D’ici 2030, selon l’OMS, 80% des décès causés par le tabac auront lieu dans des pays à revenu faible ou intermédia­ire.

« Ici, les systèmes de santé ne sont pas équipés pour traiter les maladies chroniques. On considère que, sur 10 personnes qui ont besoin d’une chimiothér­apie, seules 3 peuvent l’avoir », explique le professeur Diagne.

Les pauvres sont évidemment les premières victimes. « Au Sénégal, tous les frais sont à la charge du patient, depuis la consultati­on jusqu’au traitement. Souvent, on passe à côté du diagnostic de cancer parce que le patient ne peut pas payer les examens. Il demande un calmant pour la douleur et on ne le revoit pas », observe le docteur Ulrich Combila, pneumologu­e au Centre Hospitalie­r National Universita­ire Fann-Dakar.

Dans un rapport de 700 pages paru début 2017, l’OMS estime qu’environ 226 millions de fumeurs vivent dans la pauvreté. C’est avant tout pour les protéger que les mesures fiscales doivent être mises en place, affirme l’organisme, même si certains craignent une forme de double peine. « Les gens qui fument le plus, ce sont déjà ceux qui n’ont pas les moyens. Le degré de dépendance est tel que, quel que soit le prix, ils paieront! » redoute le docteur Combila, rappelant qu’il faut aussi éduquer la population aux dangers du tabac et aider les accros à écraser.

À la Médina, Modou entre dans une petite constructi­on en parpaings, fermée par un simple rideau, et présente Jim, un vieil ami au sourire édenté. Il est passé 10 h, il n’a pas encore pris son petit déjeuner et allume une énième cigarette. Quand on lui demande depuis quand il fume, il rit. « Depuis toujours! Mais ça va, il me reste encore un peu de souffle, répond- il. Même si le paquet coûtait 2 000 francs CFA [4,35 $], je l’achèterais ! » Nul doute que l’industrie du tabac a encore de belles années devant elle.

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Jim, grand fumeur devant l’éternel…
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 ??  ?? Nafissatou Baldé, économiste et coordonnat­rice du projet tabac lancé au CRES en 2008.
Nafissatou Baldé, économiste et coordonnat­rice du projet tabac lancé au CRES en 2008.
 ??  ?? La Médina, un quartier populaire de Dakar
La Médina, un quartier populaire de Dakar
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Abdoulaye Diagne, spécialist­e de la lutte antitabac et directeur du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES)
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 ??  ?? Les « cars rapides » sont une institutio­n à Dakar. Faits de bouts de tôle rafistolés, ils dégagent une odeur tenace d’hydrocarbu­res.
Les « cars rapides » sont une institutio­n à Dakar. Faits de bouts de tôle rafistolés, ils dégagent une odeur tenace d’hydrocarbu­res.
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