Les statistiques, le nerf de la guerre
À l’heure des « faits alternatifs », les chercheurs ont plus que jamais besoin de preuves, de chiffres, de statistiques sur lesquels s’appuyer. Or ces données font cruellement défaut en Afrique. « À part en Afrique du Sud, il y a un manque généralisé de données nationales. La plupart des pays ne font pas d’enquêtes régulières auprès de la population, en dehors des écoles et des hôpitaux », explique Catherine Kyobutungi, épidémiologiste et directrice de la recherche au African Population and Health Research Center (APHRC), à Nairobi, au Kenya.
Cet organisme à but non lucratif, qui reçoit le soutien financier du Centre de recherches pour le développement international du Canada, conduit luimême de nombreuses études sur le continent (notamment en santé et en éducation), et milite pour que les autorités s’appuient sur des preuves scientifiques afin de prendre des décisions.
C’est aussi l’objectif du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES), à Dakar, qui vient de lancer une enquête pour évaluer les coûts de santé liés au tabagisme au sein de 15 hôpitaux sénégalais. « Nous allons recenser les maladies cardiovasculaires et respiratoires, ainsi que les cas de cancer du poumon et du larynx, collecter les données sur le tabagisme des patients, et évaluer les coûts directs (médicaments, consultation, salaires du personnel, examens) et indirects (salaires non obtenus, mortalité précoce) », explique Papa Yona Mané, économiste responsable du projet au CRES.
La tâche est ardue, puisque les hôpitaux ne disposent pas de registres informatisés. La collecte de données se fera donc à la main pendant trois mois, avec l’aide de deux médecins par hôpital, sur des questionnaires papier. Pas le choix, si on veut convaincre le gouvernement que le tabagisme coûte cher. « Le “ventre mou” de la lutte antitabac, en Afrique, c’est les statistiques : nous n’avons quasiment pas de chiffres à avancer », déplore Oumar Ndao, du ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal.
De fait, même les statistiques officielles, qu’il s’agisse de celles des gouvernements, de la Banque mondiale ou de l’OMS, sont à prendre avec des pincettes. « Il s’agit le plus souvent d’extrapolations faites à partir de données partielles. Par exemple, si on a des chiffres sur le tabagisme au Kenya, l’OMS va proposer des estimations pour la Tanzanie, l’Ouganda, etc. », commente Mme Kyobutungi.
Au-delà de l’amélioration de la gouvernance, l’absence de statistiques est un frein pour évaluer le degré de pauvreté, l’état de santé ou l’accès aux services élémentaires d’une population et atteindre les objectifs internationaux de développement.