Génie de la bouffe
De prouesses techniques en expériences scientifiques, de l’art culinaire au design, Irwin Adam Eydelant titille les sens pour susciter la réflexion sur l’alimentation. Portrait d’un ingénieur haut en couleur.
Irwin Adam Eydelant titille les sens pour susciter la réflexion sur l’alimentation. Portrait d’un ingénieur haut en couleur.
irwin Adam Eydelant a inventé des nuages comestibles, des pâtes alimentaires qui changent de couleur et de la soupe dansante. Mais, dans le restaurant de Toronto où nous nous retrouvons pour le petit-déjeuner, il jette son dévolu sur l’assiette la plus simple du menu : deux oeufs accompagnés de tranches de tomate et d’avocat.
Avec son v-neck, sa barbe généreuse et sa petite casquette noire, l’homme de 33 ans aurait sa place derrière le comp- toir d’un café de « troisième vague ». L’anneau qu’il porte à l’auriculaire droit, récompense de ses études en génie chimique et biomédical à l’Université McGill de Montréal, témoigne toutefois de sa préférence pour le laboratoire.
Ses créations culinaires déjantées, qui incluent également des ballons de sucre gonflés à l’hélium parfumé et des cocktails en gélules, lui ont valu le surnom de Willy Wonka dans les médias anglophones. La ressemblance avec le magnat de Charlie
et la chocolaterie ne va cependant pas plus loin. Irwin Adam Eydelant ne souhaite pas que les gens dévorent plus de friandises, mais moins. Moins de boissons gazeuses aussi, de steaks géants, et même de jus de chou kale dont l’apport nutritif dépasse souvent les besoins du corps humain.
« Manger est devenu un automatisme, déplore l’ingénieur en sirotant un café
americano. Pourtant, le déjeuner que tu t’apprêtes à avaler deviendra ta peau, tes cheveux, tes yeux. Il fournira toute l’énergie nécessaire à ton métabolisme. Ton corps sera transformé par ce repas; tu dois comprendre ce qui s’y trouve. »
Irwin Adam Eydelant, qui prône « la pleine conscience » de notre nourriture, sait très bien qu’il convaincra peu de gens en prêchant ainsi. Afin de susciter la réflexion, le chercheur a plutôt fondé
Future Food Studio, une entreprise qui combine science, design et technologie pour créer des expériences culinaires repoussant les frontières des arts de la table.
Ces événements éphémères ressemblent à ce qui se produirait si le studio de multimédia Moment Factory ouvrait un restaurant. Lors de Spark the Senses, un dîner multisensoriel élaboré dans le cadre du festival international Art Basel en 2015, à Miami, l’environnement réagissait aux gestes des convives. Ainsi, au moment où le couteau s’enfonçait dans le gâteau, un feu d’artifice était projeté sur le dessert, avant de s’étendre sur l’ensemble de la table. « On touche à tout, que ce soit la nourriture, les ustensiles, les odeurs ou le décor », explique Irwin Adam Eydelant. Pour le souper SENSORIUM, à Toronto, même les tables ont été fabriquées sur mesure; elles intégraient l’électronique nécessaire pour faire vibrer la soupe au rythme des percussions d’un joueur de batterie.
Les réactions du public sont tout aussi variées que les créations : « Cool. Superficiel. Inspirant. » Ces perceptions importent peu au chercheur qui veut d’abord et avant tout susciter des opinions ou, mieux encore, des questions. « À partir du moment où les gens te demandent ce que c’est ou comment ça fonctionne, tu as gagné. » Ils commencent, sans même s’en rendre compte, à réfléchir à la nourriture d’une nouvelle façon.
Malgré l’objectif noble d’Irwin Adam Eydelant, il est tentant de qualifier ses événements de spectacles conçus pour les caméras. Difficile de voir davantage dans son record Guinness du sandwich ayant le plus d’étages – 60 tranches de pain, près de 1 m de haut – ou dans son Museum of Ice Cream, une exposition itinérante conçue pour être partagée sur les réseaux sociaux.
Le chercheur ne s’en cache pas : le facteur fun est toujours pris en considération dans ses projets. Mais sous les apparences superficielles se cache une démarche scientifique bien réelle: dans la quasi-totalité des réalisations de Future Food Studio, les participants sont, sans le savoir, les sujets d’une expérience.
Lors du souper Spark the Senses, à Art Basel Miami, les convives qui s’extasiaient devant les saveurs et les projections interactives croyaient assister à une performance culinaire. Or, en coulisse, une équipe observait et mesurait leurs réactions. « Ça avait toutes les apparences d’une installation artistique mais, pour nous, c’était le test d’un prototype », explique Irwin Adam Eydelant.
Le but: mieux comprendre le comportement alimentaire des gens. Qu’est-ce qui influence leur choix de repas ? Qu’est-ce qui les pousse à boire plus ou moins ? Et qu’est-ce qui les incite à prendre de bonnes ou de mauvaises décisions quant à leur santé ?
Au fil des ans, une tendance s’est dégagée de ses expériences : plus les gens sont impliqués dans le « processus » de fabrication de la nourriture, plus ils prennent conscience de ce qui s’y trouve. Cela peut aller du simple fait d’étaler sa sauce soi-même dans son assiette au restaurant, jusqu’à être partie prenante de la production alimentaire. « On a fait des ateliers où les gens encapsulaient eux-mêmes des boissons. C’est un geste simple qui, étrangement, leur apportait beaucoup de plaisir. Ça transformait leur vision de ce qui se trouvait dans la bouteille. »
Justement, ces temps-ci, les boissons obsèdent Irwin Adam Eydelant. Pour aider les consommateurs à comprendre ce qui est dilué dans le liquide qu’ils boivent comme de l’eau, le chercheur développe un concept de magasin où ils participeront à la création de la boisson. « Si je te donne tous les ingrédients pour faire ta liqueur et que l’un d’eux est trois énormes cuillerées de sucre, tu ne peux pas ne pas savoir que c’est là. »
ACCORD PARFAIT
Bien qu’il ne soit que 9h30, le plat que dépose la serveuse devant Irwin Adam Eydelant constitue son deuxième déjeuner de la journée. Chaque jour, il se couche après minuit et se lève à l’aube tant il est « excité de commencer sa journée de travail ».
Aussi inusité soit- il, son choix de carrière semble naturel avec le recul. Son père est ingénieur, sa mère est designer, et tous deux sont originaires de Géorgie, une région du monde réputée pour sa gastronomie. Ils ont laissé derrière eux le régime soviétique en 1980 pour s’installer au Canada, à Winnipeg, apportant en même temps leurs traditions culinaires.
Pour la famille Eydelant, acheter un demi-boeuf dans une ferme ou faire sécher des pâtes fraîches dans tous les recoins de la maison était banal. « J’ai compris que c’était étrange lorsque mes amis venaient chez moi. Encore aujourd’hui, ils me disent parfois que je suis ‘‘tellement immigrant’’. »
Sa « révélation » est survenue à l’adolescence, en apprenant à rouler des sushis pour l’un de ses nombreux boulots en restauration. « C’est tellement design, un sushi. J’ai compris qu’il y avait beaucoup de choses que je ne connaissais pas, et ça m’a donné le goût d’apprendre davantage. »
Cette soif de savoir l’a mené naturellement vers la science. Entre ses cours à McGill, il explorait les épiceries du quartier chinois et expérimentait avec de nouveaux ingrédients. Il a même fait pousser des carottes hydroponiques dans un bassin transparent à l’intérieur de son appartement. « Elles ne goûtaient rien, mais c’était magnifique ! » C’est à la même époque qu’il met au point la recette secrète des pâtes qui changent de couleur en cours de cuisson.
Irwin Adam Eydelant laisse le tiers de son déjeuner dans l’assiette – « les restaurants servent de trop grosses portions » – puis m’emmène visiter le nouveau laboratoire dont il vient de prendre possession, situé dans une ancienne usine de munitions.
L’endroit est encore vide, ce qui n’empêche pas l’ingénieur d’y circuler comme si les déménageurs avaient déjà apporté les meubles. Ici, il y aura un scanneur 3D et une fraiseuse numérique pour fabriquer et reproduire des objets sur mesure. Là, à côté d’un tronc d’arbre artificiel, les pièces électroniques et le matériel de parfumerie qui serviront à diffuser des odeurs lors d’un événement en forêt. Et, bien entendu, un espace complet sera consacré à la photographie pour créer les images léchées que Future Food Studio publie en ligne.
L’argent pour tout cet équipement provient en grande partie des géants de l’industrie alimentaire, tels PepsiCo, Campbell et Kraft Foods. Ceux-là mêmes que, paradoxalement, Irwin Adam Eydelant souhaite révolutionner. C’est pour eux et pour d’autres clients que Future Food Studio organise plusieurs de ses événements, en plus d’effectuer de la recherche et du développement sur tout ce qui touche la nourriture, depuis les aliments jusqu’aux emballages.
Ce financement privé permet à l’ingénieur et à ses employés, au nombre de six, de consacrer près de la moitié de leur temps à la recherche. Leurs découvertes alimentent leurs projets, mais servent aussi à mettre leurs propres produits sur le marché. Cet automne, Irwin Adam Eydelant lancera ainsi la compagnie Champions of Butter, dont le produit phare sera du beurre en paquets individuels, qui peut être appliqué à l’aide de l’emballage lui-même.
Fabriquer, distribuer et vendre des aliments transformés n’a rien du côté sexy de la bouffe mis de l’avant par les émissions de cuisine, mais cela excite le Torontois davantage qu’un repas cinq services. « Je suis ingénieur; j’ai été formé pour prendre un processus développé en laboratoire et l’appliquer à grande échelle. »
Son rêve serait de développer des repas personnalisés où le choix des ingrédients ne serait pas basé sur de simples envies, mais sur les nutriments spécifiques dont le corps a besoin. Pas question cependant d’en venir à avaler des pilules. Pour lui, la nourriture du futur doit être savoureuse, tenir compte des cultures culinaires et, de préférence, être partageable sur Instagram.