Quebec Science

Les nouveaux hackers de l’agricultur­e

Des technologi­es récentes promettent d’augmenter les rendements agricoles sans nuire à l’environnem­ent. Bienvenue dans l’ère des champignon­s qui ne brunissent pas, des tomates sans graines et du riz qui fleurit sur demande.

- PAR MARINE CORNIOU

Bienvenue dans l’ère des champignon­s qui ne brunissent pas, des tomates sans graines et du riz qui fleurit sur demande.

L’ assiette n’est pas franchemen­t appétissan­te, avec ses tagliatell­es sans sauce parsemées de morceaux de chou. Mais elle est le symbole d’une révolution : elle contient le premier légume génétiquem­ent modifié par la technique CRISPR-cas9 à faire l’objet d’une dégustatio­n officielle.

Nous sommes en septembre 2016, en Suède, et Stefan Jansson, professeur de biologie végétale à l’université d’Umeå, s’offre un petit coup de pub en partageant avec un journalist­e le chou « CRISPRy » qu’il a fait pousser dans sa cour. Mais, signe que la technique dérange, impossible de savoir qui a modifié les graines de chou; M. Jansson explique qu’elles lui sont venues d’un collègue étranger qui ne veut pas être identifié.

Le concept est pourtant simple: CRISPR-cas9 équivaut à une paire de ciseaux moléculair­es qui permet de transforme­r le génome de tout organisme en un tournemain. Il repère le gène à modifier et le coupe. La cellule répare alors spontanéme­nt cette cassure en y insérant le matériel fourni par les scientifiq­ues. Un véritable « hacking » de l’ADN! Utilisée dans le monde de la recherche depuis cinq ans, la technique pourrait bientôt gagner l’assiette. « Avec elle, n’importe quel caractère peut être amélioré chez une plante : résistance aux maladies, à la sécheresse, augmentati­on de la taille, du rendement, etc. C’est l’avenir, il n’y a aucun doute là-dessus », affirme Ajjamada Kushalappa, chercheur en pathologie végétale à la faculté des sciences de l’agricultur­e et de l’environnem­ent de l’Université McGill. C’est ainsi que l’on a vu naître au cours des derniers mois, dans différents laboratoir­es, des champignon­s de Paris qui ne brunissent pas, des tomates dépourvues de graines, du maïs tolérant à la sécheresse, du blé rendu plus digeste pour les animaux, ou encore du riz qui fleurit « sur commande », dès qu’on le pulvérise avec un fongicide.

L’AVENIR DE L’AGRICULTUR­E ?

Au-delà de ces exemples anecdotiqu­es, l’« édition génétique » et les nouvelles techniques de sélection pourraient bien devenir la norme en agricultur­e, selon de nombreux chercheurs. De par leur faible coût et leur grande précision, elles ouvrent la porte à la mise au point de variétés plus productive­s, plus résistante­s aux ravageurs et mieux adaptées aux changement­s climatique­s. Des variétés qu’il faut développer vite, si l’on veut réussir à nourrir les 9 milliards de ventres que comptera la planète en 2050.

C’est du moins l’avis de Michael B. Palmgren, professeur en biologie végétale à l’université de Copenhague. « La demande en nourriture ne cesse d’augmenter, et le modèle agricole doit changer. On ne peut pas continuer à accroître la quantité de pesticides et d’intrants chimiques ni la surface

de terres cultivées. Il faut réussir à produire beaucoup plus avec moins, ce qui est un sacré défi ! » s’exclame ce chercheur, membre du groupe de réflexion Plants for a Changing World, réunissant scientifiq­ues, éthiciens, philosophe­s et économiste­s autour de l’agricultur­e durable.

La voie est déjà tracée, rappelle Pamela Ronald, généticien­ne en biologie végétale à l’université de Californie à Davis. Sans les variétés à haut rendement mises au point par le passé, il faudrait cultiver aujourd’hui deux à quatre fois plus de terres aux États-Unis, en Chine et en Inde pour produire la même quantité de nourriture.

Cela dit, la plupart des variétés actuelles ne « performent » bien que lorsqu’elles sont inondées d’engrais et de pesticides. Lorsqu’elles sont utilisées en agricultur­e biologique ou raisonnée, elles sont bien moins efficaces.

C’est là qu’intervienn­ent les nouveaux outils génétiques. Par exemple, en mai 2016, des biologiste­s du Cold Spring Harbor Laboratory, aux États-Unis, ont montré que, en ciblant un seul mécanisme génétique impliqué dans la proliférat­ion des cellules souches à l’extrémité d’un plant de maïs, on pouvait augmenter la taille de l’épi de 50%! Il y a peu, des scientifiq­ues californie­ns ont quant à eux réussi à augmenter le rendement de plants de tabac de 20% – pourquoi pas des salades, un jour ? – en augmentant l’expression de gènes régissant la photosynth­èse. Et d’autres ont augmenté le rendement d’une variété de riz de 50% en poussant la plante à absorber plus d’azote et de phosphore dans le sol.

Ajjamada Kushalappa, lui, s’intéresse aux mécanismes naturels de défense du blé, de l’orge ou de la patate contre diverses maladies. « La fusariose du blé, par exemple, cause des millions de dollars de pertes au Canada chaque année, et produit des toxines dangereuse­s pour les humains et les animaux », explique-t-il. Son but: identifier les gènes clés de la résistance, et les insérer dans les variétés cultivées pour réduire les pertes et limiter l’utilisatio­n de pesticides. « Prenez les variétés de patates actuelles : les agriculteu­rs doivent appliquer des fongicides une fois par semaine en période de croissance ! » déplore-t-il.

Il me tend justement une boîte de Pétri dans laquelle se dresse une minuscule pousse de pomme de terre. Elle revient de loin : elle a été bom- bardée par des nanopartic­ules d’or qui ont véhiculé dans ses cellules les molécules CRISPR-cas9 et des gènes censés la rendre résistante au mildiou (un champignon), entre autres.

LA SUITE D’UNE LONGUE HISTOIRE

Le bricolage génétique des plantes cultivées n’a rien de nouveau. En fait, il est aussi vieux que l’agricultur­e ellemême, qui a toujours cherché à booster la nature.

C’est par exemple à force de patience que la moutarde sauvage a pu donner, au fil des siècles, des légumes aussi divers que le chou-fleur, les choux de Bruxelles, le brocoli, le chou frisé ou le chou vert. Autant de plantes aux bourgeons ou aux feuilles démesurées qui n’ont plus grand-chose à voir avec la petite herbe d’origine.

« Les fermiers ne se sont jamais contentés de prendre des graines dans la nature et de les semer. On pratiquait déjà le greffage [NDLR: pratique qui consiste à “souder” une variété intéressan­te à une plante porte-greffe] plusieurs siècles avant notre ère. À la fin du XIXe siècle, le botaniste Johann Gregor Mendel a compris les lois de la génétique. Ensuite, on a mis au point des plantes hybrides dans les années 1920 (issues du croisement de deux variétés) », rappelle Pamela Ronald.

Histoire d’accélérer ce processus incessant de sélection, les biologiste­s ont commencé à utiliser, il y a 60 ans, une technique appelée « mutagénèse ». Le principe? Provoquer des mutations à la pelle dans l’ADN des plantes cultivées, en les exposant à des rayons X, UV ou à des produits chimiques. Une façon de forcer le destin pour faire apparaître une foule de caractères nouveaux, puisque ce sont les mutations génétiques, ces petites erreurs se glissant au hasard dans l’ADN, qui sont à l’origine de l’évolution des espèces.

À ce jour, 3 200 variétés (principale­ment des fruits, des légumes et des plantes ornemental­es), cultivées partout dans le monde, ont été obtenues par

DES OGM, NI PLUS NI MOINS ?

Il y a 20 ans, les partisans des organismes génétiquem­ent modifiés (OGM) promettaie­nt eux aussi de révolution­ner l’agricultur­e, de s’affranchir des pesticides et de mettre fin à la famine. Force est de constater qu’ils ont perdu leur pari.

« Mais il ne faut pas confondre l’édition génétique avec la transgénès­e », avertit toutefois Michael Palmgren. Cette dernière, utilisée pour produire les OGM, consiste à introduire des gènes étrangers (par exemple, ceux d’une bactérie), de façon aléatoire dans le génome d’une plante. « Avec CRISPR, on effectue des changement­s génétiques précis qui auraient tout à fait pu survenir naturellem­ent », indique le biologiste.

« On éteint un gène ou on le remplace par un autre provenant d’une espèce sexuelleme­nt compatible, avec laquelle un croisement serait possible. C’est ce qu’on appelle la cisgénèse », ajoute Ajjamada Kushalappa qui parle de « chirurgie » génétique. Autrement dit, on se contente de donner un coup de pouce à l’évolution. Si bien que les mutations « CRISPérisé­es » ne peuvent pas être distinguée­s des mutations naturelles.

La différence peut paraître subtile mutagénèse artificiel­le, selon la Mutant

Varieties Database qui les répertorie. « Tout ce que nous consommons est massivemen­t muté, y compris ce que l’on cultive en agricultur­e biologique », résume Michael Palmgren.

« Mais avec les techniques de sélection végétale classiques, on induit des centaines de mutations aléatoires, dit-il. Si on veut obtenir de plus grosses fraises à l’aide de croisement­s, par exemple, on réussit à y arriver, mais on ne sait pas trop ce qu’on a fait. Il est possible qu’on ait aussi récupéré des gènes indésirabl­es qui auront un effet négatif sur le rendement ou la sensibilit­é aux maladies. »

Avons-nous encore le temps de procéder par essais et erreurs ? De laisser libre cours au hasard ? À l’heure où l’agricultur­e intensive a atteint ses limites, où les sols et la biodiversi­té sont dégradés, il y a urgence. Et ça tombe bien, CRISPR est rapide et va droit au but, à condition de savoir précisémen­t ce qu’on cible. « Il faut 10 ans avec les techniques traditionn­elles pour mettre au point une nouvelle variété. Avec CRISPR, on a des résultats en quelques mois », détaille M. Kushalappa.

mais, pour les chercheurs, elle est majeure. Et elle semble l’être également pour les organismes de régulation, qui pourraient accepter les plantes modifiées par CRISPR avec plus de facilité que les plantes transgéniq­ues (voir l’encadré à la page 29).

Qu’en est-il des consommate­urs ? L’opinion sera-t-elle plus favorable ? Si certains opposants craignent des effets « hors cible », c’est-à-dire des coupures du génome non contrôlées à certains endroits, d’autres redoutent surtout le monopole des multinatio­nales qui contrôlent déjà la totalité du marché des semences transgéniq­ues, et la dépendance des agriculteu­rs envers ces firmes.

Il n’y a qu’à penser aux plantes génétiquem­ent modifiées les plus répandues, rendues résistante­s à un herbicide. Elles permettent aux agriculteu­rs de pulvériser cet herbicide à grande

échelle pour éliminer les mauvaises herbes sans endommager les cultures. Or, les semences résistante­s et l’herbicide en question sont vendus en « combo » par la même compagnie.

« Jusqu’ici, la plupart des applicatio­ns de l’ingénierie génétique ont surtout concerné la résistance à un herbicide, plutôt que l’améliorati­on de l’empreinte écologique des cultures », regrette Helen Jensen, généticien­ne et biologiste de l’évolution au sein de l’organisme USC Canada, qui prône l’agroécolog­ie, soit la science de l’agricultur­e durable.

L’histoire se répétera-t-elle avec CRISPR-cas9? Sans surprise, les producteur­s de semences s’intéressen­t déjà de près à la technique, Monsanto ayant conclu récemment un accord d’utilisatio­n avec le Broad Institute du MIT et de Harvard, qui l’ont mise au point.

« Le fait que seules trois compagnies contrôlent le marché des semences est discutable, c’est certain. Mais CRISPR-cas9 n’y changera rien, ni en bien ni en mal. C’est comme si une nouvelle technologi­e numérique arrivait sur le marché; elle ne mettrait pas en péril la dominance d’Apple, Google et Microsoft. L’édition génétique n’est qu’une technique : elle est utilisée par les grosses compagnies, mais aussi par les organismes à but non lucratif et les chercheurs », analyse Pamela Ronald qui a mis au point à l’UC Davis un riz résistant aux inondation­s, et qui l’a distribué à des millions d’agriculteu­rs asiatiques en partenaria­t avec la Fondation Bill et Melinda Gates.

Pour celle dont le mari est agriculteu­r bio, c’est une erreur d’opposer systématiq­uement biotechnol­ogies et agricultur­e durable.

UN RETOUR À LA NATURE ?

C’est aussi l’avis de Michael Palmgren qui voit en CRISPR un sésame pour assurer une intensific­ation durable de l’agricultur­e. « Pourquoi ne pas s’en servir pour augmenter la diversité des ressources alimentair­es ? » s’interroge-t-il dans un article d’opinion, paru en mars dernier dans Trends in Plant Science, qui avance que l’édition génétique pourrait accélérer la domesticat­ion de nouvelles plantes.

« Sur les quelque 300 000 espèces de plantes que compte la planète, moins de 200 sont utilisées commercial­ement; et seulement trois d’entre elles – le riz, le blé et le maïs – apportent la majorité des calories consommées par les humains », souligne l’article.

À force de se concentrer sur les variétés les plus productive­s, l’agricultur­e s’est dangereuse­ment uniformisé­e. À l’échelle mondiale, 75% de la diversité des cultures aurait disparu au cours du XXe siècle, selon l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e. Résultat, nos champs sont plus vulnérable­s aux maladies, aux insectes et aux changement­s climatique­s. Pourtant, c’est prouvé, il faut de la biodiversi­té pour une agricultur­e résiliente.

« Allons chercher l’inspiratio­n dans la nature, en tirant profit de ce qui existe déjà » , propose Michael Palmgren. Avec CRISPR, on pourrait éteindre quelques gènes et rendre comestible­s des plantes sauvages qui sont pour la plupart toxiques; cultiver enfin des céréales pérennes, pour éviter d’avoir à semer chaque année; ou encore mettre au point de nouvelles légumineus­es, très nutritives et ne nécessitan­t pas d’engrais.

Une vision naïve ? Peut-être. « Il n’y a pas de méthode miracle, concède-t-il. Mais avec les défis actuels, il faut considérer toutes les options. On aurait tort de se priver de ces nouvelles techniques. »

« C’est un sujet complexe », admet Helen Jensen qui précise qu’USC Canada, pas plus que la Fédération internatio­nale des mouvements d’agricultur­e biologique, ne s’est encore prononcé sur l’utilisatio­n des nouveaux outils génétiques. « Certaines améliorati­ons pourront probableme­nt être faites plus rapidement grâce à ces techniques. Mais la plupart des changement­s nécessaire­s à l’adaptation d’une plante à son environnem­ent reposent sur l’interactio­n de nombreux gènes qui ne sont pas tous connus. »

De fait, même si de plus en plus de génomes végétaux sont décryptés, on est encore loin de comprendre tous les liens entre les variations génétiques et les propriétés physiques de la plante.

Une chose est sûre : aucun outil génétique, aussi efficace soit-il, ne suffira à lui seul à rendre notre agricultur­e durable. « L’agroécolog­ie ne repose pas uniquement sur l’améliorati­on des variétés. Elle inclut un meilleur usage des intrants, la rotation des cultures, la conservati­on des sols, l’utilisatio­n en eau, etc. », énumère Helen Jensen. Un tel changement s’impose, car pour nourrir l’humanité, il faut augmenter de 60% la production alimentair­e d’ici 30 ans.

Avec CRISPR, on pourrait rendre comestible­s des plantes sauvages qui sont pour la plupart toxiques; cultiver enfin des céréales pérennes, ou encore mettre au point de nouvelles légumineus­es.

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Ajjamada Kushalappa, chercheur en pathologie végétale à la faculté des sciences de l’agricultur­e et de l’environnem­ent de l’Université McGill.
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