À la recherche du goût
Des chercheurs font de chaque bouchée une expérience scientifique. Ouvrez grand !
Des chercheurs font de chaque bouchée une expérience scientifique.
ici, tout est beige: les murs, le plancher, les cloisons des bureaux et même l’assiette qui est poussée à travers une petite trappe jusqu’à nous. On ne vient pas chez Cintech, à Saint-Hyacinthe, pour s’extasier devant le décor, mais plutôt afin de tester des aliments pour le compte de compagnies qui conçoivent de nouveaux produits ou modifient un produit déjà sur le marché.
Si le décor est hyper contrôlé, il en va de même pour l’éclairage, l’ambiance sonore et la température de la nourriture. Pas question de laisser quoi que ce soit influencer les perceptions. « On demande aussi aux participants d’éviter de porter trop de parfum, pour ne pas déranger les autres », explique Sophie Vincent, spécialiste en évaluation sensorielle et en recherche consommateur.
L’équipe de Cintech n’a pas tort de voir aux détails; pratiquement tout est susceptible d’influencer les goûteurs! La recherche scientifique ne cesse d’ailleurs de mettre en évidence de nouveaux facteurs qui perturbent nos perceptions des « flaveurs », le terme exact pour définir ce qu’on appelle le goût dans le langage commun.
Si bien que de nouvelles disciplines émergent: la gastrophysique, soit l’analyse des facteurs qui modulent l’expérience du goût, et la neurogastronomie, l’étude du traitement de l’information sensorielle par le cerveau dans la construction du goût. Le professeur de psychologie britannique et inventeur du terme « gastrophysique », Charles Spence, parle d’ailleurs d’un véritable boom. « Tout ce qui est en dehors de l’assiette a été négligé pendant longtemps. Partout dans le monde, des études apparaissent sur des sujets qui vont de l’impact de l’emballage sur la texture d’une tablette de chocolat à l’effet de la forme d’un récipient sur la perception du sucré », dit celui qui dirige le Crossmodal Research Laboratory à l’université d’Oxford.
À qui profite ce nouveau champ? À l’industrie alimentaire, bien sûr, qui finance la recherche pour mieux nous séduire; mais aussi à la scène culinaire. De nombreux chefs utilisent le fruit de ces travaux scientifiques pour créer des plats intrigants.
Le chef Jozef Youssef, du Kitchen Theory, à Londres, a déjà offert des échantillons de velours et de papier sablé à ses convives pour moduler leur perception d’un plat de boulgour ! Des clients ont affirmé que le croustillant du boulgour devenait insoutenable sous la dent lorsqu’ils touchaient la texture abrasive. « Avec le professeur Spence, on travaille présentement sur une série de plats créant des illusions. On sait que les illusions existent pour la vue, l’ouïe et l’odorat, et on veut voir si ça s’applique aussi au goût », raconte le chef.
Il donne en exemple un plat contenant du benzaldéhyde, un arôme présent à la fois dans la cerise et l’amande amère. Le chef compte jouer sur ce double goût pour faire valser les palais.
Plus près de nous, le chef Fred Morin, copropriétaire du réputé restaurant Joe Beef, à Montréal, suit avec intérêt les découvertes concernant l’assiette. Il a même lancé l’International Society of Neurogastronomy avec un client, le neuropsychologue américain Dan Han. Cet événement rassemble annuellement des chefs, des professionnels de l’agriculture, des chercheurs et des médecins, qui discutent des liens entre la nourriture, le comportement et le cerveau. « C’est une science jeune, donc il n’y a pas encore de langage commun pour se parler. On le crée », signale Fred Morin.
Pour lui, l’intérêt n’est pas de perfectionner l’expérience dans son restaurant, mais plutôt d’améliorer la santé des populations. « En cuisine, comme en pharmacologie, il y a un effet placebo. Pourtant, à l’hôpital, les patients sont en véritable privation sensorielle! Si on leur servait une cuisine honnête dans de vraies assiettes, si on changeait l’éclairage, s’ils avaient accès à une belle salle pour partager un repas avec leurs visiteurs, ils guériraient peutêtre plus vite. L’alimentation est un acte; pas juste un contenu. »
Lorsqu’il a créé le terme « neurogastronomie », dans un article publié par la revue Nature, en 2006, le neuropsychologue américain Gordon Shepherd invitait d’ailleurs ses collègues à étudier la construction des flaveurs dans le cerveau « pour parvenir à déterminer pourquoi les gens mangent ce qu’ils mangent, afin de fournir de meilleures recommandations au sujet de la diète et de la nutrition ».
En effet, « la perception des flaveurs, c’est comme un orchestre symphonique; chaque élément joue un rôle », confirme Johannes Frasnelli, titulaire de la Chaire de recherche en neuroanatomie chimiosensorielle de l’Université du Québec à Trois-Rivières, qui étudie le cerveau de sommeliers et le goût chez les traumatisés crâniens.
Les travaux scientifiques peuvent aussi bénéficier aux cuisiniers du dimanche, assure Charles Spence qui publie ce mois-ci au Canada un livre de vulgarisation de ses travaux: Gastrophysics: The New Science of Eating. « Si vous ouvrez une bouteille de vin à la maison et que vous n’aimez pas son goût, alors que vous l’appréciez habituellement, essayez simplement de changer l’ambiance musicale avant d’en déboucher une autre », donne-t-il en exemple.
Les laboratoires aseptisés de Cintech n’échappent pas à cette science du goût qui évolue à toute vitesse. « On réalise qu’il est intéressant que les produits soient testés par les participants dans leur environnement, remarque Sophie Vincent. On leur envoie donc le litre de lait chez eux, ou la pizza dans son emballage original. »
Comme quoi la couleur beige a aussi une certaine influence sur le goût…