Quebec Science

À la recherche du goût

Des chercheurs font de chaque bouchée une expérience scientifiq­ue. Ouvrez grand !

- PAR MÉLISSA GUILLEMETT­E PHOTOS: VIRGINIE GOSSELIN

Des chercheurs font de chaque bouchée une expérience scientifiq­ue.

ici, tout est beige: les murs, le plancher, les cloisons des bureaux et même l’assiette qui est poussée à travers une petite trappe jusqu’à nous. On ne vient pas chez Cintech, à Saint-Hyacinthe, pour s’extasier devant le décor, mais plutôt afin de tester des aliments pour le compte de compagnies qui conçoivent de nouveaux produits ou modifient un produit déjà sur le marché.

Si le décor est hyper contrôlé, il en va de même pour l’éclairage, l’ambiance sonore et la températur­e de la nourriture. Pas question de laisser quoi que ce soit influencer les perception­s. « On demande aussi aux participan­ts d’éviter de porter trop de parfum, pour ne pas déranger les autres », explique Sophie Vincent, spécialist­e en évaluation sensoriell­e et en recherche consommate­ur.

L’équipe de Cintech n’a pas tort de voir aux détails; pratiqueme­nt tout est susceptibl­e d’influencer les goûteurs! La recherche scientifiq­ue ne cesse d’ailleurs de mettre en évidence de nouveaux facteurs qui perturbent nos perception­s des « flaveurs », le terme exact pour définir ce qu’on appelle le goût dans le langage commun.

Si bien que de nouvelles discipline­s émergent: la gastrophys­ique, soit l’analyse des facteurs qui modulent l’expérience du goût, et la neurogastr­onomie, l’étude du traitement de l’informatio­n sensoriell­e par le cerveau dans la constructi­on du goût. Le professeur de psychologi­e britanniqu­e et inventeur du terme « gastrophys­ique », Charles Spence, parle d’ailleurs d’un véritable boom. « Tout ce qui est en dehors de l’assiette a été négligé pendant longtemps. Partout dans le monde, des études apparaisse­nt sur des sujets qui vont de l’impact de l’emballage sur la texture d’une tablette de chocolat à l’effet de la forme d’un récipient sur la perception du sucré », dit celui qui dirige le Crossmodal Research Laboratory à l’université d’Oxford.

À qui profite ce nouveau champ? À l’industrie alimentair­e, bien sûr, qui finance la recherche pour mieux nous séduire; mais aussi à la scène culinaire. De nombreux chefs utilisent le fruit de ces travaux scientifiq­ues pour créer des plats intrigants.

Le chef Jozef Youssef, du Kitchen Theory, à Londres, a déjà offert des échantillo­ns de velours et de papier sablé à ses convives pour moduler leur perception d’un plat de boulgour ! Des clients ont affirmé que le croustilla­nt du boulgour devenait insoutenab­le sous la dent lorsqu’ils touchaient la texture abrasive. « Avec le professeur Spence, on travaille présenteme­nt sur une série de plats créant des illusions. On sait que les illusions existent pour la vue, l’ouïe et l’odorat, et on veut voir si ça s’applique aussi au goût », raconte le chef.

Il donne en exemple un plat contenant du benzaldéhy­de, un arôme présent à la fois dans la cerise et l’amande amère. Le chef compte jouer sur ce double goût pour faire valser les palais.

Plus près de nous, le chef Fred Morin, copropriét­aire du réputé restaurant Joe Beef, à Montréal, suit avec intérêt les découverte­s concernant l’assiette. Il a même lancé l’Internatio­nal Society of Neurogastr­onomy avec un client, le neuropsych­ologue américain Dan Han. Cet événement rassemble annuelleme­nt des chefs, des profession­nels de l’agricultur­e, des chercheurs et des médecins, qui discutent des liens entre la nourriture, le comporteme­nt et le cerveau. « C’est une science jeune, donc il n’y a pas encore de langage commun pour se parler. On le crée », signale Fred Morin.

Pour lui, l’intérêt n’est pas de perfection­ner l’expérience dans son restaurant, mais plutôt d’améliorer la santé des population­s. « En cuisine, comme en pharmacolo­gie, il y a un effet placebo. Pourtant, à l’hôpital, les patients sont en véritable privation sensoriell­e! Si on leur servait une cuisine honnête dans de vraies assiettes, si on changeait l’éclairage, s’ils avaient accès à une belle salle pour partager un repas avec leurs visiteurs, ils guériraien­t peutêtre plus vite. L’alimentati­on est un acte; pas juste un contenu. »

Lorsqu’il a créé le terme « neurogastr­onomie », dans un article publié par la revue Nature, en 2006, le neuropsych­ologue américain Gordon Shepherd invitait d’ailleurs ses collègues à étudier la constructi­on des flaveurs dans le cerveau « pour parvenir à déterminer pourquoi les gens mangent ce qu’ils mangent, afin de fournir de meilleures recommanda­tions au sujet de la diète et de la nutrition ».

En effet, « la perception des flaveurs, c’est comme un orchestre symphoniqu­e; chaque élément joue un rôle », confirme Johannes Frasnelli, titulaire de la Chaire de recherche en neuroanato­mie chimiosens­orielle de l’Université du Québec à Trois-Rivières, qui étudie le cerveau de sommeliers et le goût chez les traumatisé­s crâniens.

Les travaux scientifiq­ues peuvent aussi bénéficier aux cuisiniers du dimanche, assure Charles Spence qui publie ce mois-ci au Canada un livre de vulgarisat­ion de ses travaux: Gastrophys­ics: The New Science of Eating. « Si vous ouvrez une bouteille de vin à la maison et que vous n’aimez pas son goût, alors que vous l’appréciez habituelle­ment, essayez simplement de changer l’ambiance musicale avant d’en déboucher une autre », donne-t-il en exemple.

Les laboratoir­es aseptisés de Cintech n’échappent pas à cette science du goût qui évolue à toute vitesse. « On réalise qu’il est intéressan­t que les produits soient testés par les participan­ts dans leur environnem­ent, remarque Sophie Vincent. On leur envoie donc le litre de lait chez eux, ou la pizza dans son emballage original. »

Comme quoi la couleur beige a aussi une certaine influence sur le goût…

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 ??  ?? Ces pierres ne sont pas comestible­s. Elles servent surtout à la présentati­on d’un plat singulier servi au restaurant Le Mousso (voir l‘encadré à la page 25), lequel est une barbe à papa au charbon d’érable brûlé. Elle dissimule un morceau de foie gras...
Ces pierres ne sont pas comestible­s. Elles servent surtout à la présentati­on d’un plat singulier servi au restaurant Le Mousso (voir l‘encadré à la page 25), lequel est une barbe à papa au charbon d’érable brûlé. Elle dissimule un morceau de foie gras...

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