Trop pessimiste, la toxicologie ?
Ily a longtemps qu’elle me chicote, celle-là… On sait que la littérature médicale souffre d’un biais favorisant les conclusions positives (telle pilule fonctionne) et rendant les négatives (telle molécule prometteuse n’a pas d’effet) plus difficiles à publier. Le résultat, un brin inquiétant, est que les revues médicales brossent un portrait parfois trop optimiste d’un traitement donné.
Mais, en cette époque marquée par la crainte des « produits chimiques », la toxicologie souffre-t-elle du biais inverse ? Est-il plus facile de publier une étude montrant les effets toxiques d’une molécule que de publier des résultats suggérant son innocuité ?
Il y a longtemps que ça me taraude, dis-je. Alors j’ai fini par me « payer la traite », comme on dit, et j’ai posé la question à une demi-douzaine de toxicologues : Émilien Pelletier (Université du Québec à Rimouski), Sébastien Sauvé (Université de Montréal), Marc-Michel Lucotte (Université du Québec à Montréal), François Gagné et Magali Houde (Environnement Canada) et Élyse Caron-Beaudoin (doctorante à l’Institut national de la recherche scientifique).
Leur réponse est… compliquée. Il est possible que le biais existe, mais il est loin d’être évident qu’il teinte significativement la littérature scientifique.
« Les résultats négatifs sont effectivement plus difficiles et parfois impossibles à publier. Le plus souvent, on y parvient, mais dans des journaux moins prestigieux », témoigne M. Sauvé. M. Pelletier abonde dans le même sens, disant qu’on peut s’attendre à ce que les études portant sur la toxicité d’une molécule soient plus nombreuses que celles qui concluent à l’absence d’effets détectables.
Mais dans l’ensemble, mes experts sont plutôt divisés. Les deux scientifiques d’Environnement Canada estiment que le biais n’existe tout simplement pas. Mme CaronBeaudoin croit quant à elle qu’il existe, mais estime que la préférence pour les résultats positifs ne suffit pas à déformer le portrait. Elle contribuerait plutôt à contrebalancer les données qui émergent du monde des affaires.
« Quand une industrie veut mettre un nouveau produit sur le marché, ce sont les chercheurs qui décident quels effets potentiels ils vont mesurer, et ça crée un biais, dit-elle. Une métaanalyse sur le bisphénol-A parue en 2006 a démontré que 92 % des études financées par le gouvernement trouvaient des effets délétères à de faibles doses, alors qu’aucune des études faites par l’industrie n’en trouvait. »
M. Lucotte va plus loin et assure que, dans son domaine d’expertise, celui des pesticides, les recherches prouvant l’absence de toxicité seraient même plus faciles à publier à cause de pressions de l’industrie.
Il n’est peut-être pas si étonnant que les toxicologues ne s’entendent pas sur cette question, puisque leur discipline ellemême s’est complexifiée, témoigne Mme Houde. « On ne regarde plus seulement si un animal meurt ou ne meurt pas [après avoir ingurgité un produit]. On étudie aussi les cellules et les gènes, car il s’y passe toujours quelque chose. La question importante est la suivante : les effets observés sont-ils vraiment nuisibles pour l’animal ? La réponse n’est pas toujours évidente. »