Quand le monde parlait néandertalien
Les hommes de Neandertal utilisaient-ils un langage articulé ? Entre faits, hypothèses et déductions, la science peut-elle répondre à cette question ?
En rentrant chez vous, vous constatez que votre porte est ouverte. Une chaise a été renversée. On a manifestement fouillé votre bureau où se trouvaient les clés de votre voiture. Elles n’y sont pas; la voiture non plus. On vous a cambriolé. Cette conclusion est une « abduction », c’est-à-dire un raisonnement qui part des faits pour inférer ce qui en fournit la meilleure explication. Bien entendu, on peut se tromper, et de nouveaux faits pourraient nous forcer à trouver une autre explication.
On procède par abduction dans la vie quotidienne, mais aussi en science, comme en témoigne la controversée question de la maîtrise du langage chez l’homme de Neandertal.
D’abord perçu comme une brute épaisse, celui-ci s’est peu à peu mué en frère plutôt raffiné. Bien que des mystères demeurent, comme celui de sa disparition il y a environ 30000 ans, d’indéniables progrès ont été accomplis dans la connaissance de ce proche parent, surtout au cours des 30 dernières années.
On les doit notamment à la découverte de nombreux sites contenant des fossiles et des artéfacts, et à des techniques nouvelles, comme l’imagerie cérébrale, la génomique ou la paléogénétique.
On sait aujourd’hui que l’homme de Neandertal ne façonnait pas que des outils et des objets utiles, mais aussi des objets décoratifs, voire à portée symbolique, comme des parures. Il les aurait même collectionnés. Des études récentes concluent qu’il pratiquait un cannibalisme lui aussi symbolique, grâce auquel le mangeur s’approprie des vertus de la personne consommée. On est aussi persuadé qu’il enterrait ses morts.
On suggère même, et ce, depuis longtemps, qu’il possédait peut-être la faculté de parler et qu’il avait donc accédé à ce qu’on conçoit comme la grande spécificité humaine: le langage.
Partant de là, on renoue avec une vieille et fascinante question, une question difficile, controversée, et à haute teneur idéologique : celle de l’origine du langage, qui revêt une importance inégalée dans l’image que nous entretenons de nous-mêmes.
PAROLE DE NEANDERTAL
Des indices nouveaux confortent l’hypothèse de la présence du langage chez l’homme de Neandertal.
Prenons d’abord l’os hyoïde, une composante essentielle de l’architecture
vocale d’Homo sapiens, qui lui permet de produire une grande variété de sons complexes. En 1989, sur le site de Kebara, en Israël, Ofer Bar-Yosef a trouvé – et c’était une grande première – un Néandertalien possédant un os hyoïde d’apparence tout à fait moderne. Il est tentant de conclure qu’il devait parler. D’autant qu’il semble bien avoir eu les capacités auditives permettant de percevoir les fréquences sonores associées à la parole.
D’ailleurs, la taille du cerveau de l’homme de Neandertal, estimée à partir de son crâne, est compatible avec cette hypothèse. Mieux encore, en 2007, on a identifié chez lui un gène associé au langage chez les humains modernes,
Réunissez tous ces indices et la conclusion semble bien s’imposer.
Mais des voix discordantes, souvent prestigieuses, se font entendre. Selon elles, les faits sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes, pour prouver la maîtrise du langage.
Dans un fameux article paru en 2014, le linguiste Noam Chomsky et plusieurs autres rappellent, par exemple, que si les capacités auditives sont largement identiques chez tous les primates, l’anatomie du tractus vocal a beaucoup évolué; et aussi, que d’autres allèles associés au langage semblent absents chez l’homme de Neandertal. Le mystère de l’origine du langage resterait donc aussi entier que son existence néandertalienne.
En 1866, la Société de linguistique de Paris avait interdit toute communication sur l’origine du langage, tant les spéculations sur le sujet étaient hasardeuses; et les faits établis, peu nombreux. Nous n’en sommes plus là, assurément. Mais en l’absence de preuves plus directes (que ne donnerait-on pas pour avoir des enregistrements de discussions entre Néandertaliens autour d’un feu…), nous procédons sur ces questions par abduction.
Et nos conclusions, révisables, doivent être bien prudentes.
De retour chez vous, vous avez conclu qu’on vous a cambriolé.
Tandis que vous attendez la police, votre ami, qui possède la clé de votre appartement, revient vous porter celles de votre voiture qu’il a dû emprunter d’urgence. Dans sa précipitation, il a même renversé une chaise.
Il vous a d’ailleurs laissé une note. Mais vous ne l’aviez pas remarquée…