L’histoire de qui, l’histoire de quoi ?
Arriverons-nous un jour à écrire l’histoire du monde ? Je dirais plus, à écrire l’histoire comme du monde ? Jusqu’ici, nous souffrons le martyre. Pourtant, ce ne sont pas les mises en garde qui ont manqué. Les plus grands philosophes et les plus grands penseurs ont posé la question des fondements épistémologiques de ce qu’on appelle l’« Histoire » avec un grand H. Claude Lévi-Strauss a écrit que l’histoire objective, capable d’embrasser tout son sujet, est une entreprise impossible. Il faut toujours choisir, inclure, exclure et trancher, en fonction d’un plan préétabli, pour ne pas dire d’une intention « pré-structurée ». Vladimir Jankélévitch va plus loin : la seule histoire d’une journée dans la vie d’un seul être est impossible à rédiger. Cela prendrait trop de pages, trop de temps. Nous abandonnerions le projet après quelques heures, puisque chaque seconde demanderait un long chapitre pour seulement décrire le temps et ses contextes. Une chambre, une chaise, un pot de fleurs, l’aiguille de l’horloge, les rideaux, etc. Il faut raconter, depuis le plafond jusqu’au plancher, tout ce qui arrive : la vie d’une poignée de porte; le temps qui patine la surface de cette commode; la peinture qui s’écaille. Il faut écrire à propos de la lampe et du lit, et nous n’avons rien dit encore du vivant, de l’habitant, de la sueur, de la mémoire, des éclairages, des bibelots et des « traîneries ».
Par ailleurs, sans nous abîmer dans tous les détails, il est notoire que la rédaction des histoires nationales a toujours été une entreprise hautement idéologique. La France, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Russie, tous ont mis en marché leurs salades mythiques, livre après livre. Et nous pourrions soutenir que l’étude des histoires nationales nous informe moins sur l’histoire elle-même que sur les perversions de ceux et celles qui l’écrivent. Dans le Québec où je vis, dans le Canada qui nous occupe, nous assistons depuis plus de un siècle à un spectacle saisissant : la mise en scène de tous les mensonges, au théâtre de nos fausses identités.
À propos de la série documentaire maladroitement produite par la CBC, The Story of Us, les intellectuels et les historiens francophones sont justifiés de monter à toutes les barricades. C’est comme si Télé-Québec avait eu l’indélicatesse de créer une série de 10 épisodes sur les Canadiens français catholiques vus à travers la lunette nationaliste de Lionel Groulx
pour célébrer notre culture distincte, aujourd’hui. Heureusement, Lionel Groulx n’écrit plus l’histoire, il est devenu un sujet historique. Et personne ne raconterait aujourd’hui le Québec comme le chanoine l’envisageait. Verriez-vous un documentaire actuel intitulé Grandeur de la race cana
dienne-française, sainte et catholique ? L’historien Éric Bédard a raison de soutenir que la bourde des créateurs de la série The Story of Us tient au fait que l’on présente en 2017, sous prétexte de célébrer le 150e anniversaire du Canada, une histoire qui aurait pu être signée par Donald Creighton, l’historien caricatural du Canada très anglais, mort en 1979, et biographe du non moins caricatural John A. Macdonald. Une fois cela dit, tout est dit. Pourquoi faut-il que les crapules des temps passés reviennent nous hanter sous le déguisement de grands héros inventés par des historiens sans scrupules ? Sommesnous à ce point incultes, amnésiques, nd indifférents ? Si nous pouvons aujourd’hui admettre au Québec que Lionel Groulx nous a un peu menti à propos de « la race canadienne-française », de sa pureté, de son destin, de sa nature sainte et bénie, pourquoi les Canadiens anglais n’admettraient-ils pas que Donald Creighton a, en quelque sorte, perdu les pédales quant à ses amours obsessionnelles pour l’Empire, l’« Union Jack », la royauté et les entrepreneurs britanniques, tout cela à l’origine de l’identité canadienne, dont le chef d’orchestre fut, selon Creighton, le mythique John A. Macdonald, le plus grand premier ministre que le Canada ait jamais connu ?
Mensonges ! Comment, M. Creighton, avez-vous pu justifier les actions d’un Macdonald raciste, débilité par l’alcool, corrompu par l’argent; un être détestable qui méprisait les Métis, les Amérindiens, les Noirs et les Chinois, et les francophones par-dessus tout ? Vous avez fait la preuve en votre temps, M. Creighton, et les producteurs de The Story of Us avec vous aujourd’hui, que l’histoire peut devenir le lieu des mensonges les plus gros.
L’histoire est triste, en somme. Nous n’aurons jamais su choisir un beau mensonge, une menterie universelle et humaniste, rassembleuse et relativement heureuse. Non, nous pataugeons encore dans le biais et l’étroitesse, dans la béatification des magouilleurs et des opportunistes, au détriment des récits formidables qui dorment dans le fond de nos mémoires. Que les nouveaux historiens se lèvent, comme ils le font en décriant The Story of Us, pour en finir avec ce spectacle misérable.