Quebec Science

Chasser la matière noire

Bien que la matière noire représente 25 % du contenu de l’Univers, on en ignore encore tout. Comment attrape-t-on l’invisible ?

- Par Marine Corniou

La situation a quelque chose d’ironique. Pour percer les secrets de l’Univers, les physiciens et technicien­s du SNOLAB descendent chaque jour 2 km sous terre, loin, très loin du ciel et de ses étoiles. En ce matin pluvieux de juin, je m’apprête à plonger avec eux dans les entrailles de la mine Creighton, à Sudbury, à 400 km au nord de Toronto, où est enfoui ce laboratoir­e qui est l’un des plus profonds du monde.

Vêtus de combinaiso­ns jaunes ou orange réfléchiss­antes, de bottes de sécurité et de casques, nous attendons l’heure du départ au côté des mineurs de la compagnie Vale, qui extraient du nickel de cette mine toujours en activité. À 7 h 15 précisémen­t, la porte de l’ascenseur – ou plutôt de la « cage », comme on l’appelle – s’ouvre dans un fracas métallique.

Nous sommes une vingtaine, mineurs, scientifiq­ues – et journalist­e – à nous y entasser, épaule contre épaule. La cage brinquebal­e et descend à toute allure, faisant défiler les parois rocheuses sous nos yeux. On dévale à 40 km/h, passant en trombe devant plusieurs galeries éclairées, creusées dans

le roc. La mine est immense : exploitée depuis plus de 100 ans, elle atteint 2 400 m de profondeur – 14 fois la tour du Stade olympique. J’ai beau le savoir, la descente est impression­nante. Je déglutis frénétique­ment pour me déboucher les oreilles, tout en essayant de ne pas penser à l’épaisse couche de roc qui me sépare de la surface.

C’est justement ce bouclier rocheux qui a conduit les chercheurs, en 1990, à construire le Sudbury Neutrino Observator­y (SNO), un détecteur de neutrinos, dans cet endroit improbable. Ces particules sont de véritables « fantômes ». Pour les repérer, il faut se protéger des rayons cosmiques, venus de l’espace, qui bombardent la Terre en permanence et saturent les détecteurs. La roche joue ici ce rôle de rempart, ou de filtre : elle laisse passer les neutrinos, mais pas le brouhaha des rayons cosmiques. Voilà qui a permis au physicien canadien Arthur McDonald d’observer ces particules en paix et de décrocher un prix Nobel en 2015. Entre-temps, le SNO a été agrandi et transformé en SNOLAB qui a débuté ses activités en 2012. Plus de 500 chercheurs d’une quinzaine de pays y travaillen­t, à l’occasion ou de façon permanente.

Ils y guettent encore les neutrinos, mais c’est une autre quête qui obsède leur esprit : celle de la matière sombre, ou matière noire. Composée de particules inconnues, celle- ci constituer­ait 25 % du contenu de l’Univers et se trouverait partout autour de nous, y compris au fond des mines. Mais elle reste, à ce jour, l’un des plus grands mystères du cosmos. « Par définition, on ne sait toujours pas ce que c’est. On ne sait pas ce qu’on cherche », résume Pierre Gorel, l’un des scientifiq­ues qui m’accompagne­nt ce jour-là. Pendant sept ans, il est descendu presque chaque jour au SNOLAB pour construire le détecteur de matière noire DEAP-3600, entré en fonction fin 2016. C’est à cette machine dernier cri que je vais rendre visite, entre autres (de nombreuses expérience­s ont cours au SNOLAB).

Après trois minutes interminab­les, la cage s’immobilise enfin à « l’étage 68 » (6 800 pieds, soit 2 072 m, la mine allant jusqu’à 2 400 m). Le groupe de scientifiq­ues s’engouffre dans une longue galerie, dont les parois sont couvertes de grillages pour protéger des chutes de pierres. L’air est chaud (plus de 30 °C), humide et lourd : la pression est 25 % plus élevée qu’à la surface, ce qui rend la marche de 1,5 km un peu pénible. Cela tombe bien : une douche nous attend à l’arrivée.

Pureté et propreté

« C’est l’un des laboratoir­es les plus propres du monde. L’équivalent d’une cuillère de poussière, naturellem­ent radioactiv­e, suffirait à bousiller les détecteurs », explique Pierre Gorel. Après avoir rincé nos bottes, on retire l’équipement de mineur. Tous les objets qui pénètrent en ces lieux sont soigneusem­ent nettoyés dans un sas appelé car wash. Chaque personne doit impérative­ment se doucher (cheveux compris), puis revêtir une combinaiso­n spéciale, des bottes propres et couvrir ses cheveux d’un filet. Les 5 000 m2 du labo sont classés « salle blanche », ce qui signifie qu’on n’y trouve quasiment pas de particules en suspension. À l’entrée de chaque pièce, du papier collant bleu posé au sol retient le peu de poussière déplacé par nos semelles; le système de ventilatio­n repousse constammen­t l’air venant de la mine; les murs, les sols et les plafonds sont couverts d’une peinture lisse et brillante. Après le couloir boueux de la mine, le contraste est saisissant : on se croirait dans un film de James Bond, dans une sorte de caverne ultramoder­ne. « Le nettoyage et le dépoussiér­age sont les postes les plus importants du SNOLAB », indique Pierre Gorel.

Si l’on purifie ainsi l’environnem­ent, c’est qu’il faut être très méticuleux pour tenter de « voir » une particule de matière noire. Comme pour les neutrinos, il faut éliminer tous les signaux parasites (rayons cosmiques, radioactiv­ité) qui pourraient mimer le passage d’une de ces particules dans les détecteurs et induire les scientifiq­ues en erreur. « On est constammen­t bombardés de matière sombre, mais ces particules interagiss­ent très peu avec la matière ordinaire visible (qui compose les humains, les étoiles, les planètes, etc.). En fait, on ne sait même pas si elles interagiss­ent, mais on espère qu’elles vont entrer en collision, une fois de temps en temps, avec les atomes qui sont dans le détecteur », m’expliquait quelques jours plus tôt la physicienn­e Pauline Gagnon, fraîchemen­t retraitée du CERN, l’Organisati­on européenne pour la recherche nucléaire à Genève.

Le SNOLAB n’est pas le seul à traquer ces mystérieus­es entités. Au total, une quarantain­e d’expérience­s dans le monde – y compris au CERN, où se trouve le Grand collisionn­eur de hadrons – poursuiven­t le même but (voir l’encadré à la page 22). Rien qu’au SNOLAB, en plus de DEAP-3600, un autre détecteur nommé PICO attend lui aussi la rencontre providenti­elle, et deux autres sont en constructi­on (SuperCDMS [Cryogenic Dark Matter Search] et MiniCLEAN). « C’est une vraie course, même entre nous », confirme Pierre Gorel. Jusqu’ici, toutefois, personne n’a jamais rien vu.

De la théorie à l’expérience

Mais alors, d’où vient la certitude que la matière noire existe ? C’est en regardant des amas de galaxies qu’un astronome suisse, Fritz Zwicky, s’est rendu compte, dès les années 1930, que quelque chose

clochait dans l’Univers. Après avoir évalué la masse des centaines de galaxies qui composent l’amas dit de Coma, il conclut qu’elle n’est pas suffisante pour expliquer la cohésion de l’ensemble. Il manquerait jusqu’à 10 fois la masse visible !

Dans les années 1970, l’Américaine Vera Rubin fait le même constat, à l’échelle des galaxies en rotation. Elle réalise que les étoiles les plus éloignées du centre, qui devraient tourner plus lentement que les étoiles internes selon les lois de la gravitatio­n, vont beaucoup trop vite ! À cette vitesse, la galaxie devrait se disloquer. Et pourtant, ces étoiles éloignées semblent « coller » au reste, comme par magie. Une magie qu’elle explique par la présence d’une matière inconnue, invisible, qui ajouterait la masse (et donc la gravité) nécessaire au maintien des étoiles. « Ensuite, d’autres preuves sont venues de la cosmologie », rappelle Pauline Gagnon. Par exemple, la lumière provenant de galaxies lointaines se « courbe » ou dévie beaucoup plus que prévu lorsqu’elle passe près d’autres galaxies – c’est ce qu’on appelle l’effet de lentille gravitatio­nnelle, accentué par une masse « cachée » (voir l’illustrati­on ci-contre). Un autre indice vient de l’observatio­n de la structure de l’Univers, qui révèle que les galaxies se seraient agglutinée­s à l’origine sous l’effet d’un « catalyseur », lequel serait justement la matière sombre. Quant à savoir à quoi ressemble cette mystérieus­e glu intergalac­tique…

Si les théoricien­s s’entendent sur le fait qu’il s’agit de particules exotiques (c’est-àdire différente­s de la matière ordinaire), le consensus s’arrête là. « Les modèles sont très flexibles. Rien n’interdit d’ailleurs qu’il y ait plusieurs particules de masse différente. On est un peu dans le noir », ironise au téléphone Gilles Gerbier, professeur à la Queen’s University, en Ontario, qui travaille à la mise en place du nouveau détecteur SuperCDMS, au sein du SNOLAB.

Parmi les candidats théoriques les plus sérieux à la matière noire se trouvent les WIMP (pour weakly interactiv­e massive particles), ou particules massives interagiss­ant faiblement. En français, on les appelle aussi « mauviettes », traduction littérale de wimps. Ce sont elles que l’équipe du SNOLAB essaie d’attraper. Justement, j’emboîte le pas à Pierre Gorel dans les larges couloirs lumineux, jusqu’à une pièce immense creusée dans le roc qui abrite son « bébé », DEAP-3600. Rien d’excitant à première vue : le détecteur est caché dans une grande cuve cylindriqu­e de plusieurs mètres de haut. « DEAP est une sphère de 85 cm de rayon, qui contient 3,6 tonnes d’argon liquide. Elle est construite dans un acrylique très pur, donc avec une radioactiv­ité intrinsèqu­e minimale. La boule est enfermée dans une coque d’acier, elle-même plongée dans de

Découvrir la matière noire reviendrai­t à résoudre l’une des plus grandes énigmes de la physique, et à ouvrir un nouveau champ de recherche fascinant.

l’eau qui constitue un blindage supplément­aire contre la radioactiv­ité venant de la roche », explique-t-il non sans fierté en pointant le silo hermétique.

Le concept du détecteur est simple à comprendre : la matière noire nous bombarde constammen­t. Une fois de temps en temps (rarement), on s’attend à ce qu’elle percute un noyau d’argon dans DEAP. « Le noyau va alors reculer, un peu comme une boule de billard qu’on frappe », explique le chercheur. En retrouvant son état initial, ce noyau va émettre un photon, c’est-à-dire un signal lumineux qu’on espère capter grâce aux 255 photodétec­teurs installés tout autour de la boule d’acrylique. Reliés au silo de DEAP, d’innombrabl­es conduits de ventilatio­n, machines de refroidiss­ement et ordinateur­s vrombissen­t, reliés à un réseau complexe de câbles multicolor­es. « On apprend au fur et à mesure comment le détecteur fonctionne. En théorie, on pourrait déjà avoir des signaux », soutient le chercheur, un sourire en coin.

Mais il faudra écouter le murmure capté par DEAP pendant trois ans encore pour pouvoir distinguer un « vrai » signal du bruit de fond qui ne peut être éliminé totalement. Car les impacts de matière noire dans l’argon, s’ils surviennen­t, seront rares. Ces particules fugaces heurteront-elles les détecteurs plusieurs fois par jour ? Par an ? Comment être sûr qu’un signal est bien celui d’une WIMP, et pas celui d’un rayon cosmique ou d’un

rayonnemen­t gamma résiduel ? Pierre Gorel est confiant : « S’il y a une chance pour que la matière noire interagiss­e, il suffit d’attendre assez longtemps avec des détecteurs assez gros, et ça va arriver. C’est une question de statistiqu­es ! »

L’étau se resserre

Pourtant, jusqu’ici, les statistiqu­es n’ont pas joué en faveur des chercheurs et toutes les expérience­s dans le monde ont fait chou blanc.

Il faut dire que les « chasseurs » partaient de loin, ne connaissan­t aucun des deux critères qui servent habituelle­ment à cerner une particule : ni sa masse ni son affinité pour le détecteur. « Avec une masse élevée, il est plus facile d’induire une vibration dans le détecteur, un peu comme une boule de quilles qui frappe plus fort qu’une balle de ping-pong, explique Pauline Gagnon. L’autre inconnue, c’est la probabilit­é avec laquelle les WIMP vont interagir avec le détecteur. » Vont-elles s’y arrêter ? Passer à travers ? Cette capacité à frapper la cible, qu’on appelle la « section efficace », détermine elle aussi la fréquence des signaux observés.

« C’est un peu comme si les particules étaient des enfants dans une cour d’école. Certains parlent avec tout le monde, ont beaucoup d’amis. D’autres interagiss­ent peu, comme des fantômes qui passent à côté des autres sans les toucher », poursuit la physicienn­e. Les neutrinos, par exemple, sont les champions de l’esquive. On estime que, sur 10 milliards de neutri-

nos traversant la Terre, un seul d’entre eux aura une interactio­n avec un atome de notre planète… Les WIMP sont-elles aussi insaisissa­bles ? Tout indique que oui. « Hélas, les particules lourdes qui interagiss­ent beaucoup avec la matière ordinaire, on ne les a pas trouvées. On avait l’espoir de les voir au CERN, avec l’accélérate­ur de particules, mais on n’a rien vu. Aujourd’hui, on cherche donc les petites masses, qui filent à travers la matière », résume Pauline Gagnon. L’avantage, c’est que le champ de recherche est de plus en plus restreint. Un peu comme si on avait passé le contenu d’un lac au tamis : n’ayant pas trouvé de gros poissons, on utilise désormais un tamis plus fin pour essayer d’attraper les petits.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que, depuis 50 ans, la matière noire sait se faire désirer et a épuisé bien des physiciens ! La découvrir reviendrai­t à résoudre l’une des plus grandes énigmes de la physique, et à ouvrir un nouveau champ de recherche fascinant. L’enjeu est énorme; les moyens aussi : « On doit mettre au point des détecteurs de plus en plus gros, dans des lieux avec très peu de bruit de fond », dit Gilles Gerbier, également titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur l’astrophysi­que des particules. En Chine, le détecteur PandaX 4t est en cours de constructi­on sous une montagne haute de 2 400 m et les plans de son successeur, PandaX 30t, sont déjà dans les tuyaux. Au fond de la mine Soudan, aux États-Unis, LUX–ZEPLIN (10 tonnes de xénon !) verra le jour en 2020. Même au SNOLAB, le détecteur PICO, qui fonctionne avec un fluide en surchauffe (qui forme des bulles s’il est percuté par une WIMP), passe au format XL. Le jour de ma visite, le détecteur, d’une contenance de 45 litres, avait été sorti de sa cuve. « D’ici un an, on l’aura remplacé par PICO-500 kg, beaucoup plus gros », m’expliquait le responsabl­e, Ken Clark, devant le PICO déchu, une sorte de bombonne de verre pleine de liquide.

Avec ses trois tonnes d’argon, DEAP a donc une longueur d’avance. Son concurrent principal est l’européen Xenon1T,

«Si la matière noire n’existe pas, cela veut dire qu’on s’est trompé sur la loi de la gravitatio­n.» – Gilles Gerbier, physicien

situé au Gran Sasso, en Italie. Il renferme 3,5 tonnes de xénon liquide, et pourra en contenir à terme 7,5 tonnes. Cela sera-t-il suffisant ? Pas sûr… Les 135 scientifiq­ues de l’expérience Xenon1T, lancée en 2015, sont revenus bredouille­s de leurs premières analyses, en mai dernier. « On est à l’échelle des tonnes et on atteint les limites. Construire des détecteurs plus gros coûterait trop cher », explique Pierre Gorel.

Et si on ne trouve rien dans les 5 à 10 ans qui viennent ? « Ça voudra peut-être dire que les WIMP ont une masse très faible, mais on n’aura pas le moyen technique de les distinguer des neutrinos dans les détecteurs. On risque d’être coincés », explique Gilles Gerbier.

La situation commence à inquiéter

sérieuseme­nt les physiciens. Plusieurs équipes affirment que, si on n’a rien vu jusqu’ici, c’est tout simplement parce que la matière noire n’existe pas. On ferait fausse route depuis le début. « Des théories nouvelles, qui se passent de matière noire, il y en a à la pelle ! Les théoricien­s ont beaucoup d’imaginatio­n. Selon eux, si la matière noire n’existe pas, cela veut dire qu’on s’est trompé sur la loi de la gravitatio­n. Ainsi, la constante de gravitatio­n varierait en fonction de la distance », résume Gilles Gerbier sans trop y croire (voir l’encadré page précédente).

Pierre Gorel non plus n’est pas prêt à renoncer. « Il faut continuer à chercher la matière noire avec différente­s méthodes et matériaux », dit-il. D’autant qu’une découverte ne pourra être proclamée que si

elle est confirmée par deux expérience­s indépendan­tes. « On a bien mis 48 ans à trouver le boson de Higgs, s’exclame Pauline Gagnon. Ce n’est pas une tâche facile ! »

Tous espèrent que le signal tant attendu se fera entendre pour la première fois ici, à 2 km sous terre, dans cet antre surréalist­e. Le retour à la réalité est d’ailleurs un peu brutal : la poussière chaude de la mine, les bottes lourdes, les secousses de la cage, la pluie fine sur le stationnem­ent et ses dizaines de pick-up. Mais ces chercheurs de l’ombre m’ont transmis leur fébrilité. Comme eux, j’espère que le SNOLAB nous donnera bientôt le fin mot de l’histoire. Et comme eux, je sens poindre la crainte que l’objet de cette quête ne soit qu’une illusion.

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galaxie amas de galaxies Rayons déviés par la « lentille » Tere L’effet de lentille gravitatio­nnelle permet aux astronomes d’observer les galaxies très lointaines, qui seraient normalemen­t « cachées » par d’autres objets situés devant elles. Les rayons...
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Le détecteur PICO

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