Le cabinet des curiosités
Une incursion dans le monde des ouvrages rares et anciens.
Visite d'une collection de livres rares.
Sur cet étage du pavillon SamuelBronfman, à l’Université de Montréal, l’ambiance est feutrée, lumineuse et quasi solennelle. Nous sommes dans la bibliothèque des livres rares et anciens, qui abrite une collection inestimable : plus de 150 000 documents, livres, peintures et objets. Dans l’une des pièces, une tablette d’argile 1 de 4 000 ans côtoie un parchemin du XIIe siècle et un manuscrit du Moyen Âge 2 qui daterait du XIVe !
En circulant entre ces trésors du passé, auxquels Québec Science a eu un accès privilégié, une odeur particulière se perçoit, à mille lieues de celle émanant de l’encre des livres modernes. Des notes boisées dans certains recoins, des effluves de vieux papier en d’autres.
L’histoire de la bibliothèque commence dès la fondation de l’Université de Montréal, en 1878. Celle-ci s’agrandit au fur et à mesure des dons et des legs de la part de particuliers, de la communauté ou de diplômés. Elle abrite plusieurs collections importantes, dont celles nommées Baby et Melzack. « La bibliothèque est reconnue pour ses nombreux livres concernant l’histoire du Canada et de la Nouvelle-France 3 , notamment grâce à ces deux collections », explique notre guide, le bibliothécaire Normand Trudel 4 . Lorsque des livres anciens arrivent à la bibliothèque, ils sont minutieusement inspectés pour s’assurer qu’il n’y a pas de trace de vers, car ces derniers risqueraient de contaminer les autres livres. La température et le taux d’humidité sont contrôlés. La luminosité est également corrigée à l’aide de filtres anti-UV ajoutés aux néons pour empêcher la décoloration des reliures.
« Auparavant, on portait des gants pour manipuler les livres, mais des études récentes ont démontré qu’en se nettoyant les mains au préalable avec du gel antiseptique, il n’y avait pas de problème. C’est d’ailleurs préférable sans les gants, car on perdait de la dextérité », précise le bibliothécaire.
Seulement au toucher, Normand Trudel peut estimer la période à laquelle le livre a été imprimé. Le parchemin qui apparaît dès le IIe siècle avant Jésus Christ, était couramment utilisé en Europe au XIIIe siècle. Au Moyen Âge, les manuscrits étaient fabriqués sur du parchemin ou du vélin, à partir de la peau d’un animal. Le papier, quant à lui, a pris son essor au XVe siècle. La reliure et la couverture donnent aussi des indices sur l’origine du manuscrit.
Souvent présentés dans des reliures de couleurs uniformes, les premiers livres imprimés sont sobres. Au fil des siècles, ces reliures ont été ensuite finement décorées de gravures ou de lignes d’or.
Paradoxalement, les livres les plus vieux se sont mieux préservés que ceux du XIXe siècle. « Les livres du XIXe siècle sont jaunis et ne sont pas en bonne
condition. On ne peut même pas les ouvrir, car ils s’effritent et tachent les doigts, souligne Normand Trudel. Plus on recule dans le temps, plus le livre est résistant. Les gens s’imaginent que les livres du Moyen Âge tombent en poussière, mais ils sont au contraire très robustes. Le livre était précieux à cette époque et il était conçu pour durer. »
Fenêtres sur le passé
Au-delà du livre lui-même, ce qui le rend encore plus précieux aux yeux du conservateur, c’est l’histoire qu’il porte. Certains
ont été abîmés volontairement pour censurer des passages. Ce sont des livres mis à l’Index, interdits par l’Église catholique au XVIe siècle. La bibliothèque en possède quelques-uns, dont le Nouveau Testament traduit par Érasme. L’ouvrage a reçu plusieurs coups de poignard. « On a aussi biffé 5 le visage des personnages et des corps nus à l’intérieur », remarque Normand Trudel. D’autres livres ont connu une fin encore plus tragique : ils étaient carrément brûlés.
Par ailleurs, les oeuvres ont souvent voyagé entre différents propriétaires. Il était commun de retrouver dans les premières pages du livre ce qu’on appelle un ex-libris, une inscription indiquant le nom du propriétaire du livre, avec les armoiries ou une note manuscrite 6 . Et si le livre changeait de mains, le nouveau propriétaire ajoutait alors son nom.
« On peut ainsi trouver un manuscrit avec plusieurs noms et suivre son parcours à travers l’histoire », explique le spécialiste des livres anciens. Comme celui ayant d’abord appartenu à la noblesse française, puis qui s’est retrouvé en Nouvelle-France, entre les mains de l’une des premières familles canadiennes-françaises, celle de Charles Le Moyne, baron de Longueuil. Ou encore celui qui contient les sermons de saint Augustin et qui a traversé l’Atlantique avec les jésuites 7 . Il est l’un des premiers livres ayant atteint la Nouvelle-France en 1632, alors que les Français reprennent possession du territoire.
D’autres permettent une incursion plus personnelle, comme ce livre, Les remèdes des maladies du corps humain, paru en 1702, où l’on découvre une parcelle de l’âme du propriétaire. « Joseph Denoix, qui possédait ce livre, y a consigné sa douleur lors de la mort de son fils en 1756. Il a écrit cette note en plein milieu de la nuit. C’est fascinant, car je suis certain qu’il ne s’imaginait pas que, 300 ans plus tard, nous le lirions », songe Normand Trudel. Puisque le papier était un support rare à cette époque – et par conséquent recherché – il était commun de trouver à l’intérieur des livres des exercices d’écriture, des dessins, des recettes ou, comme dans ce cas-ci, des confidences.
Ces ouvrages avec des marques de provenance sont si nombreux, que la bibliothèque en constituera un répertoire l’été prochain. Les livres seront alors photographiés et l’ex-libris mis en contexte pour mieux comprendre l’histoire et ainsi diffuser ces tranches du passé auprès du grand public.