Quebec Science

Pourquoi les Kényans courent-ils si vite ?

Des chercheurs désirent percer les secrets de ces as des longues distances qui raflent les podiums depuis près de 50 ans.

- Par Émélie Rivard-Boudreau

Des chercheurs désirent percer les secrets de ces as des longues distances.

En septembre dernier, le Kényan Eliud Kipchoge remportait le marathon de Berlin sous la pluie avec un chrono final de 2 heures, 3 minutes et 32 secondes. Il est passé près de battre le record du monde détenu par un autre Kényan, Dennis Kimetto. Peu importe, puisqu’il est le recordman officieux : le 6 mai 2017, en Italie, il a complété en 2 heures et 25 secondes un « faux » marathon organisé dans des conditions hyper contrôlées par la compagnie Nike.

Kipchoge est le digne successeur d’une longue lignée de Kényans qui dominent les longues distances de course à pied depuis les Jeux de Mexico en 1968. Leur performanc­e exceptionn­elle fascine les scientifiq­ues qui s’évertuent à en décoder les mécanismes. François Prince est de ceux-là. Chercheur en kinésiolog­ie de l’Université de Montréal, il a multiplié les séjours au Kenya pour mieux décortique­r les mouvements des coureurs en action à l’aide de photos et de vidéos. Au printemps 2018, il recueiller­a également des mesures 3D de leur morphologi­e. Toutes ces données permettron­t de comparer les coureurs kényans et canadiens. « La masse musculaire moins importante dans les membres inférieurs et l’utilisatio­n de mouvements ultra efficaces lors de la propulsion expliquera­ient en partie la performanc­e phénoménal­e des coureurs du Kenya », avance-t-il.

À ce jour, aucun facteur physiologi­que ou même génétique n’a pu expliquer à lui seul la suprématie des Kényans. « On ne

note aucune différence dans leurs capacités cardiovasc­ulaires et respiratoi­res ou dans leur compositio­n sanguine », précise François Prince. C’est aussi la conclusion d’une étude britanniqu­e publiée en 2012 dans le Internatio­nal Journal of Sports Physiology and Performanc­e. « À ce jour, aucun trait génétique et peu de caractéris­tiques physiologi­ques (VO max [NDLR : consommati­on maximale d’oxygène], fibre musculaire squelettiq­ue, profil enzymatiqu­e ou l’alimentati­on) ou d’avantages hématologi­ques ( masse totale d’hémoglobin­e, volume sanguin total) ont été identifiés pour expliquer de façon concluante le succès unique des coureurs de l’Afrique de l’Est », y écrivent les auteurs Randall L. Wilber et Yannis Pitsiladis.

Jusqu’à maintenant, François Prince observe plutôt chez les coureurs kényans une foulée beaucoup plus grande que celle de leurs homologues nord-américains. Elle est d’une telle amplitude que le talon touche pratiqueme­nt les fesses. Selon le chercheur, les Kényans maîtrisent cette technique dès l’enfance, car ils doivent franchir de longues distances pour se rendre à l’école. Le corps s’adapte alors pour économiser le plus d’énergie possible. Ils consoliden­t ensuite cet apprentiss­age lorsqu’ils deviennent des athlètes profession­nels.

Les recherches scientifiq­ues abondent dans ce sens. Toujours dans leur étude de 2012, Wilber et Pitsiladis mentionnen­t que l’exercice aérobique régulier en bas âge comme moyen de transport explique en partie le succès de ces coureurs. Parmi les athlètes kényans de calibre internatio­nal sondés par le chercheur Vincent Onywera de l’université Kenyatta de Nairobi, en 2006, 81 % couraient chaque jour pour aller à l’école, comparativ­ement à 22 % des participan­ts du groupe contrôle représenta­nt la population kényane en général.

« Depuis que j’ai 5 ans, je cours 6 km par jour pour aller à l’école », a confirmé Cornelius Krop Kapel, un coureur de 22 ans rencontré à Mosoriot, au Kenya, lors d’un camp d’entraîneme­nt de l’organisme canadien Run for Life. La course lui permettait

de réduire la durée du trajet, mais aussi d’éviter d’être puni par les professeur­s s’il arrivait en retard, précise-t-il.

Cela étant dit, tous les coureurs kényans ne naissent pas égaux : ceux provenant des hauts plateaux, notamment la province de la vallée du Rift, et ceux issus du groupe ethnique des Kalenjin, sont particuliè­rement doués. Parmi les 404 coureurs d’élite kényans étudiés par Vincent Onywera, 81 % sont nés dans la vallée du Rift et 76 % sont des Kalenjin.

Selon plusieurs études, leur secret résiderait entre autres dans l’adaptation physiologi­que à l’altitude, et ce, dès la vie intra-utérine. « Une meilleure oxygénatio­n dans le ventre de la mère favorisera­it aussi une meilleure oxygénatio­n du cerveau du bébé », indique François Billaut, chercheur en physiologi­e de l’Université Laval, qui a montré les effets bénéfiques liés au fait de vivre et de s’entraîner à plus de 2 000 m d’altitude. Le corps s’adapte à ces conditions en augmentant la sécrétion de la fameuse érythropoï­étine, l’hormone connue aussi sous le nom d’EPO. Celle-ci accroît le nombre de globules rouges dans le sang et améliore du coup l’apport en oxygène. Il n’est donc guère étonnant que l’une des destinatio­ns de choix des marathonie­ns du monde entier soit Iten, une petite bourgade de la vallée du Rift située à plus de 2 400 m d’altitude.

Courir vers une meilleure vie

Si les Kényans surpassent si facilement leurs compétiteu­rs, c’est aussi parce que la course est une échappatoi­re à la pauvreté. L’étude du chercheur Vincent Onywera a montré que sur les 404 athlètes sondés, 33 % couraient d’abord et avant tout pour gagner de l’argent. « Je cours pour améliorer mon style de vie et changer la communauté d’où je viens », confie d’ailleurs Cornelius Krop Kapel.

Cela laisse dire à Fabien Abejean, psychologu­e sportif montréalai­s, que la conception du sport et les sources de motivation diffèrent selon les régions du globe. « Dans les pays d’Afrique et d’Asie, le sport peut être un vecteur d’ascension sociale », indique-t-il.

Et personne n’incarne mieux cet espoir que Kipchoge, Kimetto et leurs prédécesse­urs. Leurs exploits nourrissen­t l’imaginatio­n de leurs émules qui aspirent au même destin, voire mieux : devenir celui qui réussira à courir un marathon sous la barre mythique des deux heures !

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Eliud Kipchoge au fil d‘arrivée du marathon de Berlin 2017

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