Médicaments: Pourquoi payons-nous si cher?
Au Canada, le prix des médicaments est déterminé par un système complexe, régulé à plusieurs niveaux: celui de l’industrie elle-même, ceux des gouvernements fédéral et provincial, et celui des pharmacies. Résultat ? Des prix gonflés et un manque criant de
Entrevue avec Marc-André Gagnon, expert en politiques de santé.
C’est un constat qui revient régulièrement dans l’actualité : les médicaments coûtent beaucoup plus cher au Canada que dans les autres pays. Quelle en est la cause ? Un système compliqué qui combine régimes publics et privés d’assurance médicaments et laisse libre cours à des pratiques professionnelles douteuses, autant de la part de l’industrie pharmaceutique que des réseaux de pharmacies. Cela entraîne toutes sortes de dérives : des frais d’ordonnance abusifs, des médicaments génériques vendus au prix des médicaments de marque, de mystérieux rabais accordés par les fabricants et des régimes privés qui encouragent la prescription de médicaments onéreux, ayant peu d’intérêt thérapeutique.
Pour y voir plus clair et « disséquer » ce qui se cache derrière les factures de médicaments, nous avons discuté avec Marc-André Gagnon, professeur agrégé à l’École d’administration et de politique publique de l’Université Carleton à Ottawa. Son verdict : il est urgent d’opter pour un régime fédéral universel public !
Québec Science : On entend régulièrement que les médicaments sont plus chers au Canada qu’ailleurs. Est-ce le cas ? Marc-André Gagnon :
Oui. Le Canada est l’un des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) où les médicaments prescrits sont les plus chers, en troisième position après les États-Unis et le Mexique.
De tous les pays qui offrent des régimes publics d’assurance maladie, le Canada est le seul à ne pas y avoir inclus le médicament. Nous sommes une exception avec un régime public-privé. Ainsi, à la place d’un régime universel unique pour les médicaments, nous avons 10 régimes publics différents (un pour chaque province), et un régime du gouvernement fédéral pour les Autochtones, les réfugiés, les prisonniers et l’armée. Ces 11 régimes publics couvrent 40 % du marché. Les régimes privés couvrent le reste.
Cette fragmentation explique en partie pourquoi les prix sont si élevés, à la fois pour les médicaments brevetés (de marque) et les génériques.
QS Pourquoi ? Comment sont déterminés les prix des médicaments ? MAG
Quand on parle du prix d’un médicament, on inclut le prix payé au producteur (c’est-à-dire à la compagnie pharmaceutique), une part d’environ 7 % au distributeur, et souvent une marge de profit pour la pharmacie.
Ce qu’on paie au producteur est négocié à l’échelle du pays. À la fin des années 1980, le gouvernement fédéral a modifié la loi sur les médicaments brevetés pour attirer les investissements du secteur pharmaceu- tique. L’idée était d’assurer à l’industrie un prix d’achat élevé, en échange duquel elle s’engageait à réinvestir 10 % des ventes au Canada en recherche et développement. On a donc volontairement visé à être le quatrième ou cinquième pays le plus cher au monde pour les produits brevetés, tout en mettant en place un chien de garde, le Conseil d’examen des prix des médicaments brevetés (CEPMB), dont le rôle est de s’assurer qu’il n’y a pas de prix abusifs. Sauf que, depuis 2002, l’industrie a cessé de respecter son engagement, invoquant des motifs économiques.
Parallèlement, depuis une dizaine d’années, une nouvelle dynamique s’est établie au niveau international. L’industrie s’est mise à offrir des rabais confidentiels, un peu comme des vendeurs d’automobiles. Il y a un prix officiel affiché (qui n’est pas toujours le même dans les différents pays), mais personne ne sait ce que paient en réalité les autres. Le problème, c’est que la capacité du Canada à négocier les prix et à obtenir des rabais est assez faible.
QS Pour quelle raison ? MAG
À cause des régimes privés. Dans les pays qui ont un régime public universel, on évalue la valeur thérapeutique d’un nouveau médicament et on décide de le rembourser uniquement s’il apporte un vrai bénéfice par rapport à ses concurrents. Ici, la plupart des régimes privés acceptent de rembourser tous les médicaments approu-
vés par Santé Canada, quels qu’ils soient. Accepteriez-vous de payer 65 $ votre café au Tim Hortons seulement parce qu’on y a ajouté un peu de caramel ? Les régimes privés, eux, acceptent !
Résultat, sur le marché nord-américain, les compagnies arrivent avec des médicaments qui ont très peu de valeur thérapeutique et des prix très élevés, en sachant qu’ils seront remboursés. En fait, 18 % des médicaments vendus au Canada ne le sont nulle part ailleurs, sauf aux États-Unis. Ce qui a un autre effet pervers : aux États-Unis, les médicaments coûtent deux fois plus cher qu’ailleurs dans le monde. Pour de nombreux médicaments, on ne peut donc se comparer qu’à ce pays. En réalité, personne là-bas ne paie ces montants officiels puisqu’il y a des négociations fermes, mais ces prix artificiellement gonflés déterminent tout de même ceux des médicaments.
«Sur le marché nord-américain, les compagnies arrivent avec des médicaments qui ont très peu de valeur thérapeutique et des prix très élevés.»
QS Les rabais confidentiels sont-ils conséquents ?
MAG Ils sont confidentiels, donc totalement opaques ! Mais on arrive à savoir, en parlant avec les directeurs des régimes universels des autres pays, qu’ils obtiennent des rabais d’environ 25 % sur l’ensemble des médicaments brevetés. Au Canada, l’Alliance pharmaceutique pancanadienne (l’APP qui regroupe les régimes publics canadiens, le Québec s’y est joint seulement l’année dernière) obtient des rabais de 5 % à 7 % sur l’ensemble de la facture. C’est donc nettement moindre.
QS Pourquoi, dans ce cas, ne pas favoriser les médicaments génériques ? MAG
Là aussi, le Canada a un système vraiment bizarre. Selon un rapport du CEPMB paru en 2016, les génériques sont 20 % plus chers ici que dans 11 autres pays industrialisés. Et on les paie 30 % à 40 % de plus que la médiane au niveau mondial.
Il y a plusieurs raisons. Alors que beaucoup de pays font des appels d’offres auprès des fabricants de génériques, l’APP a choisi de mettre en place un système de
tarification dégressive. S’il y a un seul fabricant sur le marché, le générique coûtera par exemple 75 % du prix du médicament de marque. S’il y a deux fabricants, le prix chute à 50 %. Et ainsi de suite jusqu’à 18 % ou 15 % pour certains produits. Mais comme le prix des médicaments brevetés est plus élevé qu’ailleurs, on part de plus haut… De plus, la tarification dégressive est assez désavantageuse, car il devient plus intéressant pour les fabricants de génériques de conserver leur part de marché en offrant des ristournes aux pharmacies plutôt que d’amener de nouveaux produits qui feront baisser les prix.
QS Des ristournes ? MAG
Les fabricants de génériques offrent des ristournes aux pharmacies pour qu’elles privilégient leurs produits par rapport à ceux de leurs concurrents.
De plus, pour dégager une marge de
profit, les réseaux de pharmacies ont développé leur marque générique maison. Par exemple, Jean Coutu fait des appels d’offres auprès de fabricants de génériques et revend ensuite les produits au régime public sous sa marque Pro Doc. Une enquête de 2015 de la RAMQ a montré que le réseau dégageait une marge bénéficiaire de 89 % en moyenne ! Pourquoi le gouvernement ne fait-il pas lui-même ses appels d’offres pour obtenir ces prix-là ?
Pour convaincre les pharmaciens propriétaires d’acheter la marque maison plutôt que d’autres génériques, les bannières (Jean Coutu, Proxim, Pharmaprix, etc.) ont mis en place des « programmes de conformité » qui consistaient à donner des ristournes sur les médicaments en vente libre à ceux qui respectaient un certain quota de la marque maison. Les pharmaciens s’en mettaient plein les poches en empiétant sur le code déonto-
logique. Aujourd’hui, les ristournes sont plafonnées à 15 % au Québec (et interdites en Ontario), mais puisque les réseaux de pharmacies sont pancanadiens, il est facile de contourner ces règles.
QS C’est ce qui a conduit le Québec à prendre d’autres mesures pour faire baisser les prix des génériques.
MAG En effet, le Québec a adopté en 2016 un projet de loi permettant au régime public général de faire des appels d’offres, pour réduire les prix et assurer la sécurité d’approvisionnement (donc réduire les pénuries de médicaments). Mais lorsque le ministre de la Santé a menacé de recourir à des appels d’offres en juillet 2017, cela a provoqué une panique chez les industries pharmaceutiques et les réseaux de pharmacies. L’Association canadienne du médicament générique a demandé au ministre Barrette de négocier et a proposé deux semaines plus tard de baisser les prix officiels de 38 % ! C’est assez fascinant… Le régime public d’assurance médicaments du Québec va ainsi économiser environ 300 millions de dollars par année (l’entente est pour cinq ans). Les régimes privés peuvent aussi bénéficier de ces rabais, même si je pense que l’appel d’offres aurait été beaucoup plus souhaitable.
Les autres provinces ont vu ça et se sont bousculées au portillon pour aller chercher des économies qu’elles ne pourraient atteindre avec la tarification dégressive. Si les autres provinces obtiennent elles aussi 38 % de rabais sur les génériques, ça représentera 2 milliards de dollars d’économies pour tous les Canadiens (sachant que l’ensemble de la facture des médicaments prescrits atteint 30 milliards par an au Canada).
QS Doit-on comprendre que le Québec est mieux loti que les autres provinces ? MAG
Les prix des médicaments brevetés sont les mêmes dans l’ensemble du pays. De plus, le Québec s’est doté d’une politique du meilleur prix disponible. Si une province négocie un rabais officiel, le même rabais doit s’appliquer automatiquement au Québec. Donc, en théorie, on paie toujours le plus bas prix disponible.
En réalité, les choses sont un peu plus compliquées. Il existe des frais d’ordonnance, appelés aussi honoraires professionnels, un montant perçu par le pharmacien pour chaque médicament vendu. Le régime public, qui couvre les personnes âgées, les bénéficiaires de l’assistance sociale, etc., a fixé ces frais à environ 8,50 $ par prescription. Mais le système est un peu sournois, puisqu’il permet aux pharmaciens d’utiliser ce levier pour tirer de l’argent des régimes privés. Une enquête de Protégez-vous parue en septembre démontre que le prix d’un médicament peut varier du simple au double d’une pharmacie à l’autre, simplement en raison de ces frais.
QS Comment est-ce possible ?
MAG Là encore, les régimes privés remboursent une bonne partie de la facture (au minimum 65,2 % du coût total), quel que soit le montant. En gros, le système accepte les frais abusifs pour le régime privé…
Jusqu’au 15 septembre dernier, tout se faisait dans la plus grande opacité. Les frais d’ordonnance, qui n’apparaissaient nulle part sur la facture, doivent désormais être détaillés. Cette transparence est bienvenue, notamment pour les chercheurs et les économistes, qui n’ont aucune donnée sur les régimes privés depuis 20 ans ! Pour la première fois, on pourra comparer nos frais d’ordonnance à ceux des autres provinces et réaliser à quel point on se fait rouler dans la farine (voir le graphique ci-contre).
QS Est-ce que cette mesure limitera les abus d’honoraires ? MAG
Ce n’est pas sûr, car il faudrait que les patients consultent les prix dans toutes les pharmacies de leur quartier pour trouver les moins élevés. Il y a aussi d’autres raisons pour lesquelles on paie plus cher les frais d’ordonnance, notamment parce que le régime public exige un renouvellement mensuel des ordonnances (dans les autres provinces, on peut obtenir ses médicaments pour trois ou six mois).
QS Quelles seraient, selon vous, les solutions pour que les citoyens aient accès à des médicaments moins onéreux ? MAG
La transparence des factures est un pas en avant. Mais, fondamentalement, seul un régime public universel d’assurance médicaments pourra d’une part négocier des coûts à la baisse pour les médicaments, et d’autre part maximiser la valeur thérapeutique pour chaque dollar dépensé. Cela aiderait à promouvoir des habitudes de prescriptions rationnelles, fondées sur les preuves, plutôt que sur les campagnes promotionnelles des firmes pharmaceutiques. De plus, en remboursant des médicaments peu efficaces sur le plan thérapeutique, les régimes privés réduisent d’autant les incitatifs pour une véritable innovation dans le domaine pharmaceutique.
QS Est-ce possible à instaurer cela au Canada ? MAG
Il y a une prise de conscience. Le directeur parlementaire du budget a déposé un rapport en septembre dernier qui démontre que la mise en place d’un régime fédéral public universel d’assurance médicaments pourrait non seulement améliorer l’accès aux médicaments et les résultats en santé pour l’ensemble de la population, mais permettrait aussi de réduire de 17 % les dépenses. Il reste à voir si le politique suivra. Aucune administration fédérale n’a envie d’augmenter son budget santé de 20 milliards de dollars.
Mais il faut se demander si on doit penser l’accès aux médicaments comme un droit pour tous les Canadiens ou comme un privilège offert par les employeurs à leurs employés. L’Ontario a fait un pas de géant récemment en annonçant qu’il couvrirait tous les Ontariens de moins de 25 ans dès janvier 2018. C’est un changement de paradigme : l’accès aux médicaments devient un droit à un service de santé. Un exemple à suivre pour les autres provinces.
«Fondamentalement, seul un régime public universel d’assurance médicaments pourra faire baisser les coûts.»