Pendant ce temps à Modane...
Pour accéder au Laboratoire souterrain de Modane (LSM), le laboratoire le plus profond d’Europe, il faut emprunter le tunnel de Fréjus, un étroit couloir routier de 13 km entre Modane en Savoie, et Bardonneche dans le Piémont italien. Si les quelques techniciens qui y travaillent ont accès à un minuscule espace de stationnement en bordure de la route, les visiteurs occasionnels n’ont pas le choix : il faut interrompre la circulation pour permettre au minibus de s’arrêter devant une porte coulissante, le temps de faire descendre les gens le plus vite possible. Puis la porte se referme hermétiquement, pour éviter toute pollution.
À l’intérieur, la première impression est décevante : une voûte de béton vide et grise sert d’antichambre. Au fond, une petite porte étanche donne accès au labo. L’espace utile y est restreint – à peine 450 m2. Et encombré. Des bombonnes de gaz, des plaques de plomb empilées, des enchevêtrements de fils, des escabeaux, etc. « On utilise tout l’espace qu’on peut; surtout, ne touchez à rien », rappelle notre hôtesse, Charlotte Riccio, technicienne supérieure, responsable du contrôle de qualité.
Au-dessus de nous, 1 700 m de roc. C’est un peu moins que pour le labo de Sudbury, enfoui à plus de 2 000 m. Dans les deux cas, le couvert rocheux sert de blindage naturel contre le rayonnement cosmique qui nous expose, à la surface, à une dose quotidienne de 8 millions de particules par mètre carré. Ici, ce rayonnement ne dépasse pas quatre particules par mètre carré par jour. Mais il faut aussi tenir compte de la radioactivité naturelle des matériaux terrestres. Au LSM, on ne laisse pas entrer l’air extérieur (qui peut contenir du radon), on décontamine tous les appareils utilisés dans les expériences et on stocke les métaux utilisés pour le blindage bien au-delà de la demi-vie de leurs isotopes radioactifs, pour s’assurer qu’ils sont inertes. «B ienvenue dans l’endroit le moins radioactif du monde » confirme Charlotte Riccio, en ajoutant que, dans ce labo, la source principale de radiation résiduelle vient des émissions naturelles… de nos corps !
L’absence quasi totale de radiations dans le LSM en a fait un lieu privilégié pour calibrer les appareils de mesure et concevoir les systèmes de blindage utilisés dans les autres observatoires de physique des particules. On y étudie aussi la croissance de colonies bactériennes dans un environnement sans rayons cosmiques, question de voir l’influence de ce rayonnement sur l’évolution.
Le laboratoire offre aussi des services d’analyse. La mesure du rayonnement du césium 137, un élément qui n’existait pas en nature avant les premières bombes atomiques de 1945, permet de vérifier, par exemple, l’authenticité de vins millésimés sans avoir à déboucher les bouteilles. On utilise aussi cet indicateur pour assurer la traçabilité de produits agricoles. « Toutes ces analyses peuvent être faites ailleurs, mais le bruit de fond du rayonnement cosmique rend les mesures plus difficiles. Ce qu’on réalise en trois jours à la surface, on peut le faire en quelques heures ici », explique notre guide.
Mais ce n’est pas seulement pour faciliter ces analyses qu’on a construit cette étrange caverne, en 1982. La première cible des recherches, c’était le neutrino. Car quand on dit que tout le rayonnement cosmique est bloqué, on exclut ces particules sans charge électrique et qu’on a longtemps cru sans masse.
Il y a quelques années, un physicien italien, Ettore Majorana, avait postulé que le neutrino pourrait être sa propre antiparticule, cette propriété pouvant expliquer comment a été « autocréée » la masse qui compose la partie visible de notre univers. Si son hypothèse est vraie, les neutrinos pourraient se désintégrer spontanément, en émettant deux électrons dont on connaît précisément l’énergie. Ce sont ces paires d’électrons que l’énorme détecteur de Modane, baptisé Super-NEM O (pour Neutron Ettore Majorana Observatory), tente de détecter.
À ses côtés, on a installé le détecteur EDELWEISS, avec en son coeur 30 kg de balles de germanium refroidies presque au zéro absolu (-273,15 oC). À cette température, les atomes ne bougent plus. On croit toutefois que le seul passage de particules massives à proximité des noyaux atomiques pourrait les faire osciller. EDELWEISS est conçu pour mesurer ces oscillations. «C ’est actuellement une des expériences les plus sensibles au monde pour détecter la matière noire », selon le directeur du labo, Fabrice Piquemal. Il devra toutefois faire preuve de patience car, pour l’heure, les scientifiques du LSM, à l’instar du reste de la communauté des astrophysiciens, n’ont toujours pas vu l’ombre de la « masse manquante » de l’Univers. lQS