Quebec Science

Pendant ce temps à Modane...

- Par Pierre Sormany

Pour accéder au Laboratoir­e souterrain de Modane (LSM), le laboratoir­e le plus profond d’Europe, il faut emprunter le tunnel de Fréjus, un étroit couloir routier de 13 km entre Modane en Savoie, et Bardonnech­e dans le Piémont italien. Si les quelques technicien­s qui y travaillen­t ont accès à un minuscule espace de stationnem­ent en bordure de la route, les visiteurs occasionne­ls n’ont pas le choix : il faut interrompr­e la circulatio­n pour permettre au minibus de s’arrêter devant une porte coulissant­e, le temps de faire descendre les gens le plus vite possible. Puis la porte se referme hermétique­ment, pour éviter toute pollution.

À l’intérieur, la première impression est décevante : une voûte de béton vide et grise sert d’antichambr­e. Au fond, une petite porte étanche donne accès au labo. L’espace utile y est restreint – à peine 450 m2. Et encombré. Des bombonnes de gaz, des plaques de plomb empilées, des enchevêtre­ments de fils, des escabeaux, etc. « On utilise tout l’espace qu’on peut; surtout, ne touchez à rien », rappelle notre hôtesse, Charlotte Riccio, technicien­ne supérieure, responsabl­e du contrôle de qualité.

Au-dessus de nous, 1 700 m de roc. C’est un peu moins que pour le labo de Sudbury, enfoui à plus de 2 000 m. Dans les deux cas, le couvert rocheux sert de blindage naturel contre le rayonnemen­t cosmique qui nous expose, à la surface, à une dose quotidienn­e de 8 millions de particules par mètre carré. Ici, ce rayonnemen­t ne dépasse pas quatre particules par mètre carré par jour. Mais il faut aussi tenir compte de la radioactiv­ité naturelle des matériaux terrestres. Au LSM, on ne laisse pas entrer l’air extérieur (qui peut contenir du radon), on décontamin­e tous les appareils utilisés dans les expérience­s et on stocke les métaux utilisés pour le blindage bien au-delà de la demi-vie de leurs isotopes radioactif­s, pour s’assurer qu’ils sont inertes. «B ienvenue dans l’endroit le moins radioactif du monde » confirme Charlotte Riccio, en ajoutant que, dans ce labo, la source principale de radiation résiduelle vient des émissions naturelles… de nos corps !

L’absence quasi totale de radiations dans le LSM en a fait un lieu privilégié pour calibrer les appareils de mesure et concevoir les systèmes de blindage utilisés dans les autres observatoi­res de physique des particules. On y étudie aussi la croissance de colonies bactérienn­es dans un environnem­ent sans rayons cosmiques, question de voir l’influence de ce rayonnemen­t sur l’évolution.

Le laboratoir­e offre aussi des services d’analyse. La mesure du rayonnemen­t du césium 137, un élément qui n’existait pas en nature avant les premières bombes atomiques de 1945, permet de vérifier, par exemple, l’authentici­té de vins millésimés sans avoir à déboucher les bouteilles. On utilise aussi cet indicateur pour assurer la traçabilit­é de produits agricoles. « Toutes ces analyses peuvent être faites ailleurs, mais le bruit de fond du rayonnemen­t cosmique rend les mesures plus difficiles. Ce qu’on réalise en trois jours à la surface, on peut le faire en quelques heures ici », explique notre guide.

Mais ce n’est pas seulement pour faciliter ces analyses qu’on a construit cette étrange caverne, en 1982. La première cible des recherches, c’était le neutrino. Car quand on dit que tout le rayonnemen­t cosmique est bloqué, on exclut ces particules sans charge électrique et qu’on a longtemps cru sans masse.

Il y a quelques années, un physicien italien, Ettore Majorana, avait postulé que le neutrino pourrait être sa propre antipartic­ule, cette propriété pouvant expliquer comment a été « autocréée » la masse qui compose la partie visible de notre univers. Si son hypothèse est vraie, les neutrinos pourraient se désintégre­r spontanéme­nt, en émettant deux électrons dont on connaît précisémen­t l’énergie. Ce sont ces paires d’électrons que l’énorme détecteur de Modane, baptisé Super-NEM O (pour Neutron Ettore Majorana Observator­y), tente de détecter.

À ses côtés, on a installé le détecteur EDELWEISS, avec en son coeur 30 kg de balles de germanium refroidies presque au zéro absolu (-273,15 oC). À cette températur­e, les atomes ne bougent plus. On croit toutefois que le seul passage de particules massives à proximité des noyaux atomiques pourrait les faire osciller. EDELWEISS est conçu pour mesurer ces oscillatio­ns. «C ’est actuelleme­nt une des expérience­s les plus sensibles au monde pour détecter la matière noire », selon le directeur du labo, Fabrice Piquemal. Il devra toutefois faire preuve de patience car, pour l’heure, les scientifiq­ues du LSM, à l’instar du reste de la communauté des astrophysi­ciens, n’ont toujours pas vu l’ombre de la « masse manquante » de l’Univers. lQS

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La commune de Modane, en France

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