Quebec Science

La soupe du jour

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Je roulais l’autre jour en direction du mont Orford pour y donner une conférence – une autre. C’était d’ailleurs une journée ordinaire, une journée grise de novembre. Un vieil ami m’accompagna­it, un habitué de la route comme moi, un complice qui appréciait chaque kilomètre du voyage, heureux dans l’intervalle entre le point A et le point B, dans une voiture noire. Nous allions en jasant, songeant à la parenthèse du temps, filant le long d’un corridor tranquille, roulant entre les arbres nus, comme si la nature était en prière, immobile et recueillie, en attendant le froid, la neige, la première tempête. Poussés par la faim, nous avons pris une sortie de l’autoroute où des panneaux nous faisaient miroiter le catalogue entier des restaurant­s de notre époque, du poulet jusqu’aux beignes, du hamburger jusqu’aux saveurs thaïlandai­ses. C’était l’oasis autoroutiè­re, avec ses devantures criardes, ses façades dont la laideur est voulue, recherchée, répétée; ses logos si familiers, le décor même de nos idées frites, de nos idées sauce. Un peu perdu derrière une enfilade de pompes à essence, un restaurant faisait bande à part. Il s’annonçait comme un simple restaurant, sans plus. Mon ami, qui ne fréquente pas les McDo de ce monde, suggéra d’aller manger dans ce diner de l’ancien temps.

À peine franchie la porte d’entrée, nous sommes retournés 60 ans en arrière, comme dans une scène de cinéma. Il y avait deux comptoirs en formica qui s’avançaient en forme de « U », de petites péninsules; deux courbes bien dessinées à partir des cuisines, entourées de tabourets. La salle était assez grande, les tables bien espacées, avec de grandes fenêtres vitrées qui donnaient sur l’immense stationnem­ent où des camions-remorques reprenaien­t leur souffle. Impression­nés par ces comptoirs vintage, nous y avons pris place. La serveuse, qui n’en était pas à ses premiers clients, portait un uniforme et maniait le menu avec une belle dextérité. Elle nous aborda immédiatem­ent et sans ambages; familière, mais tout à fait aimable : « La soupe du jour, c’est de la won ton; posez pas de questions, ici tout est bon. » Sans regarder le menu, mon ami commanda machinalem­ent un club sandwich et moi, inspiré par l’esprit du lieu, un hamburger steak aux oignons cuits, avec des frites, bien entendu. Nous avons aussi pris la soupe du jour. J’avais devant moi l’assortimen­t traditionn­el : le ketchup, le vinaigre, la salière, la poivrière, le pot de cure-dents, les « biscuits soda » dans de petits sachets en plastique. Je dis à mon ami : « Jadis, dans des restaurant­s de ce genre, il y avait quelques plats classiques, toujours les mêmes. Immanquabl­ement, nous prenions le hot chicken sandwich, le club sandwich, le hamburger steak ou les spaghettis aux boulettes. Pas besoin d’explicatio­ns, de réflexions, de discussion­s, de cours de chimie alimentair­e, de médecine culinaire ou d’un diplôme en épicurisme pour choisir son plat. »

Autour de nous, quatre camionneur­s mangeaient leur soupe du jour, chacun dans sa bulle, silencieux, plongé dans le Journal de Montréal. On entendait seulement la voix de la serveuse, elle s’adressait à chaque client comme à une vieille connaissan­ce. Le restaurant en son entier, les gens, les murs et les plafonds n’appartenai­ent pas au temps présent; l’entrée était un portail temporel. Aucun ordinateur ouvert sur les tables, pas de café expresso, pas de jus de betteraves, de pain à l’épeautre ou de muffin aux cerises de Croatie. La soupe du jour est une potion magique qui remonte la flèche du temps. Elle nous ramène au manger de la maison maternelle. Soupe aux légumes, soupe aux tomates, soupe au « blé d’Inde », soupe au poulet et nouilles, soupe aux pois. La soupe du jour n’est pas une soupe ordinaire; c’est la soupe de l’habitant, la soupe du curé charitable, la soupe populaire, la sagamité des Amérindien­s, le bouillon de toutes les cultures. C’est la soignante, la rassurante, la force et le réchaud. L’exilé pense souvent à la marmite de son enfance, au chaudron familier dans lequel on a mis les restants de tous les repas; un bouillon éternel qui nous attend au bout de la route. Le diner est le refuge où nous mangerons cette soupe-là, le remède aux frissons de toutes nos solitudes. Pure conviviali­té, la soupe nous rassemble dans notre humaine universali­té. Le temps d’une soupe du jour, mon ami et moi, nous avons été des frères.

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