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La biochimiste Mona Nemer a été nommée scientifique en chef du Canada, en octobre 2017, un poste à reconstruire puisqu’il a été aboli sous le gouvernement Harper. Premier bilan.
Entrevue avec la nouvelle scientifique en chef du Canada, Mona Nemer.
La scientifique en chef du Canada, Mona Nemer, était attendue avec impatience sur la colline parlementaire. Plus de 1 000 messages de soutien lui sont parvenus à la suite de l’annonce de sa nomination. Leurs auteurs ? Des chercheurs et des citoyens heureux que le premier ministre Justin Trudeau ait tenu sa promesse de campagne électorale : récréer le poste de scientifique en chef, aboli en 2008 par les conservateurs. Accueillie avec tambour et trompette, Mona Nemer doit maintenant relever des défis de taille, entre autres rebâtir les ponts entre les scientifiques et le gouvernement, et s’assurer que les futures politiques publiques seront fondées sur les données probantes. Rien toutefois pour décourager cette biochimiste bardée de prix qui n’en est pas à son premier combat. À l’âge de 17 ans, alors qu’elle étudiait dans un collège pour filles dans son Liban natal, elle a milité avec ses consoeurs pour avoir accès à un programme scientifique. Et elles l’ont obtenu !
Cent jours et des poussières après son entrée en poste, Mona Nemer dresse un premier bilan.
Québec Science : En quoi consiste le rôle de scientifique en chef ?
Mona Nemer : J’offre des conseils d’ordre scientifique au gouvernement, au premier ministre, à la ministre de la Science et aux membres du cabinet. J’examine les processus pour faire en sorte que les données probantes soient prises en considération dans les décisions politiques. D’autre part, je veille à ce que le gouvernement soutienne l’avancement des connaissances tant dans les laboratoires fédéraux qu’à l’extérieur du gouvernement, par exemple dans les universités. Enfin, je compte encourager les jeunes à embrasser des carrières scientifiques et aider le public à comprendre les fondements scientifiques derrière les politiques publiques et les grands enjeux sociaux.
QS Le Canada n’avait plus de scientifique en chef depuis 2008. N’ayant aucun prédécesseur immédiat, vers qui vous êtes-vous tournée pour mieux comprendre vos nouvelles fonctions ?
MN J’ai eu deux emplois où j’ai dû apprendre sur le tas : mère et scientifique en chef! Heureusement, plusieurs pays et juridictions ont leurs scientifiques en chef sur lesquels j’ai pu m’appuyer, notamment celui du Québec, Rémi Quirion. Cette collégialité est une bonne chose pour la planète et le Canada, car on peut faire beaucoup de chemin dans nos relations bilatérales et multilatérales par l’entremise de la diplomatie scientifique.
QS Quelles sont vos priorités ?
MN Avant tout, j’aimerais démontrer la valeur ajoutée que représente un scientifique en chef pour que ce poste devienne permanent. Par ailleurs, deux dossiers me sont chers. Le premier est le renforcement de la culture scientifique, un élément essentiel pour la santé de notre démocratie. Près de la moitié de la population canadienne ne maîtrise pas suffisamment la science pour comprendre et interpréter les résultats de recherche. Si nous voulons que les politiques publiques soient davantage fondées sur la science, nous devons aussi nous assurer que le grand public puisse évaluer si le gouvernement utilise correctement ou non les données probantes. Le second dossier concerne la création de passerelles entre les scientifiques fédéraux, universitaires et issus du privé. La science canadienne dans son ensemble doit apprendre à mieux communiquer. Il faut éviter le travail en silo qui freine l’innovation. Historiquement, les grandes découvertes se sont faites à l’intersection des disciplines.
QS Justement, dans son dernier budget, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il injecterait 3,8 milliards de dollars dans la science au cours des cinq prochaines années, dont une bonne partie sera consacrée à la recherche fondamentale. Une somme qualifiée de « historique » qui vise à rattraper des années de sous-financement. MN Vous devinerez que j’en suis très satisfaite. Dès mon arrivée en poste, j’ai exprimé clairement mon appui à une hausse des investissements en recherche pour stimuler notre capacité à innover,
mais aussi pour former la main-d’oeuvre de demain. Avec ces sommes importantes, nous envoyons un message au reste du monde: le Canada est un pays où il y a une fenêtre d’opportunité pour les meilleurs cerveaux, qu’ils soient des chercheurs établis ou des étudiants.
QS Toutefois, sans vouloir jouer les rabat-joies, ces investissements sont loin des recommandations du rapport Naylor qui, en 2017, a examiné le soutien fédéral aux sciences. Il suggérait que les budgets des quatre organismes de subvention de la recherche soient augmentés de 1,3 milliard annuellement. Or, on leur accorde plutôt 1,7 milliard sur cinq ans. MN J’en conviens, mais, de façon réaliste, je crois que peu de gens s’attendaient à ce que 100 % de ces recommandations se concrétisent tout de suite; bien que nous l’espérions.
Cependant, il y a de bons coups dans ce budget. D’abord, les engagements financiers les plus importants sont prévus pour la première année. C’est bien, parce que cela permet de mieux démarrer la machine. Auparavant, les gouvernements, peu importe leur couleur politique, procédaient à l’inverse en prévoyant les plus grosses sommes pour la fin de leur exercice. Et bien qu’il reste du chemin à faire pour améliorer les appuis directs aux organismes subventionnaires, j’ai été agréablement surprise par une ligne dans le budget 2018 qui indique que le gouvernement examinera dans les prochaines années comment mieux soutenir les étudiants à l’aide de bourses d’études et de bourses de recherche. Indirectement, cela augmentera les capacités des fonds de recherche dont une grande partie des budgets d’exploitation vont à l’appui des jeunes chercheurs.
QS Le gouvernement fédéral a récemment décidé de ne pas reconduire le programme de Recherche sur les changements climatiques et l’atmosphère (RCCA), un geste décrié par une coalition internationale de 250 scientifiques. Cela n’envoie-t-il pas un message contradictoire de la part d’un gouvernement qui se dit prêt à défendre l’environnement ? MN Bien que le RCCA ne soit pas reconduit, Environnement et changements climatiques Canada élabore présentement un cadre de travail à moyen long terme qui inclura une portion scientifique.
Je préfère ce genre d’initiative plus pérenne à des projets financés de manière ponctuelle, comme l’était le RCCA. De façon générale, je pense que la science a besoin d’une meilleure planification et d’une vision à long terme. Sinon, on fonctionne en zigzag: un jour, on investit, et le jour suivant, on désinvestit. Ce n’est pas un cycle soutenable et ce n’est pas non plus souhaitable.
QS Vous souhaitez rebâtir des ponts avec les scientifiques fédéraux bâillonnés sous le gouvernement Harper. Un sondage mené par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) a révélé, en février dernier, que la moitié des chercheurs du gouvernement interrogés se disent toujours incapables de parler librement de leurs travaux aux médias. Comment cela influencera-t-il vos interventions auprès des chercheurs ? MN Ces résultats m’ont déçue et attristée. J’avais déjà remarqué ces failles après avoir discuté avec des scientifiques de différents ministères. Ce sondage indique qu’il faut que je poursuive le travail que j’ai déjà entamé; c’est-à-dire élaborer des politiques et des lignes directrices pangouvernementales sur l’intégrité scientifique, avec l’IPFPC et le Conseil du Trésor, de même que faire des recommandations pour renforcer la capacité des scientifiques à communiquer leurs travaux librement.
QS Dans le sondage, on peut lire ce commentaire révélateur émis par un chercheur : « Un certain groupe de gestionnaires reste très à l’aise avec les règles rigides du gouvernement Harper et s’y accroche. » MN C’est malheureusement le cas. Le gouvernement et la science sont deux mondes qui doivent apprendre à travailler ensemble. Je suis en discussion avec l’École de la fonction publique du Canada pour développer des programmes destinés aux scientifiques – il n’y a rien pour eux à l’heure actuelle – et des programmes de sensibilisation pour les gestionnaires. On leur expliquerait, par exemple, ce que veut dire une approche fondée sur les données probantes.
QS Une bonne façon d’infuser davantage de science dans le gouvernement serait aussi de créer un bureau des conseillers au scientifique en chef. Ces conseillers, répartis dans les différents ministères, s’assureraient que les politiques tiennent compte des dernières études pour éviter les décisions influencées par de fausses croyances ou la partisanerie. C’est ce que suggéraient récemment des chercheurs canadiens qui citaient en exemple des initiatives semblables au Royaume-Uni et en Australie. Qu’en pensez-vous ? MN C’est une idée que j’entends explorer sérieusement, d’autant plus que des ministères m’ont déjà dit qu’ils y seraient favorables. Et cela ne toucherait pas que les ministères à vocation scientifique, puisque la science est désormais partout, qu’il s’agisse des transports, de l’armée, des enjeux autochtones, des relations internationales, etc.
QS Votre rôle est non partisan, et vous n’avez pas de pouvoir décisionnel. Comment réagiriez-vous si le gouvernement ne tenait pas compte de vos conseils, voire allait à leur encontre ?
MN Bien sûr que je serais déçue, si cela survenait ! Le plus décevant serait de voir le gouvernement ignorer totalement les faits présentés. Mais si, en raison de délais serrés ou d’un manque de ressources, on m’expliquait qu’on ne peut mettre en application qu’une partie de mes conseils, je l’accepterais. Voilà ce que je préférerais : un compromis éclairé et transparent. C’est ça, la démocratie. lQS
Cet entretien a été édité et condensé.
« Je pense que la science a besoin d’une meilleure planification et d’une vision à long terme. Sinon, on fonctionne en zigzag : un jour, on investit, et le jour suivant, on désinvestit. »