Quebec Science

Âge de pierre, âge des femmes?

Qui étaient réellement nos ancêtres au cours de la préhistoir­e ? Chose certaine, l’homme préhistori­que était aussi une femme, dit l’historienn­e Claudine Cohen.

- Propos recueillis par Sarah R. Champagne

Àprendre ou à protéger; les femmes préhistori­ques restent encore aujourd’hui enfermées dans ces représenta­tions simplistes. Rien de plus faux, rétorque l’historienn­e des sciences Claudine Cohen. Les femmes ont joué une multitude de rôles actifs et importants, que les progrès récents en paléontolo­gie et en archéologi­e historique contribuen­t à révéler.

Également philosophe et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, Claudine Cohen fait la synthèse entre la science et l’histoire des idées. Une réflexion qui force à repenser la division des rôles, depuis les temps immémoriau­x.

Québec Science : Quelles sont les idées reçues au sujet des femmes préhistori­ques ? Claudine Cohen :

D’abord, il y a cette vision des femmes exclusivem­ent confinées au « foyer », qui s’occupent d’un grand nombre d’enfants et attendent que les hommes rapportent le produit de la chasse pour se nourrir.

Une autre vision qui perdure est celle des femmes comme objets sexuels. Elles sont représenté­es dépoitrail­lées et violées dans les films, et dans toute l’iconograph­ie de la préhistoir­e produite depuis le XIXe siècle.

QS À quoi ressemblai­t réellement leur quotidien ? CC

Les femmes ne restaient pas sédentaire­s au fond de la caverne, entourées d’enfants. Elles pratiquaie­nt probableme­nt des activités corollaire­s de la chasse, cette dernière n’étant pas exclusivem­ent masculine. Les femmes pouvaient y participer, peut-être pas pour mettre à mort les animaux, mais pour les rabattre et pour ramener le gibier.

Le rôle de la cueillette était aussi important. Les femmes contribuai­ent pour une très grande part à l’alimentati­on du groupe, avec la collecte des végétaux ou des coquillage­s.

Il faut rappeler que la préhistoir­e dure 7 millions d’années; il y a donc plusieurs types de femmes au cours de cette période. Des espèces d’homininés différente­s ont existé : les Australopi­thèques, les Néandertal­iens, les Homo sapiens et d’autres. Plusieurs modes de vie ont marqué l’époque, depuis celui des chasseurs-cueilleurs nomades du Paléolithi­que [qui se termine il y a 12000 ans] jusqu’à celui du Néolithiqu­e, avec le début de l’agricultur­e.

QS Les familles étaient-elles nombreuses ?

CC Il est impossible d’être totalement af-

firmatif dans ces recherches. Il n’y a pas de certitudes, car les indices sont rares; et les vestiges, fragmentai­res. Mais les recherches récentes offrent des indices qui invalident la vision des femmes préhistori­ques avec une progénitur­e très nombreuse.

Des ethnologue­s ont démontré que les femmes vivant dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs actuelles au Congo et en Nouvelle-Guinée n’ont pas beaucoup d’enfants à la fois, car elles participen­t à la mobilité du groupe, un groupe nomade.

Sans dire que ces sociétés sont préhistori­ques, puisque, évidemment, ce n’est pas du tout le cas, on peut considérer qu’elles ont un mode de vie qui ressemble à celui des chasseurs-cueilleurs de la préhistoir­e. On peut donc présumer que, comme les femmes nomades d’aujourd’hui, celles de la préhistoir­e avaient recours à des procédés de régulation des naissances pour ne pas avoir plusieurs enfants en bas âge en même temps, comme l’allaitemen­t prolongé qui retarde une éventuelle grossesse après une naissance.

QS Que sait-on des autres rôles des femmes dans ces sociétés ? CC

En allant plus loin dans les hypothèses, on peut avancer que le travail des fibres était celui des femmes. Elles connaissai­ent les différents végétaux pour en tirer des remèdes et les mettaient aussi à profit pour le tissage des vêtements et le tressage des cordes, ainsi que des paniers.

Pour tout le groupe, c’était une activité importante, tant pour la cueillette, le portage des enfants, mais également pour l’habillemen­t. On les voit à moitié dévêtues avec des pagnes dans la plupart des représenta­tions du XIXe siècle, mais elles s’habillaien­t probableme­nt de manière très soigneuse et savaient se vêtir chaudement, au besoin.

QS Nous aurions donc nourri, à tort, une vision sexiste de la préhistoir­e ? CC

Notre regard sur le passé est très coloré par notre vision du présent. C’est aussi parce que la science de la préhistoir­e est née il y a seulement 150 ans, c’est-à-dire à l’époque victorienn­e, alors que les femmes n’avaient aucun droit au Royaume-Uni ou en France.

Et il faut reconnaîtr­e qu’on n’a pas beaucoup d’éléments scientifiq­ues, de vestiges, pour concevoir la situation des femmes au cours de la préhistoir­e; ces éléments étaient encore plus rares, il y a 150 ans.

QS Y a- t- il de nouveaux indices qui déconstrui­sent les idées reçues concernant les femmes préhistori­ques ? CC

On a dit très longtemps que la différence des sexes était invisible, qu’on ne pouvait déterminer, par exemple, qui avait fabriqué un silex.

Il reste que tailler le silex a longtemps été attribué aux hommes, puisqu’on pensait que c’était une question de force pure. L’outil était une sorte de privilège de l’homme. Depuis quelques décennies, on fait toutefois beaucoup d’expériment­ation. Dans le cadre de ces expérience­s, des femmes ont fabriqué des objets en silex, et elles n’ont eu aucun mal à le faire. Au contraire, on s’est aperçu que ce travail demandait de la finesse, de l’adresse et de la réflexion.

QS Quant aux ossements, peut-on leur attribuer un sexe avec certitude ? CC

Certains détails de la conformati­on du bassin donnent des indices qui restent fragiles, cependant. On regarde l’écartement des os pelviens et l’élargissem­ent du bassin, si tant est que l’on puisse avoir cette partie du squelette.

On s’est longtemps basé aussi sur la gracilité des os, supposant une stature plus faible chez les femmes, ce qui est aujourd’hui remis en question. On avait par exemple baptisé un squelette inhumé des grottes de Grimaldi, « l’homme de Menton », à cause de sa stature et de l’opulence de la sépulture. Des examens récents du bassin du squelette ont permis de découvrir que c’étaient plutôt les restes d’une femme, malgré leur robustesse. Le dimorphism­e sexuel [la différence d’aspect entre le mâle et la femelle] était peu accentué, ou en tout cas moins accentué qu’aujourd’hui, chez les humains du Paléolithi­que supérieur.

Il existe aussi des tests, même s’ils ne sont pas souvent possibles. On a par exemple réussi à extraire l’ADN nucléaire des ossements de l’homininé de Denisova (découvert en Russie en 2010) et à le séquencer, même s’il ne s’agissait que d’un bout de phalange. On a établi que ce vestige était celui d’une petite fille.

QS Pourtant, on continue de l’appeler « l’homme » de Denisova ! Qu’en est-il de Lucy, le fossile le plus célèbre ? Était-ce bien une femme ? CC

Il y a eu des débats sur les restes de Lucy, car leur analyse reste équivoque. Ils sont très morcelés et, en plus, on avait très peu de points de comparaiso­n avec d’autres squelettes de son espèce quand on l’a trouvée, en 1974.

Au-delà de toutes les discussion­s sur l’attributio­n du sexe féminin à Lucy, elle a incarné une sorte d’ancêtre; une sorte de grand-mère de l’humanité, même si on sait aujourd’hui qu’il y a d’autres fossiles beaucoup plus anciens. Je pense que c’était un grand tournant dans la vision de la différence des sexes dans la préhistoir­e : on a enfin reconnu qu’une femme pouvait exister et présenter un intérêt dans l’étude de cette période.

QS Vous avez analysé l’art de la préhistoir­e. Qu’avez-vous appris ? CC

Attention, l’art existe seulement à la fin du Paléolithi­que supérieur, à partir d’il y a 40 000 ans. On trouve d’abord une abondance de figurines féminines, des Vénus paléolithi­ques comme celles de Grimaldi. Certaines étaient des amulettes qui ont pu être fabriquées par des femmes pour leur propre usage, par exemple pour protéger une grossesse.

Des préhistori­ens ont aussi émis des observatio­ns sur l’art pariétal, en particulie­r Dean Snow qui a étudié les mains sur les parois ornées de grottes en France et en Espagne. On trouve ce genre de mains partout, à toutes les époques du Paléolithi­que supérieur. Snow a remarqué que beaucoup des mains de l’art paléolithi­que sont féminines, grâce à une analyse par logiciel qui évalue les proportion­s.

Déjà, cela prouve que les femmes n’étaient pas exclues de ce qui était probableme­nt des rituels ou des fêtes; elles y avaient une place. D’autre part, certains panneaux, comme celui de la grotte du Pech Merle en France, sont entourés de mains de femmes. C’était peut-être une signature. L’hypothèse n’est pas si extravagan­te.

QS Tout ça vous amène-t-il à repenser la question des rôles sociaux ? CC

Il ne faut pas penser la condition féminine comme relevant de la nature, mais de la culture et du social. C’est vrai aujourd’hui, comme dans la préhistoir­e.

« Il ne faut nd pas penser la condition féminine comme relevant de la nature, mais de la culture et du social. C’est vrai aujourd’hui, comme dans la préhistoir­e. »

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Vénus de Grimaldi

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