Le dernier voyage
Quelque part, dans ma lointaine jeunesse, je me suis mis à rouler, à marcher, à voler. Et j’ai vu l’immensité de l’Amérique, la fatigue de l’Europe, le courage de la Russie, les montagnes de Tbilissi en Géorgie, le sable rouge de l’Afrique du Nord, l’église Sainte-Sophie en Turquie, la pierreuse Yougoslavie, la « bouette » de l’Ukraine. J’ai découvert la blancheur de l’Espagne, la douceur de l’Italie, le liège du Portugal, le tramway de San Francisco, le palmier de Los Angeles, avant de me perdre dans les brumes de l’Islande, les pins gris de la Finlande, et puis, bien sûr, les lumières du Nord.
Avec mon fils de 12 ans, nous avons roulé de Montréal à Albuquerque et de San Diego à Montréal, en passant par le Wyoming. Cela ne m’a pas suffi. J’ai épuisé la route entre Montréal et Anchorage en Alaska, toujours avec mon fils, comme si de rien n’était. Puis, d’autoroutes en Interstates, j’ai voyagé dans tous les États américains, hormis le Tennessee. j’ai roulé dans toutes les provinces du Canada, dans leur nord, dans leur sud; autant de villages, de forêts, de marécages.
Le voyage cessa d’être un événement, une parenthèse, une sortie; il devint simplement ma vie. Ce furent des routes de routine, des cauchemars d’avion, des plongées dans le noir, des passages et repassages, devant un paysage devenu familier, un arbre dans la plaine, une maison abandonnée. Je suis allé mille fois sur la Côte-Nord, au-delà de la limite des Tim Hortons, j’ai volé sur les ailes argentées des DC-3 des Ailes du Nord, jusqu’aux marges du Labrador. Et puis le Boeing bleu de Nordair m’a mené à Kuujjuaq, il atterrissait sur des pistes de gravier à la baie James. Et cet autre Boeing, brun et blanc, de la compagnie Polar Bear, qui s’envolait vers Yellowknife dans les Territoires du Nord-Ouest et Whitehorse, au Yukon. Des vols souvent costauds : brouillards, retards, grosses turbulences, vents extrêmes, tempêtes de neige.
Dans ma tête, je traverse le parc de La Vérendrye pour une centième fois, une image de renard, je vois venir Val-d’Or, ma bien-aimée Abitibi. J’ai vu naître des routes à travers des forêts ravagées, de grandes distances de gravier, finalement asphaltées. Je médite dans la vallée de la Matapédia, Amqui: je bataille sur l’ancien boulevard Talbot, à Chicoutimi; je m’évade vers Chibou- gamau, Mistissini et la route du nord vers Nemiscau. Que dire des soirs de novembre et des nuits de décembre sur les routes glacées de l’Acadie, ou dans la solitude de l’Ontario, entre Kapuskasing et Chapleau ? J’ai parcouru la route 11 dans le nord de l’Ontario à plusieurs reprises, sous le soleil, à travers les mouches noires, ou dans des blizzards cruels. Les connaisseurs apprécieront.
Les frères Mercure, originaires de Québec, tenaient un saloon sur la place centrale de Santa Fe, en 1840. C’est devant leur enseigne que François Xavier Aubry écoulait à grands profits la marchandise qu’il convoyait à partir de Saint-Louis jusque-là, le long d’un trajet qui allait devenir mythique, la future route 66, mais qui était alors la routine aussi familière que dangereuse des voyageurs commerçants du Missouri. C’est dans le saloon des Mercure que le même Aubry fut assassiné par un Américain, à la suite d’une dispute d’orgueilleux, comme on en voyait si souvent dans le far west. L’un des frères Mercure connut lui aussi un destin tragique. Responsable des Affaires indiennes dans les territoires du Nouveau-Mexique, il voyageait beaucoup. Pour une raison inconnue, il fut frappé de folie, s’enfonçant à pied dans le désert, tout nu, essayant d’échapper à des monstres dans sa tête. Évidemment, cette course lui fut fatale, on le retrouva mort et déshydraté sur la piste.
La vie des plus grands voyageurs finit toujours par s’arrêter quelque part. Le terminus ultime est là qui nous attend. L’amplitude de mes interminables allersretours, entre Montréal et la Qu’Appelle, entre Saint-Quentin et Bâton Rouge, entre Sainte-Foy et Santa Fe, ne peut plus se répéter. Je dois jeter l’ancre à bon port; descendre du navire, une dernière fois. Encore heureux que je sois toujours en vie, à peu près en un seul morceau. J’aurais pu devenir fou dans une tempête, lutter contre un gros orignal noir ou emboutir un poteau, un simple poteau. J’aurais pu « faire un face-à-face » avec un gros camion de billots conduit par un Algonquin essayant d’éviter un ours.
Et me voilà, assigné à résidence, loin de mes terrains, refaisant dans ma tête, un à un, les sentiers de ma vie. Cette chronique est ma dernière, c’est ma fierté d’en avoir tant écrites dans la revue Québec Science, depuis un si grand nombre d’années. Mais à partir du moment où je ne voyage plus, je ne vois pas ce qui pourrait intéresser le lecteur dans le fait que ma table de travail se situe côté rivière ou côté rue.