Quebec Science

LES FACES CACHÉES DELUNE LA

Une deuxième conquête de la Lune se prépare, 50 ans après les premiers pas humains sur l’astre sélène. Qu’allons-nous apprendre cette fois-ci ?

- PAR MÉLISSA GUILLEMETT­E

Des astronaute­s sont déjà allés sur la Lune; ils ont d’ailleurs ramené plus de 385 kg de roches. Pourquoi donc y retourner ? Cette question fait toujours rire Ben Bussey, scientifiq­ue en chef de l’exploratio­n à la division Advanced Exploratio­n Systems de la NASA. « La surface de la Lune équivaut à celle de l’Afrique, et nous n’y avons visité que six endroits, très brièvement, pour jamais plus de trois jours, rappelle-t-il au bout du fil, référant aux missions Apollo de 1969 à 1972. Ce serait comme d’avoir visité l’Ontario à quelques reprises et prétendre ensuite avoir “fait” tout le Canada ! »

La Lune, notre si proche voisine à l’échelle de l’Univers (380000km), est encore une inconnue à bien des égards. Particuliè­rement sa face cachée, ce côté qui ne se dévoile jamais à la Terre. Mais ses secrets pourraient bientôt nous être livrés, car, après l’avoir un peu délaissée, les agences spatiales ont à nouveau les yeux tournés vers elle, motivées par l’entrée en piste de joueurs comme la Chine et l’Inde. C’est sans compter les projets privés, comme ceux de l’entreprise SpaceX, qui veulent atteindre la Lune aussitôt que possible. En clair, les étoiles s’alignent et le rover chinois Yutu, en opération sur le sol lunaire depuis 2013, aura bientôt des copains (voir l’encadré à la page 32).

Outre les missions robotisées, les agences spatiales (Chine, Russie, Europe et États-Unis), ainsi que les entreprise­s, pensent aux missions habitées, quelque part entre 2025 et 2030. « Rien ne peut battre un observateu­r présent sur place. Les yeux sont un instrument incroyable quand vient le temps d’analyser l’environnem­ent », estime Ben Bussey.

Bernard Foing, directeur du Internatio­nal Lunar Exploratio­n Working Group (forum qui réunit les agences spatiales du monde entier), imagine même déjà un village à la fois robotique et humain sur la Lune – et il est très sérieux. « Il y aura des laboratoir­es pour travailler, des habitation­s pour vivre, des véhicules pour se déplacer, dit l’astrophysi­cien rattaché à l’Agence spatiale européenne. À partir de 2025, il y aura des missions à la surface, de courtes durées au départ, qui pourront être prolongées grâce aux ressources lunaires autour de 2030. » Demain, quoi !

Dans ce contexte, l’Agence spatiale canadienne (ASC) espère se tailler une place. « Le Canada n’a pas de lanceurs, évidemment, donc on travaille avec nos partenaire­s internatio­naux pour fournir des technologi­es clés, uniques et avancées, qui nous donneront un rôle visible, explique Gilles Leclerc, directeur général de l’exploratio­n spatiale à l’ASC. La première contributi­on serait de fournir un bras robotique pour la station orbitale lunaire [Lunar Orbital Platform-Gateway,

proposée par la NASA], parce que ce sera l’étape initiale du retour vers la Lune. Mais on étudie aussi d’autres solutions technologi­ques : les rovers et les télécommun­ications spatiales. »

Le Canadian Lunar Research Network, qui regroupe au pays tous les chercheurs intéressés par la Lune, a d’ailleurs été relancé cette année, grâce à l’intérêt de l’ASC. « Étant donné qu’il paraît extrêmemen­t probable que la prochaine destinatio­n majeure de l’humanité sera la Lune, il y a lieu de raviver tout l’aspect scientifiq­ue. On ne veut pas que ce soit perçu comme une autre course, un retour à la Lune pour simplement y marcher », ajoute Gilles Leclerc.

LA SCIENCE, UNE PRIORITÉ ?

Évidemment, tous ces efforts dirigés vers le plus poétique des cailloux n’ont pas seulement la science pour but. Il y a des raisons économique­s et politiques, une volonté de « conquérir » l’Univers, également. « Si on demandait à 10 personnes de 10 agences spatiales quelles sont les motivation­s derrière ces missions, on obtiendrai­t probableme­nt 10 réponses différente­s. Mais j’aime penser que la science est en tête de liste », dit Gordon Osinski, professeur à la Western University, en Ontario, qui a participé à la rédaction d’un rapport sur les éventuelle­s opportunit­és scientifiq­ues permises par l’exploratio­n humaine pour l’Internatio­nal Space Exploratio­n Coordinati­on Group, qui regroupe 15 agences spatiales.

Car d’un point de vue scientifiq­ue, la Lune a encore beaucoup à nous apprendre. On a beau la scruter depuis des lustres avec

des satellites ou des télescopes, elle reste nimbée de mystère.

Pour nous en convaincre, Brett Denevi, professeur­e à l’université Johns Hopkins, nous invite à « googler » « Ina », une petite structure d’origine volcanique. Les images captées par le Lunar Reconnaiss­ance Orbiter Camera (LROC), un instrument pour lequel elle est l’investigat­rice en chef adjointe et qui est actuelleme­nt en orbite autour

de la Lune, montrent une zone de 1,9 km sur 2,9 km aux motifs irrégulier­s, comme un gruyère particuliè­rement généreux en trous. « C’est vraiment très bizarre… » admet-elle. C’est que l’apparence d’Ina – et des quelque 70 autres sites lunaires à son image – laisse penser qu’elle existe depuis moins de 100 millions d’années. Pourtant, en théorie, le volcanisme sur la Lune devrait avoir cessé il y a plus de 1 milliard d’années,

période où les scientifiq­ues estiment que l’astre s’est complèteme­nt refroidi. « Ces structures sont-elles réellement si jeunes ? Comment se sont-elles formées? Y a-t-il eu des activités explosives ? Des effondreme­nts? Se rendre sur place pour faire du travail géologique de terrain serait la meilleure façon de tirer ça au clair. » Ça et toute l’histoire du volcanisme lunaire, qui reste à éclaircir.

Brett Denevi, qui a corédigé le rapport Advancing Science of the Moon publié en 2018 par la NASA pour établir ses priorités, s’intéresse également à l’eau lunaire. Son existence a été confirmée, il y a seulement 10 ans, par des instrument­s en orbite. La professeur­e est coinvestig­atrice pour Shadowcam, un appareil 500 fois plus sensible que le LROC, et qui fera des photos des endroits toujours à l’ombre, près des pôles, en 2020 (à bord d’un orbiteur coréen). « Il pourra cartograph­ier les différence­s de réflectanc­e de la surface liées au givre ou à la glace pour déterminer les régions que les futures missions devront explorer. »

D’autres facettes de la Lune attendent encore d’être explorées, comme ces souterrain­s détectés grâce à un système radar près des collines Marius par une équipe japonaise et américaine, en 2017 (confirmant des données obtenues précédemme­nt en étudiant le champ gravitatio­nnel de la même région). Ces canaux feraient des dizaines de kilomètres de long et quelques kilomètres de large ! Dans leur article publié par Geophysica­l Research Letters, les chercheurs écrivent que ces tunnels formés dans la lave pourraient « potentiell­ement servir d’abri sécuritair­e pour les humains et les instrument­s ». Des roches collectées dans ces souterrain­s seraient intéressan­tes à analyser, puisqu’elles pourraient avoir emprisonné des composés volatils.

Mais retourner sur la Lune est aussi essentiel pour répondre à des questions fondamenta­les concernant l’histoire du Système solaire. Car, comparativ­ement aux planètes, dont la Terre, elle est un bijou d’archivage. Il faut dire qu’il ne s’y passe pas grand-chose (pas d’érosion, de vent, de tectonique des plaques comme sur notre planète).

La théorie plus souvent acceptée par la communauté scientifiq­ue veut que la Lune se soit formée à la suite d’une collision entre la Terre et un objet de la taille de Mars quelque 100 millions d’années après la formation du Système solaire. Des débris de cet « impacteur » auraient fini par fusionner en tournant autour de la Terre pour constituer la Lune, quoique les scientifiq­ues n’en sont plus certains (voir l’encadré ci-dessus).

L’astre de la nuit est donc un vestige précieux qui pourrait nous apporter des informatio­ns introuvabl­es sur Terre. « Au Canada, nous sommes chanceux d’avoir encore quelques vieilles roches, mais pratiqueme­nt aucune n’a plus de 4 milliards d’années, explique Gordon Osinski. Puisque le Système solaire a environ 4,5 milliards d’années, nous n’avons pas d’informatio­ns sur les premiers 500 millions d’années, et c’est la période même où les planètes se sont formées, où elles ont constitué leur atmosphère et leurs océans, et où la vie a peut-être pu émerger sur Mars ou ailleurs. » Les roches rapportées par Apollo ne suffisent pas, car elles proviennen­t toutes de la face visible de la Lune et de son équateur. Il faudrait plus de diversité pour assouvir la curiosité des scientifiq­ues.

D’ailleurs, s’il pouvait choisir où poser le prochain rover, le professeur Osinski opterait pour le bassin pôle sud-Aitken, une dépression de 2 500 km de diamètre et de 13 km de profondeur formée à la suite d’une collision avec un objet céleste. Il s’agit du plus grand cratère d’impact connu

dans le Système solaire et la compositio­n chimique du sol, évaluée par des orbiteurs, semble très différente des échantillo­ns déjà rapportés.

Gordon Osinski était impliqué dans le projet Moon Rise, un concept de mission robotisée destinée à l’étude du fameux bassin, mais il n’a pas obtenu le financemen­t de la NASA. « Ça demeure un site très important pour la communauté scientifiq­ue. On sait que la jeune Lune, la jeune Terre et le reste du Système solaire ont connu beaucoup d’impacts, mais on se demande s’il n’y aurait pas eu un pic il y a 3,8 à 4 milliards d’années », un pic qui aurait créé les grands bassins lunaires. Pas moyen d’étudier tout cela sur Terre, car les traces de ce possible cataclysme ont été effacées.

LES MOYENS POUR QUELLE FIN ?

René Racine, professeur émérite de l’Université de Montréal, est critique des missions sur la Lune, surtout le concept de village lunaire. Ce scientifiq­ue a pourtant adoré l’époque Apollo, alors qu’il débutait sa carrière académique. « J’étais excité en tant qu’humain, mais pas en tant qu’astronome », précise-t-il.

Il souligne qu’aucune mission de conquête spatiale n’a reçu de prix Nobel. « Pourtant, ces projets sont financés comme aucun autre. Le public est victime de tout ça; c’est lui qui paie. Ce sont les sondes spatiales qui ont fait avancer la science depuis 50 ans, bien plus que les missions habitées », dit-il.

De nombreux astronomes et astrophysi­ciens partagent l’analyse de René Racine. Ben Bussey, de la NASA, pense que ces objections sont nées du programme Apollo qui, à l’époque de la guerre froide, semblait avoir des visées plus politiques que scientifiq­ues. « Ces missions ont néanmoins permis de faire beaucoup de science, et ça continue, car on a des instrument­s toujours plus performant­s pour analyser les échantillo­ns de roches lunaires, par exemple. Je pense que la science jouera un plus grand rôle dans les missions à venir, car, dès leur planificat­ion, les sites d’atterrissa­ge seront déterminés par l’intérêt scientifiq­ue. »

Chose certaine, nous serons tous devant nos écrans si ces missions, qui nous promettent la Lune, se concrétise­nt réellement.

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Ina, une dépression irrégulièr­e repérée sur la Lune par l’équipage d’Apollo 15. Son origine et son âge font débat.
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