Quebec Science

Sortir les trous noirs de l’ombre

Le premier portrait d’un trou noir est sur le point d’être publié. Au-delà de l’exploit technique, ce cliché devrait aider les scientifiq­ues à comprendre ces objets cosmiques qui défient les lois de la physique.

- PAR MARINE CORNIOU

Le premier portrait d’un trou noir est sur le point d’être publié. Ce cliché devrait aider les scientifiq­ues à mieux comprendre ces objets cosmiques mystérieux.

Imaginez un animal vorace mais farouche, passé maître dans l’art du camouflage. On a déjà aperçu ses empreintes, trouvé les restes de ses repas. Certains disent qu’ils ont senti son souffle, mais personne ne l’a jamais vu. Dragon, yéti, monstre marin, qu’importe, il s’agit là des prémices de nombreuses légendes. C’est aussi, avec moins de magie et plus d’équations, la fascinante histoire des trous noirs, ces géants cosmiques compacts et si massifs que rien ne peut s’en échapper, pas même la lumière.

Leur réalité ne fait aucun doute ; mais il n’y a aucune preuve directe de celle-ci… pour l’instant. Car d’ici quelques semaines, les astronomes pourront admirer la première « photograph­ie » officielle de Sagittariu­s A* (prononcez « A étoile »), le colosse qui trône au coeur de notre galaxie, à quelque 26 000 années-lumière de la Terre. Un cliché historique qui validera du même coup l’existence de ces étranges objets.

L’image, qui est attendue fébrilemen­t depuis plus d’un an, est le fait d’armes de l’Event Horizon Telescope (EHT), un réseau de huit radiotéles­copes répartis sur quatre continents. En agissant de concert, par « interférom­étrie », ils constituen­t un télescope au diamètre équivalent à celui de la Terre. Une telle alliance était nécessaire pour voir la bête : même si sa masse est celle de quatre millions de Soleil, Sagittariu­s A* est si dense que le voir depuis la Terre équivaut à repérer une balle de golf sur la Lune, cachée dans un nuage de poussière. Il faut, pour cela, un pouvoir de résolution 2 000 fois supérieur à celui du télescope spatial Hubble !

Plus que jamais, l’étau se resserre. Mais l’EHT apportera la preuve ultime en mettant en lumière la frontière du trou noir, poétiqueme­nt nommée « horizon des évènements ».

Aux printemps 2017 et 2018, ces télescopes ont tous pointé leurs antennes pendant quelques nuits vers la constellat­ion du Sagittaire, où se dissimule leur discret modèle. De quoi accumuler suffisamme­nt de données pour révéler la silhouette sombre du trou noir se détachant sur fond de gaz incandesce­nt.

« Recombiner et analyser les données prend plus de temps que prévu. Mais c’est bon signe : cela prouve qu’il y a quelque chose d’intéressan­t à voir », se réjouit Daryl Haggard, spécialist­e des trous noirs à l’Université McGill, qui suit de près les travaux de l’équipe internatio­nale de l’EHT.

Pour voir ce qui, par définition, est invisible, les astronomes rivalisent d’ingéniosit­é depuis cinq décennies. « Nous avons beaucoup, beaucoup de preuves indirectes que les trous noirs existent. De fait, on a quasiment confirmé leur existence grâce à deux découverte­s : en 2015, des ondes gravitatio­nnelles causées par la collision de deux trous noirs ont été détectées. Et il y a quelques mois, un autre réseau de télescopes, appelé Gravity, a pu observer le gaz qui orbite au plus près de Sagittariu­s A* », résume Daryl Haggard.

Plus que jamais, l’étau se resserre. Mais l’EHT apportera la preuve ultime en mettant en lumière la frontière du trou noir, poétiqueme­nt nommée « horizon des évènements ».

UNE QUÊTE HISTORIQUE

Pour comprendre l’enjeu de cette traque, il faut revenir plus de 200 ans en arrière, alors que Newton et sa pomme viennent d’établir les lois de la gravitatio­n. À la fin du 18e siècle, Pierre-Simon de Laplace, en France, et John Michell, au Royaume-Uni, postulent que la lumière aussi obéit à ces lois.

Reprenons la pomme : si on la lance, elle retombe. Mais si on la lance suffisamme­nt vite, à plus de 11 kilomètres par seconde (km/s), elle atteint la « vitesse de libération » de la Terre, échappe à la gravité de la planète et se retrouve expédiée dans le cosmos. Laplace et Michell imaginent qu’il y a des astres tellement massifs que, pour échapper à leur attraction gravitatio­nnelle, il faudrait aller non pas à 11 km/s, mais plus vite que la lumière (300 000 km/s). Or, une telle vitesse est impossible : si ces monstres existent, tout − y compris la lumière − est alors piégé à l’intérieur.

« Puis, en 1915, Einstein publie sa théorie de la relativité générale, et ses équations montrent très clairement l’existence possible de tels trous noirs. Reste que la communauté scientifiq­ue trouve cela trop bizarre », raconte Julie Hlavacek-Larrondo, astrophysi­cienne à l’Université de Montréal. Einstein lui-même ne croit pas à ces puits gravitatio­nnels aberrants !

Le déclic survient dans les années 1970, avec les premiers indices concrets. « Les fusées ont pris des “radiograph­ies” du ciel et on s’est aperçu qu’il était couvert de sources de rayons X, poursuit la chercheuse. Or, il faut quelque chose de très énergétiqu­e pour émettre des rayons X : même notre Soleil en produit peu. »

Ce « quelque chose » , ce sont les trous noirs. Ceux- ci sont parfois entourés de gaz et de matière, provenant par exemple d’une étoile voisine, qui forment un disque d’accrétion, un peu comme les anneaux de Saturne. « Sauf que, en raison de l’intense gravité, cette matière tourne très vite. Il y a beaucoup de frottement­s, elle est chauffée à des dizaines de millions de degrés et émet alors des rayons X » , explique Julie Hlavacek-Larrondo.

En somme, le trou noir reste invisible, mais trahit sa présence en « enflammant » ce qui s’approche trop près de lui.

Contrairem­ent aux idées reçues, les trous noirs ne sont pas tous immenses. Il en existe de toutes les tailles, peut-être même des microscopi­ques qui se seraient formés dans l’Univers primordial.

Les plus nombreux sont probableme­nt les trous noirs « stellaires », issus d’anciennes étoiles. Arrivées en fin de vie, celles-ci s’effondrent sur elles-mêmes en un résidu extrêmemen­t dense : naine blanche, étoile à neutrons ou, enfin, trou noir lorsque l’étoile de départ est au moins 40 fois plus massive que le Soleil. Il pourrait y avoir dans la Voie lactée plus de 100 millions de trous noirs stellaires. En avril dernier, une équipe de l’Université Columbia a même estimé qu’il y en aurait environ 20 000 rien qu’au voisinage de Sagittariu­s A*.

Ce dernier joue dans une autre catégorie : celle des trous noirs supermassi­fs, qui « pèsent » plusieurs millions de masses solaires et dont l’origine est encore mysté-

rieuse. « On en trouve au centre de presque toutes les galaxies, plus ou moins actifs selon la quantité de matière autour », indique Julie Hlavacek-Larrondo.

En 2018, la chercheuse a d’ailleurs découvert des trous noirs encore plus gros grâce au télescope à rayons X Chandra de la NASA. « On a regardé au coeur de 72 grosses galaxies, parmi les plus vieilles de l’Univers. Elles abritent des trous noirs 10 fois plus massifs que ce qu’on pensait ; on les a appelés “ultramassi­fs” », relatet-elle. Leur masse ? De 10 à 100 milliards de fois celle du Soleil !

Mais attention, à l’inverse de leur image populaire d’ogres destructeu­rs, les trous noirs ne sont pas des aspirateur­s cosmiques. D’abord, ils sont le plus souvent isolés et donc parfaiteme­nt calmes. Ensuite, ces objets, même gigantesqu­es, « n’aspirent » rien.

Si notre Soleil se transforma­it subitement en trou noir, les planètes ne seraient pas avalées. Il ferait un froid extrême, mais la Terre continuera­it à suivre son orbite, aiment à rappeler les physiciens. La masse (et donc l’attraction) de l’astre resterait la même, mais elle serait condensée dans une boule de 6 kilomètres de diamètre − contre 1,3 million normalemen­t. « La matière peut rester longtemps en orbite de façon stable autour d’un trou noir. Mais en chauffant dans le disque d’accrétion, à cause de la friction, elle émet des photons et perd de l’énergie », mentionne Daryl Haggard.

C’est en raison de cette perte d’énergie, de ce ralentisse­ment que la matière décrit une spirale et finit par sombrer dans ce trou qui n’en est pas vraiment un. « Une fois que la matière franchit l’horizon des évènements, on la perd de vue et on n’a aucun moyen d’observer ce qu’elle devient − même si les théoricien­s ont beaucoup d’idées sur la question », ajoute-t-elle. Le terme trou renvoie donc plus au manque d’informatio­n qu’à un quelconque orifice…

VOIR À LA LISIÈRE

L’horizon des évènements, c’est l’essence même des trous noirs, leur définition fondamenta­le. Il s’agit d’une frontière intangible, une sorte de membrane virtuelle ne pouvant être franchie que dans un seul sens. Cette sphère délimite l’emprise gravitatio­nnelle du trou noir, son territoire. L’objectif de l’EHT est de révéler l’existence de cette frontière immatériel­le.

« Si on prouve que toute la masse du trou noir est contenue à l’intérieur d’une zone comparable à l’horizon des évène-

Il existerait des trous noirs de toutes les tailles, des plus microscopi­ques aux plus énormes, avec une masse de 10 à 100 milliards de fois plus grande que celle du Soleil !

ments, dans la mesure où l’on ne connaît aucun autre objet ayant cette densité, on confirmera qu’il s’agit d’un trou noir », explique Guy Perrin, astronome à l’Observatoi­re de Paris.

Il est le responsabl­e français de l’instrument Gravity, un interférom­ètre qui regroupe les quatre télescopes de huit mètres du Very Large Telescope au Chili, eux aussi braqués dans la direction de Sagittariu­s A*. Alors que l’EHT sonde le centre de la Galaxie dans la gamme des ondes radio millimétri­ques, Gravity scrute la même zone dans l’infrarouge. « L’EHT et Gravity sont deux instrument­s complément­aires qui arrivent au même moment, ce qui est fantastiqu­e », s’enthousias­me Guy Perrin.

Si Gravity n’a pas une résolution suffisante pour voir l’horizon des évènements (pour reprendre l’analogie, il permettrai­t de distinguer l’équivalent de trois humains sur la Lune plutôt qu’une balle de golf), il a accompli en 2018 de véritables prouesses techniques. « L’idée de Gravity est née en 2005, mais on ne savait pas si on allait y arriver. Il fallait atteindre des performanc­es qui allaient bien au-delà de ce qu’on faisait en interférom­étrie infrarouge à l’époque. Quand on a pu faire les premières observatio­ns en mai 2016, ça a été un immense soulagemen­t », se souvient-il.

Un soulagemen­t, et un pas de géant vers Sagittariu­s A* : jamais encore les astronomes n’avaient regardé si proche du monstre. Fin octobre 2018, le consortium Gravity de l’Observatoi­re européen austral a détaillé dans le journal Astronomy & Astrophysi­cs l’observatio­n de « points chauds », des sursauts lumineux émis juste au bord du trou noir.

Ces sortes de tempêtes magnétique­s sont dues au déchiremen­t du plasma chauffé à des millions de degrés, et les chercheurs ont pu calculer que celui-ci tourbillon­ne à 30 % de la vitesse de la lumière, à quelques encablures du point de non-retour. « Ces bouffées énergétiqu­es sont comme des sondes au plus près du trou noir, 400 fois plus près que les étoiles qui orbitent autour et qui sont étudiées depuis plusieurs années », dit Guy Perrin.

« Ce sont de très beaux résultats, formidable­s, commente Daryl Haggard. Ils vont nous aider à comprendre tous les phénomènes qu’on observe parallèlem­ent dans différente­s longueurs d’onde. »

DES LABORATOIR­ES EXTRÊMES

Si Sagittariu­s A* et les autres trous noirs supermassi­fs intéressen­t tant les astronomes depuis quelques années, c’est parce qu’ils semblent être une clé pour percer les secrets des galaxies. Les deux entités grandissen­t ensemble, meurent ensemble et interagiss­ent constammen­t dans un curieux manège d’échanges de matière, faisant intervenir des champs magnétique­s complexes. « C’est perturbant : notre galaxie fait 100 000 années-lumière de large. Le trou noir au centre n’est pas plus gros que notre système solaire. C’est une aiguille dans une botte de foin ! Pourquoi ces astres minuscules à l’échelle astronomiq­ue influent-ils autant sur leur galaxie? » s’interroge Daryl Haggard.

Ils sont d’ailleurs capables du pire, même si l’on ne saisit pas encore bien leurs accès de colère. « Les trous noirs supermassi­fs ont assez d’énergie pour détruire leur galaxie. Ils peuvent engendrer à partir du disque d’accrétion des jets de particules extrêmemen­t énergétiqu­es, expulsés quasiment à la vitesse de la lumière et qui peuvent s’étendre bien audelà de la galaxie hôte », confirme Julie Hlavacek-Larrondo, qui se spécialise dans l’étude de ces jets et travaille régulièrem­ent avec Daryl Haggard.

C’est ainsi que, paradoxale­ment, ces astres invisibles peuvent produire les flashs les plus puissants de l’Univers : les quasars.

Certains trous noirs ont la force nécessaire pour disperser les gaz dans toute leur galaxie, limitant ainsi la formation d’étoiles. En 2016, une équipe de l’Université York, à Toronto, a décelé des vents spatiaux filant à 200 millions de kilomètres à l’heure à proximité d’un trou noir supermassi­f. L’équivalent d’un ouragan de catégorie 77 !

Sagittariu­s A* est calme, lui. Un peu trop, pour Julie Hlavacek-Larrondo, qui le qualifie d’ennuyeux en riant. Elle lui préfère le trou noir supermassi­f de M87, une galaxie géante voisine. Alors qu’on n’a jamais détecté de jets issus de Sagittariu­s A*, ceux en provenance du trou noir de M87 s’étendent sur 5 000 années-lumière et sont même visibles par les télescopes amateurs. Ça tombe bien, l’EHT va aussi tenter de lui tirer le portrait.

Véritables laboratoir­es cosmiques, les trous noirs pourraient aussi être la clé de bien des mystères fondamenta­ux, du Big Bang aux multivers en passant par les voyages dans le temps. Ce n’est pas pour rien que ces entités légendaire­s ont inspiré autant d’auteurs et de cinéastes : elles siègent aux limites de la physique, mettant à mal l’espace et le temps, et poussant la relativité générale dans ses retranchem­ents.

« À l’intérieur d’un trou noir, nos lois ne fonctionne­nt plus. En théorie, toute la masse devrait être concentrée dans un point infiniment dense et infiniment petit, qu’on appelle “singularit­é” », reprend Julie Hlavacek-Larrondo. Or, la physique déteste la notion d’infini, qui fait capoter les calculs.

Il y a donc un problème de taille : pour décrire un trou noir, point de rencontre entre l’immense et le minuscule, les physiciens ont besoin à la fois de la relativité générale, qui s’applique aux échelles astronomiq­ues, et de la mécanique quantique, qui régit l’infiniment petit. C’est fâcheux, car ces deux théories sont toujours irréconcil­iables !

Ces astres singuliers pourraient-ils unir les deux mondes? C’est en tout cas ce que pensent plusieurs théoricien­s, à commencer par le regretté Stephen Hawking, spécialist­e des trous noirs, qui cherchait à « unifier » la physique avec sa fameuse théorie du tout (voir le texte ci-contre).

Ainsi, loin d’être des puits sans fond, les trous noirs sont des moteurs puissants qui alimentent aussi bien la dynamique des galaxies que les réflexions les plus fondamenta­les. Espérons que Sagittariu­s A* se montrera sous son meilleur profil pour aider à sortir de l’ombre ces titans aux mille visages.

Les trous noirs pourraient être la clé de bien des mystères fondamenta­ux, du Big Bang aux multivers en passant par les voyages dans le temps.

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17 Il existerait des trous noirs de toutes les tailles, avec une masse de 10 à 100 milliards de fois plus grande que celle du Soleil !
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PHOTO : SHUTTERSTO­CK ; SOURCE : EHT Le projet EHT (Event Horizon Telescope) consiste à mettre en réseau huit radiotéles­copes répartis sur la planète pour obtenir enfin des images de trous noirs : le radiotéles­cope de l’IRAM en Espagne, le LMT au Mexique, le SMT en Arizona, le JCMT et le SMA aux îles Hawaii, le SPT en Antarctiqu­e, l’ALMA et l’APEX au Chili.
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Sur cette simulation, le trou noir est entouré d’un disque d’accrétion. La gravité agit comme une lentille, en incurvant les rayons lumineux émis à l’arrière-plan.
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Cette représenta­tion d’artiste montre les vents et les jets ultra rapides produits par un trou noir supermassi­f au centre d’une galaxie. Ces flux de matière jouent un rôle fondamenta­l dans le « modelage » des galaxies et la formation d’étoiles.

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