Sortir les trous noirs de l’ombre
Le premier portrait d’un trou noir est sur le point d’être publié. Au-delà de l’exploit technique, ce cliché devrait aider les scientifiques à comprendre ces objets cosmiques qui défient les lois de la physique.
Le premier portrait d’un trou noir est sur le point d’être publié. Ce cliché devrait aider les scientifiques à mieux comprendre ces objets cosmiques mystérieux.
Imaginez un animal vorace mais farouche, passé maître dans l’art du camouflage. On a déjà aperçu ses empreintes, trouvé les restes de ses repas. Certains disent qu’ils ont senti son souffle, mais personne ne l’a jamais vu. Dragon, yéti, monstre marin, qu’importe, il s’agit là des prémices de nombreuses légendes. C’est aussi, avec moins de magie et plus d’équations, la fascinante histoire des trous noirs, ces géants cosmiques compacts et si massifs que rien ne peut s’en échapper, pas même la lumière.
Leur réalité ne fait aucun doute ; mais il n’y a aucune preuve directe de celle-ci… pour l’instant. Car d’ici quelques semaines, les astronomes pourront admirer la première « photographie » officielle de Sagittarius A* (prononcez « A étoile »), le colosse qui trône au coeur de notre galaxie, à quelque 26 000 années-lumière de la Terre. Un cliché historique qui validera du même coup l’existence de ces étranges objets.
L’image, qui est attendue fébrilement depuis plus d’un an, est le fait d’armes de l’Event Horizon Telescope (EHT), un réseau de huit radiotélescopes répartis sur quatre continents. En agissant de concert, par « interférométrie », ils constituent un télescope au diamètre équivalent à celui de la Terre. Une telle alliance était nécessaire pour voir la bête : même si sa masse est celle de quatre millions de Soleil, Sagittarius A* est si dense que le voir depuis la Terre équivaut à repérer une balle de golf sur la Lune, cachée dans un nuage de poussière. Il faut, pour cela, un pouvoir de résolution 2 000 fois supérieur à celui du télescope spatial Hubble !
Plus que jamais, l’étau se resserre. Mais l’EHT apportera la preuve ultime en mettant en lumière la frontière du trou noir, poétiquement nommée « horizon des évènements ».
Aux printemps 2017 et 2018, ces télescopes ont tous pointé leurs antennes pendant quelques nuits vers la constellation du Sagittaire, où se dissimule leur discret modèle. De quoi accumuler suffisamment de données pour révéler la silhouette sombre du trou noir se détachant sur fond de gaz incandescent.
« Recombiner et analyser les données prend plus de temps que prévu. Mais c’est bon signe : cela prouve qu’il y a quelque chose d’intéressant à voir », se réjouit Daryl Haggard, spécialiste des trous noirs à l’Université McGill, qui suit de près les travaux de l’équipe internationale de l’EHT.
Pour voir ce qui, par définition, est invisible, les astronomes rivalisent d’ingéniosité depuis cinq décennies. « Nous avons beaucoup, beaucoup de preuves indirectes que les trous noirs existent. De fait, on a quasiment confirmé leur existence grâce à deux découvertes : en 2015, des ondes gravitationnelles causées par la collision de deux trous noirs ont été détectées. Et il y a quelques mois, un autre réseau de télescopes, appelé Gravity, a pu observer le gaz qui orbite au plus près de Sagittarius A* », résume Daryl Haggard.
Plus que jamais, l’étau se resserre. Mais l’EHT apportera la preuve ultime en mettant en lumière la frontière du trou noir, poétiquement nommée « horizon des évènements ».
UNE QUÊTE HISTORIQUE
Pour comprendre l’enjeu de cette traque, il faut revenir plus de 200 ans en arrière, alors que Newton et sa pomme viennent d’établir les lois de la gravitation. À la fin du 18e siècle, Pierre-Simon de Laplace, en France, et John Michell, au Royaume-Uni, postulent que la lumière aussi obéit à ces lois.
Reprenons la pomme : si on la lance, elle retombe. Mais si on la lance suffisamment vite, à plus de 11 kilomètres par seconde (km/s), elle atteint la « vitesse de libération » de la Terre, échappe à la gravité de la planète et se retrouve expédiée dans le cosmos. Laplace et Michell imaginent qu’il y a des astres tellement massifs que, pour échapper à leur attraction gravitationnelle, il faudrait aller non pas à 11 km/s, mais plus vite que la lumière (300 000 km/s). Or, une telle vitesse est impossible : si ces monstres existent, tout − y compris la lumière − est alors piégé à l’intérieur.
« Puis, en 1915, Einstein publie sa théorie de la relativité générale, et ses équations montrent très clairement l’existence possible de tels trous noirs. Reste que la communauté scientifique trouve cela trop bizarre », raconte Julie Hlavacek-Larrondo, astrophysicienne à l’Université de Montréal. Einstein lui-même ne croit pas à ces puits gravitationnels aberrants !
Le déclic survient dans les années 1970, avec les premiers indices concrets. « Les fusées ont pris des “radiographies” du ciel et on s’est aperçu qu’il était couvert de sources de rayons X, poursuit la chercheuse. Or, il faut quelque chose de très énergétique pour émettre des rayons X : même notre Soleil en produit peu. »
Ce « quelque chose » , ce sont les trous noirs. Ceux- ci sont parfois entourés de gaz et de matière, provenant par exemple d’une étoile voisine, qui forment un disque d’accrétion, un peu comme les anneaux de Saturne. « Sauf que, en raison de l’intense gravité, cette matière tourne très vite. Il y a beaucoup de frottements, elle est chauffée à des dizaines de millions de degrés et émet alors des rayons X » , explique Julie Hlavacek-Larrondo.
En somme, le trou noir reste invisible, mais trahit sa présence en « enflammant » ce qui s’approche trop près de lui.
Contrairement aux idées reçues, les trous noirs ne sont pas tous immenses. Il en existe de toutes les tailles, peut-être même des microscopiques qui se seraient formés dans l’Univers primordial.
Les plus nombreux sont probablement les trous noirs « stellaires », issus d’anciennes étoiles. Arrivées en fin de vie, celles-ci s’effondrent sur elles-mêmes en un résidu extrêmement dense : naine blanche, étoile à neutrons ou, enfin, trou noir lorsque l’étoile de départ est au moins 40 fois plus massive que le Soleil. Il pourrait y avoir dans la Voie lactée plus de 100 millions de trous noirs stellaires. En avril dernier, une équipe de l’Université Columbia a même estimé qu’il y en aurait environ 20 000 rien qu’au voisinage de Sagittarius A*.
Ce dernier joue dans une autre catégorie : celle des trous noirs supermassifs, qui « pèsent » plusieurs millions de masses solaires et dont l’origine est encore mysté-
rieuse. « On en trouve au centre de presque toutes les galaxies, plus ou moins actifs selon la quantité de matière autour », indique Julie Hlavacek-Larrondo.
En 2018, la chercheuse a d’ailleurs découvert des trous noirs encore plus gros grâce au télescope à rayons X Chandra de la NASA. « On a regardé au coeur de 72 grosses galaxies, parmi les plus vieilles de l’Univers. Elles abritent des trous noirs 10 fois plus massifs que ce qu’on pensait ; on les a appelés “ultramassifs” », relatet-elle. Leur masse ? De 10 à 100 milliards de fois celle du Soleil !
Mais attention, à l’inverse de leur image populaire d’ogres destructeurs, les trous noirs ne sont pas des aspirateurs cosmiques. D’abord, ils sont le plus souvent isolés et donc parfaitement calmes. Ensuite, ces objets, même gigantesques, « n’aspirent » rien.
Si notre Soleil se transformait subitement en trou noir, les planètes ne seraient pas avalées. Il ferait un froid extrême, mais la Terre continuerait à suivre son orbite, aiment à rappeler les physiciens. La masse (et donc l’attraction) de l’astre resterait la même, mais elle serait condensée dans une boule de 6 kilomètres de diamètre − contre 1,3 million normalement. « La matière peut rester longtemps en orbite de façon stable autour d’un trou noir. Mais en chauffant dans le disque d’accrétion, à cause de la friction, elle émet des photons et perd de l’énergie », mentionne Daryl Haggard.
C’est en raison de cette perte d’énergie, de ce ralentissement que la matière décrit une spirale et finit par sombrer dans ce trou qui n’en est pas vraiment un. « Une fois que la matière franchit l’horizon des évènements, on la perd de vue et on n’a aucun moyen d’observer ce qu’elle devient − même si les théoriciens ont beaucoup d’idées sur la question », ajoute-t-elle. Le terme trou renvoie donc plus au manque d’information qu’à un quelconque orifice…
VOIR À LA LISIÈRE
L’horizon des évènements, c’est l’essence même des trous noirs, leur définition fondamentale. Il s’agit d’une frontière intangible, une sorte de membrane virtuelle ne pouvant être franchie que dans un seul sens. Cette sphère délimite l’emprise gravitationnelle du trou noir, son territoire. L’objectif de l’EHT est de révéler l’existence de cette frontière immatérielle.
« Si on prouve que toute la masse du trou noir est contenue à l’intérieur d’une zone comparable à l’horizon des évène-
Il existerait des trous noirs de toutes les tailles, des plus microscopiques aux plus énormes, avec une masse de 10 à 100 milliards de fois plus grande que celle du Soleil !
ments, dans la mesure où l’on ne connaît aucun autre objet ayant cette densité, on confirmera qu’il s’agit d’un trou noir », explique Guy Perrin, astronome à l’Observatoire de Paris.
Il est le responsable français de l’instrument Gravity, un interféromètre qui regroupe les quatre télescopes de huit mètres du Very Large Telescope au Chili, eux aussi braqués dans la direction de Sagittarius A*. Alors que l’EHT sonde le centre de la Galaxie dans la gamme des ondes radio millimétriques, Gravity scrute la même zone dans l’infrarouge. « L’EHT et Gravity sont deux instruments complémentaires qui arrivent au même moment, ce qui est fantastique », s’enthousiasme Guy Perrin.
Si Gravity n’a pas une résolution suffisante pour voir l’horizon des évènements (pour reprendre l’analogie, il permettrait de distinguer l’équivalent de trois humains sur la Lune plutôt qu’une balle de golf), il a accompli en 2018 de véritables prouesses techniques. « L’idée de Gravity est née en 2005, mais on ne savait pas si on allait y arriver. Il fallait atteindre des performances qui allaient bien au-delà de ce qu’on faisait en interférométrie infrarouge à l’époque. Quand on a pu faire les premières observations en mai 2016, ça a été un immense soulagement », se souvient-il.
Un soulagement, et un pas de géant vers Sagittarius A* : jamais encore les astronomes n’avaient regardé si proche du monstre. Fin octobre 2018, le consortium Gravity de l’Observatoire européen austral a détaillé dans le journal Astronomy & Astrophysics l’observation de « points chauds », des sursauts lumineux émis juste au bord du trou noir.
Ces sortes de tempêtes magnétiques sont dues au déchirement du plasma chauffé à des millions de degrés, et les chercheurs ont pu calculer que celui-ci tourbillonne à 30 % de la vitesse de la lumière, à quelques encablures du point de non-retour. « Ces bouffées énergétiques sont comme des sondes au plus près du trou noir, 400 fois plus près que les étoiles qui orbitent autour et qui sont étudiées depuis plusieurs années », dit Guy Perrin.
« Ce sont de très beaux résultats, formidables, commente Daryl Haggard. Ils vont nous aider à comprendre tous les phénomènes qu’on observe parallèlement dans différentes longueurs d’onde. »
DES LABORATOIRES EXTRÊMES
Si Sagittarius A* et les autres trous noirs supermassifs intéressent tant les astronomes depuis quelques années, c’est parce qu’ils semblent être une clé pour percer les secrets des galaxies. Les deux entités grandissent ensemble, meurent ensemble et interagissent constamment dans un curieux manège d’échanges de matière, faisant intervenir des champs magnétiques complexes. « C’est perturbant : notre galaxie fait 100 000 années-lumière de large. Le trou noir au centre n’est pas plus gros que notre système solaire. C’est une aiguille dans une botte de foin ! Pourquoi ces astres minuscules à l’échelle astronomique influent-ils autant sur leur galaxie? » s’interroge Daryl Haggard.
Ils sont d’ailleurs capables du pire, même si l’on ne saisit pas encore bien leurs accès de colère. « Les trous noirs supermassifs ont assez d’énergie pour détruire leur galaxie. Ils peuvent engendrer à partir du disque d’accrétion des jets de particules extrêmement énergétiques, expulsés quasiment à la vitesse de la lumière et qui peuvent s’étendre bien audelà de la galaxie hôte », confirme Julie Hlavacek-Larrondo, qui se spécialise dans l’étude de ces jets et travaille régulièrement avec Daryl Haggard.
C’est ainsi que, paradoxalement, ces astres invisibles peuvent produire les flashs les plus puissants de l’Univers : les quasars.
Certains trous noirs ont la force nécessaire pour disperser les gaz dans toute leur galaxie, limitant ainsi la formation d’étoiles. En 2016, une équipe de l’Université York, à Toronto, a décelé des vents spatiaux filant à 200 millions de kilomètres à l’heure à proximité d’un trou noir supermassif. L’équivalent d’un ouragan de catégorie 77 !
Sagittarius A* est calme, lui. Un peu trop, pour Julie Hlavacek-Larrondo, qui le qualifie d’ennuyeux en riant. Elle lui préfère le trou noir supermassif de M87, une galaxie géante voisine. Alors qu’on n’a jamais détecté de jets issus de Sagittarius A*, ceux en provenance du trou noir de M87 s’étendent sur 5 000 années-lumière et sont même visibles par les télescopes amateurs. Ça tombe bien, l’EHT va aussi tenter de lui tirer le portrait.
Véritables laboratoires cosmiques, les trous noirs pourraient aussi être la clé de bien des mystères fondamentaux, du Big Bang aux multivers en passant par les voyages dans le temps. Ce n’est pas pour rien que ces entités légendaires ont inspiré autant d’auteurs et de cinéastes : elles siègent aux limites de la physique, mettant à mal l’espace et le temps, et poussant la relativité générale dans ses retranchements.
« À l’intérieur d’un trou noir, nos lois ne fonctionnent plus. En théorie, toute la masse devrait être concentrée dans un point infiniment dense et infiniment petit, qu’on appelle “singularité” », reprend Julie Hlavacek-Larrondo. Or, la physique déteste la notion d’infini, qui fait capoter les calculs.
Il y a donc un problème de taille : pour décrire un trou noir, point de rencontre entre l’immense et le minuscule, les physiciens ont besoin à la fois de la relativité générale, qui s’applique aux échelles astronomiques, et de la mécanique quantique, qui régit l’infiniment petit. C’est fâcheux, car ces deux théories sont toujours irréconciliables !
Ces astres singuliers pourraient-ils unir les deux mondes? C’est en tout cas ce que pensent plusieurs théoriciens, à commencer par le regretté Stephen Hawking, spécialiste des trous noirs, qui cherchait à « unifier » la physique avec sa fameuse théorie du tout (voir le texte ci-contre).
Ainsi, loin d’être des puits sans fond, les trous noirs sont des moteurs puissants qui alimentent aussi bien la dynamique des galaxies que les réflexions les plus fondamentales. Espérons que Sagittarius A* se montrera sous son meilleur profil pour aider à sortir de l’ombre ces titans aux mille visages.
Les trous noirs pourraient être la clé de bien des mystères fondamentaux, du Big Bang aux multivers en passant par les voyages dans le temps.