La biodiversité dans l’ombre du climat
Les humains − vous et moi − ne représentent que 0,01 % (oui, oui, un centième de pourcentage) de la biomasse terrestre totale, selon certaines estimations récentes. Pourtant, malgré ce faible poids du nombre, notre incidence sur l’environnement, elle, ne l’est pas. Nul besoin ici de rappeler à quel point l’homme et la femme modernes (et même nos ancêtres moins « modernes ») ont façonné leur environnement. Nous l’avons fait à un point tel que nous sommes désormais entrés dans une ère géologique où nous sommes considérés comme une véritable force de la nature. Bienvenue dans l’Anthropocène !
Parmi les manifestations incontestables de cette nouvelle ère, il y a bien sûr le dérèglement climatique, mais aussi la perte de biodiversité, une catastrophe annoncée qui monopolise peu, ou du moins pas assez, notre attention. Avec les épisodes de chaleur suffocante, les incendies de forêt ravageurs et les ouragans meurtriers, tous les regards se portent sur le climat. Pourtant, le Forum économique mondial (vous avez bien lu) classe la perte de biodiversité et l’effondrement des écosystèmes terrestres parmi les 10 risques ayant les répercussions globales les plus importantes.
Pourquoi ? Principalement parce que les activités qui occasionnent cette perte accélérée − dont l’étalement urbain, les changements climatiques et, avouons-le, nos systèmes de production et de consommation − contribuent directement au dérèglement des écosystèmes naturels qui constituent la pierre angulaire de notre quotidien.
Alors que vous cogiterez sur ces derniers mots tout en avalant votre gorgée de café, peut-être apprécierez-vous d’autant plus cette boisson sachant qu’elle ne pourrait exister sans la diversité des insectes pollinisateurs qui participent à sa production… comme ils le font pour 75 % des cultures vivrières mondiales d’ailleurs.
Que nous propose la communauté scientifique afin de freiner un tant soit peu l’hécatombe associée à la perte de biodiversité ? L’IPBES.
Grosso modo, l’IPBES ou Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques est à la science de la biodiversité et aux écosystèmes ce que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est à la science du climat. Chapeauté par l’Organisation des Nations unies, ce regroupement de scientifiques indépendants a pour mission de renforcer les liens entre la science et la politique afin de protéger nos derniers îlots de biodiversité.
Active depuis 2012, l’IPBES marquera un grand coup en mai prochain, lorsqu’elle dévoilera l’état des lieux de la biodiversité mondiale − le premier exercice du genre depuis 2005. À l’instar des grandes évaluations du GIEC, ce rapport devrait aiguiller les décideurs internationaux quant à l’étendue des efforts à consacrer pour limiter la portée des dommages.
Si l’IPBES a été créée près de 25 ans après le GIEC, cette arrivée tardive aura néanmoins permis de s’appuyer sur les bons (et moins bons) coups du GIEC, notamment en intégrant l’apport de scientifiques issus des sciences sociales aux processus de la plateforme tout en faisant une place aux savoirs autochtones (non sans difficulté). Cela n’élimine pas de facto les tensions qui se manifestent lors de discussions savantes. La frustration est ainsi palpable quand il est question du mode de fonctionnement de cette unité aux saveurs onusiennes ou encore de la définition même de l’apport de la nature à l’humain.
D’ailleurs, alors que les indicateurs de la biosphère tournent au rouge, certains pourraient être tentés de dire que l’heure n’est plus aux longues délibérations inhérentes à ces processus ultrabureaucratiques, aussi crédibles soient-ils. Encore mieux : pourquoi ne pas investir toutes nos énergies dans cet enjeu colossal qui menace les fondations mêmes de la vie sur terre ? Mais cela signifie-t-il qu’il faille diminuer nos efforts dans la lutte contre les changements climatiques ? Devant l’urgence, sur quel front devrait-on agir en priorité ?
En fait, il ne s’agit pas d’opposer les efforts requis destinés à limiter les conséquences du dérèglement climatique et ceux déployés pour préserver la biodiversité. Ne faudrait-il pas plutôt juxtaposer ces initiatives quelque peu symbiotiques ? C’est ce que tâchent d’accomplir les professeurs Andrew Gonzalez, de l’Université McGill, et Jérôme Dupras, de l’Université du Québec en Outaouais, qui cherchent à concevoir et évaluer des réseaux écologiques résilients dans la région du grand Montréal. Leur but : maintenir des écosystèmes favorisant une riche biodiversité tout en permettant d’atténuer les contrecoups des changements climatiques et de mieux s’y préparer.
Anthropocène exige, le temps est donc à l’intégration rapide des connaissances scientifiques aux politiques nationales et internationales et, surtout, à leur mise en oeuvre. Nous ne pesons peut-être pas beaucoup dans la balance du vivant sur terre, mais notre force de frappe est loin d’être négligeable, voire négative. À nous d’en prendre conscience et de nous assurer que nos connaissances scientifiques acquises ne s’ajoutent pas à la liste des espèces en voie de disparition, mais sont utilisées à bon escient ! Les opinions exprimées dans cette chronique n’engagent que leur auteur.