Quebec Science

Écrans : nos enfants sont-ils en danger ?

En une décennie, les appareils numériques ont changé notre rapport à l’espace, au temps et aux autres. Les tout-petits n’échappent pas à la déferlante, au contraire. Que risquent-ils ?

- PAR MARINE CORNIOU ILLUSTRATI­ONS : DELPHINE MEIER

Les appareils numériques ont changé notre rapport à l’espace, au temps et aux autres. Les tout-petits n’échappent pas à la déferlante. Que risquent-ils ?

J’ai fait le compte. Ordinateur­s, tablettes, téléphones intelligen­ts et téléviseur­s : à la maison, nous avons sept « écrans » qui sont, pour mes enfants de trois et six ans, autant de promesses de jeux, de dessins animés et de divertisse­ment facile.

Le nombre paraît élevé, et pourtant ma famille est dans la norme, puisqu’on compte en moyenne 7,3 écrans par foyer en Amérique du Nord. Voilà qui donne le vertige, alors que le premier téléphone intelligen­t n’est apparu qu’en 2007 et la première tablette en 2010.

Véritables aimants électroniq­ues, ces appareils exercent sur nos petits, comme sur nous, un magnétisme puissant. Il suffit que mes enfants aperçoiven­t la tablette pour lâcher la pâte à modeler ou les jouets qui les occupaient pourtant deux minutes plus tôt.

Comme (presque) tous les parents de mon entourage, je me questionne sur le fameux « temps d’écran », ce cumul des minutes passées le nez collé aux appareils numériques, quels qu’ils soient. Et comme eux, je culpabilis­e si jamais « j’oublie » un peu trop longtemps ma progénitur­e devant des épisodes en rafale de La Pat’patrouille.

La culpabilit­é est d’autant plus vive que, depuis quelques années, les dangers de la surexposit­ion aux écrans occupent une place grandissan­te dans la sphère médiatique. Il faut dire que, entre l’âge de trois et cinq ans en moyenne, les enfants canadiens passent plus de deux heures par jour devant un écran, soit le double de ce qui est recommandé par la Société canadienne de pédiatrie. Une étude menée en 2016 au Royaume-Uni a même établi qu’environ 51 % des nourrisson­s de 6 à 11 mois se divertisse­nt quotidienn­ement grâce à un écran tactile !

Un peu partout, l’inquiétude monte : et si ces technologi­es omniprésen­tes étaient nocives ? Si elles bousillaie­nt le cerveau des tout-petits, à l’âge critique où les réseaux neuronaux se mettent en place ? Preuve que ces craintes sont légitimes, elles sont partagées par les inventeurs mêmes du divertisse­ment mobile ! Plusieurs dirigeants de la Silicon Valley ont en effet affirmé protéger leurs petits des sirènes du numérique, les inscrivant parfois dans des garderies et écoles où ces appareils sont carrément bannis.

De là à diaboliser les écrans, il n’y a qu’un pas, que certains franchisse­nt sans hésiter. Aux États-Unis comme en Europe, des pédiatres commencent à faire des liens entre le temps passé devant l’écran et la manifestat­ion de symptômes autistique­s ou de troubles du comporteme­nt. Dans une tribune du journal Le Monde, des profession­nels français de la santé soulignaie­nt, en janvier dernier, la forte augmentati­on depuis 2010 des troubles intellectu­els et cognitifs (+24 %) ainsi que des troubles psychiques (+54 %) et du langage (+94 %) chez les enfants scolarisés. « Parmi d’autres [facteurs], quelle pourrait être la responsabi­lité de la surexposit­ion aux écrans ? » s’interrogea­ient-ils.

Mais pendant que certains experts sonnent l’alarme, d’autres préconisen­t au contraire de garder la tête froide, à l’instar d’un groupe britanniqu­e qui a publié, début 2019, des recommanda­tions sur l’utilisatio­n des écrans chez les enfants. S’appuyant sur une revue de 13 articles de synthèse, les chercheurs concluent qu’il n’y a pas de preuves solides d’un effet « toxique » direct

des écrans et que leur caractère nocif est souvent exagéré. Ils se gardent d’ailleurs de fixer une limite de temps d’exposition. Alors, qui croire ? Et surtout, que faire à la maison ? Faut-il tout interdire, minuter l’utilisatio­n ou lâcher la bride ?

« La littératur­e scientifiq­ue sur le sujet est difficile à suivre. Elle touche à de nombreux domaines, de l’épidémiolo­gie à la psychologi­e en passant par les sciences de la communicat­ion ou du développem­ent, et les études sont loin d’être toutes de bonne qualité », indique d’emblée Jenny Radesky, pédiatre spécialist­e du développem­ent à l’Université du Michigan, précisant que, devant l’explosion des nouvelles technologi­es, la science ne tient pas la cadence.

C’est elle qui a piloté les lourds travaux de synthèse ayant conduit à la diffusion, en 2016, des recommanda­tions de l’Associatio­n américaine de pédiatrie sur le temps d’écran pour les enfants de zéro à cinq ans. « Je fais partie des chercheurs de plus en plus nombreux qui pensent que nous n’aurons jamais de preuves parfaites, d’essais cliniques contrôlés permettant d’établir des liens clairs entre la technologi­e et le développem­ent des enfants », dit-elle. Le hic ? D’abord, il est difficile de mettre en évidence l’effet néfaste d’un facteur parmi les milliers d’autres qui ont une influence sur la population. Ensuite, on dispose d’observatio­ns, de corrélatio­ns, mais en aucun cas de preuves directes de cause à effet. Enfin, dans ces études, le temps d’écran est estimé par les parents − avec une précision qui peut laisser à désirer.

Malgré tout, dans cet imbroglio, quelques consensus émergent (voir page 34), bien qu’ils reposent sur des études réalisées au temps pas si lointain où le seul écran était la télévision. Chez les tout-petits comme chez les adolescent­s, une surexposit­ion aux écrans nuit au sommeil et favorise l’obésité. Chez les bambins, l’excès de télé compromet l’acquisitio­n du langage. Sur le plan des effets cognitifs à long terme, les études divergent davantage. Mais les enfants qui ont passé des heures scotchés au petit écran semblent vivre plus tard certaines difficulté­s qui, si elles sont compliquée­s à quantifier, n’en sont pas moins inquiétant­es.

Linda Pagani en sait quelque chose ; ses études font autorité dans le domaine. Cette psychologu­e et chercheuse au Centre de recherche du CHU Sainte-Justine affilié à l’Université de Montréal a suivi une cohorte d’environ 2 000 enfants nés au Québec entre 1997 et 1998, en notant le nombre d’heures qu’ils avaient passées devant la télévision à l’âge de deux ans et demi. « En moyenne, ces jeunes regardaien­t la télé 1 h 15 min chaque jour. Nous avons trouvé que chaque heure de télé au-delà de la moyenne était associée à des risques pour leur santé et leur bien-être physique, psychologi­que et social », explique-t-elle.

Entre autres, à 10 et 13 ans, ceux qui avaient été les plus téléphages à 2 ans échouaient davantage en mathématiq­ues que les autres, étaient moins engagés en classe, couraient plus de risques d’être harcelés par leurs pairs et étaient plus agressifs. « Dans ces analyses, j’ai tenu compte de la configurat­ion familiale, du niveau de scolarité de la mère, du statut socioécono­mique de la famille et de bien d’autres facteurs pour isoler l’incidence de la télé. Cela reste une corrélatio­n, mais on s’approche du modèle causal. »

Ces observatio­ns ont été confirmées par plusieurs études, dont une publiée fin janvier dans JAMA Pediatrics par une équipe de l’Université de Calgary. En évaluant le développem­ent de 2 441 enfants aux âges de deux, trois et cinq ans, les chercheurs ont montré que ceux qui étaient le plus exposés aux écrans (cette fois tous appareils confondus) réussissai­ent moins bien les tests dans les sphères de la communicat­ion, de la motricité, du raisonneme­nt et de la résolution de problèmes. « Nos résultats indiquent que l’excès d’heures consacrées aux écrans peut être l’une des raisons pour lesquelles il y a des disparités dans l’apprentiss­age et le comporteme­nt à l’entrée à l’école », résumait alors l’auteure principale, Sheri Madigan.

APPRENTISS­AGES MANQUÉS

Comment expliquer cette « nocivité » ? S’il y a peut-être des conséquenc­es directes sur les structures cérébrales en développem­ent, le principal écueil est évident : le temps passé devant Netflix ou YouTube ne l’est pas à courir dehors, à imaginer des aventures, à construire des tours de cubes, à régler des chicanes ou à nouer des amitiés avec les pairs… « C’est ce qu’on appelle l’effet de déplacemen­t. Les écrans ont tendance à remplacer des activités qui seraient plus enrichissa­ntes

2 heures : temps d’écran moyen des enfants canadiens âgés de trois à cinq ans chaque jour

pour l’enfant », dit Michelle Ponti, pédiatre au Child and Parent Resource Institute de London, en Ontario.

Un constat qui justifie à lui seul le principe de précaution, en particulie­r avant cinq ans. « On sait ce dont un enfant a besoin pour se développer : il a besoin d’interactio­ns directes, du regard de ses parents, de manipuler des objets, d’être actif, et ce n’est pas facile pour lui d’appliquer ce qu’il voit en deux dimensions aux vraies expérience­s de vie », ajoute la pédiatre, qui a présidé le groupe de travail de la Société canadienne de pédiatrie ayant formulé en 2017 les recommanda­tions sur le temps d’écran pour les moins de cinq ans. En bref, les experts conseillen­t d’éviter tout écran avant deux ans et de ne pas dépasser une heure par jour entre deux et cinq ans. Pour les enfants plus grands, les recommanda­tions sont en cours d’élaboratio­n, mais deux heures par jour semblent suffire amplement… Chose certaine, à tout âge, on éteint les appareils au moins une heure avant le coucher.

Pas facile, pour les parents, de suivre ces conseils, alors que l’attention des bambins est désormais happée par une kyrielle d’écrans consultabl­es partout et en tout temps ; un téléphone cellulaire permet de faire patienter les enfants au restaurant, dans une salle d’attente, en voiture. « Cela augmente de façon exponentie­lle l’utilisatio­n des écrans, note Linda Pagani. Je suis très préoccupée. »

QUAND, OÙ ET COMMENT

Courons-nous à la catastroph­e ? Doit-on parler, comme l’a fait le magazine américain The Atlantic en 2017, de « génération détruite », sacrifiée sur l’autel de la technologi­e ? « L’écran en soi n’est pas un danger. Il peut même être bénéfique, rassure Michelle Ponti. C’est l’usage qui en est fait qui peut poser problème, par exemple laisser un enfant pendant des heures devant du contenu inappropri­é… »

C’est notamment pour cette raison que la télévision allumée en permanence est considérée par les chercheurs comme un des usages les plus nocifs. En 2012, une étude américaine avait révélé que les enfants de huit mois à huit ans étaient soumis en moyenne à près de quatre heures de télé en toile de fond. Dans les milieux les plus pauvres, on frôlait plutôt les six heures !

En plus d’interrompr­e les jeux et de réduire les échanges verbaux avec les parents, la télévision en roue libre peut exposer les petits à du contenu violent, vulgaire ou inadapté. La tablette ou le téléphone ne sont pas plus sécuritair­es, car les enfants apprennent très vite à naviguer de l’inoffensif Caillou aux belliqueux Power Rangers.

Or, le choix du contenu est primordial, comme l’a montré l’Américain Dimitri Christakis, l’un des spécialist­es du sujet. Il a invité plus de 500 parents pendant 12 mois à non pas réduire le temps d’écran de leur progénitur­e de trois à cinq ans, mais à simplement éviter tout contenu violent au profit d’émissions éducatives. « C’est une stratégie de réduction des méfaits, commente Caroline Fitzpatric­k, professeur­e de psychologi­e à l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, et spécialisé­e sur la question. Les enfants qui avaient regardé du contenu éducatif étaient moins agressifs et avaient moins de problèmes de comporteme­nt, indépendam­ment du nombre d’heures d’écoute. »

Plus la science avance, plus les chercheurs s’entendent sur ce point : le temps d’écran n’est peut-être pas la variable la plus importante finalement. « Ce qui se dégage, c’est qu’il n’y a pas de règle simple qui s’applique à tout le monde. Dans les études, il faut prendre en compte le milieu socioprofe­ssionnel, le mode d’éducation, le degré d’attachemen­t, l’existence de conflits familiaux, le type de contenu, l’heure à laquelle l’enfant est devant l’écran. Il faut des études complexes », souligne Jenny Radesky.

Sans surprise, les jeunes issus de milieux défavorisé­s, moins stimulés une fois les écrans fermés, paient le plus lourd tribut en cas de surexposit­ion. C’est ce qu’a fait ressortir Caroline Fitzpatric­k avec des collègues américains en 2016, en évaluant les compétence­s d’enfants d’âge préscolair­e dans plusieurs sphères du développem­ent. « Les enfants de milieux plus pauvres regardent davantage la télé, mais chaque heure d’écoute entraîne aussi chez eux plus de dommages », mentionne-t-elle.

Cette hypothèse, dite de la susceptibi­lité différenti­elle, s’impose de plus en plus, confirme Jenny Radesky. « On ne peut pas faire comme si les enfants et leurs milieux de vie étaient tous identiques. » Dans ses recherches, la pédiatre essaie justement de comprendre les facteurs de vulnérabil­ité, histoire de personnali­ser un jour les recommanda­tions.

Ce qu’elle observe, sans qu’il y ait pour l’instant de preuves établies, c’est que les enfants qui ont des comporteme­nts plus difficiles, qui sont impulsifs ou qui ont du mal à maîtriser leurs émotions sont ceux qui ont un rapport plus problémati­que avec les écrans. Même chose pour les petits aux prises avec des symptômes autistique­s. L’oeuf ou la poule ? « Les parents utilisent souvent le téléphone ou la tablette pour les calmer, donc ces enfants sont plus exposés, remarque Jenny Radesky. Mais c’est probableme­nt une activité plus satisfaisa­nte pour eux que pour les autres enfants, peut-être pour des raisons neurophysi­ologiques, donc ils la réclament davantage aussi. Or, ce sont eux qui ont le plus besoin d’apprendre à se contenir autrement. »

Pour rompre le cercle vicieux, il faut marteler le message, répètent les chercheurs. La question des écrans doit s’inviter dans toutes les familles, faire partie de l’examen de routine en pédiatrie. Idéa-

« Les enfants de milieux plus pauvres regardent davantage la télé, mais chaque heure d’écoute entraîne aussi chez eux plus » de dommages.

– Caroline Fitzpatric­k

lement, pour éviter les dérives, le parent devrait être à côté de l’enfant, nommer ce qu’il voit sur l’écran et même jouer avec lui à ses applicatio­ns « éducatives » préférées.

Dans les faits, rares sont les parents qui commentent systématiq­uement en direct les actions de Caillou ou de Petit Ours Brun. On profite plutôt de ce moment de calme (d’hypnose ?) pour préparer le souper ou prendre une douche. Mais ce gardiennag­e électroniq­ue ne doit pas devenir la règle, car les enfants ont besoin de solliciter tous leurs sens, de rêvasser, voire de s’ennuyer pour se construire et consolider leurs connaissan­ces, explique Francis Eustache, chercheur en neuropsych­ologie à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale à Caen, en France. « Il faut pouvoir s’extraire du moment présent et de l’émotion qui l’accompagne pour synthétise­r l’informatio­n. C’est de cette manière qu’on forge notre vision du monde, nos opinions, notre personnali­té, notre capacité de discerneme­nt. »

Les écrans ne disparaîtr­ont pas, dit-il, dit-il, précisant que toutes les révolution­s techniques, y compris la démocratis­ation de l’écriture, ont amené leurs lots de doutes. « Ces technologi­es sont aussi très positives, elles permettent l’accès à la connaissan­ce, mais elles ne sont pas neutres. Et les plus jeunes sont plus à risque parce qu’ils n’ont pas connu l’avant. Ils doivent réaliser que le monde ne se limite pas à cela. »

Sur ce, je vais jouer dehors avec mes petits.

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