Chirurgie plastique : 100 ans et pas une ride
La chirurgie plastique célèbre son centenaire au Canada. Une occasion de découvrir que les plasticiens font bien plus que des liftings.
La chirurgie plastique célèbre son centenaire au Canada. Une occasion de parcourir son histoire et de découvrir ce qui se pratique dans nos établissements de santé, où les plasticiens font bien plus que des liftings.
La plasticienne Lucie Lessard fait défiler les photos de son cellulaire plus vite que son ombre. « Si vous avez le coeur solide, je peux vous montrer le trou. » Le « trou » fait référence à l’épaule d’un patient à qui l’on a enlevé une tumeur sur l’humérus gauche, puis la clavicule et l’omoplate. « J’avais un trou de 25 cm sur 20 à fermer. » Petit défi technique supplémentaire : le patient a été opéré assis pour reconstruire à la fois l’avant et l’arrière de l’épaule.
La chef de la division de chirurgie plastique du Centre universitaire de santé McGill fouille dans son bureau décoré de souvenirs de conférences internationales. Elle exhibe des instruments et du fil plus fin qu’un cheveu, et fait mine d’opérer. Elle ne tremble pas du tout ; une trentaine d’années de pratique ont précisé ses gestes. « J’ai utilisé des vis avec des ailes en métal pour accrocher aux os les tissus mous restants, poursuit-elle. Après, j’ai pris un lambeau sous le mamelon, que j’ai gardé attaché au muscle et à une artère. Je l’ai fait monter jusqu’à l’épaule par l’intérieur du corps pour que l’artère reste toujours fixée. » Elle vient tout juste de visiter ce patient, qui est sur le point d’obtenir son congé de l’hôpital.
Une opération comme les autres, quoi ! La Dre Lessard a aussi des photos de la reconstruction du crâne et de la main d’une femme s’étant fait attaquer par un ours (hein !), des os du nez qu’il lui a fallu retirer du cerveau d’un homme tombé dans un escalier (ayoye !) et de la nouvelle mâchoire d’un enfant accidentellement blessé par balle (ohhhh !). « Je suis triste quand je vois la chirurgie plastique être ridiculisée ou réduite au nip and tuck. Les gens n’ont pas idée de toutes les choses difficiles qu’on est capables de faire », déclare cette spécialiste en chirurgie craniofaciale.
Surtout qu’à l’origine la spécialité n’avait absolument rien à voir avec l’augmentation mammaire, la liposuccion ou la labioplastie, une opération qui connaît une forte croissance actuellement au Québec et qui consiste à réduire les lèvres de la vulve. Nip and tuck : signifie littéralement « inciser et retendre ». C’est le surnom donné en anglais aux interventions esthétiques de type lifting. C’est aussi le titre d’une émission de télévision américaine des années 2000.
Au Moyen Âge, les interventions « chirurgicales » étaient pratiquées par des artisans et non par des médecins.
D’ARTISAN À SPÉCIALISTE
Au Moyen Âge, les interventions « chirurgicales » étaient pratiquées par des artisans et non par des médecins, explique Thomas Schlich, professeur à l’Université McGill et auteur du Palgrave Handbook of the History of Surgery. « Ils apprenaient par compagnonnage et fonctionnaient en guilde », raconte l’expert, dont le bureau se trouve dans un bâtiment historique aux planchers qui craquent.
Ces opérations ont été intégrées à la médecine au 19e siècle, ce qui a jeté les bases de la chirurgie moderne. Un article scientifique de 1883 relate ainsi les 25 cas de becs-de-lièvre corrigés par le chirurgien général Thomas Roddick, qui était aussi professeur à l’Université McGill.
La spécialité « plastique » a quant à elle émergé avec les « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale ; les tranchées et leurs obus étaient sans pitié pour les visages. On dit souvent du Dr Harold Gillies, basé à Sidcup, en Angleterre, qu’il fut le père de la chirurgie plastique. « Les conditions étaient réunies : la chirurgie existait officiellement depuis quelques décennies, donc on possédait les techniques néces- saires. Également, on pouvait recourir à de nouvelles méthodes comme l’antisepsie, l’anesthésie, la suture et l’autogreffe, en plus de la compréhension qu’on avait des groupes sanguins », indique le Dr Schlich.
Le Canadien Ernest Fulton Risdon a collaboré avec le Dr Gillies à Sidcup. Il est de retour au pays en 1919 − il aurait travaillé brièvement à l’hôpital de SainteAnne-de-Bellevue (auprès des anciens combattants) avant d’établir sa pratique à Toronto. Il a été le premier à se consacrer exclusivement à la chirurgie plastique, à une époque où ses collègues s’opposaient à toute spécialisation. Au Québec, le premier plasticien qualifié a été Jack Gerry. Formé au Missouri, il est revenu exercer à Montréal dans les années 1930. Il a d’ailleurs cofondé la Société canadienne de chirurgie plastique et l’ancêtre de l’Association des spécialistes en chirurgie plastique et esthétique du Québec.
Évidemment, la Seconde Guerre mondiale a elle aussi contribué à l’expansion de la pratique. « Puis, dans les années 19601970, des plasticiens ont proposé leurs services comme une façon d’améliorer son corps, sans raison médicale, mentionne le Dr Schlich : pour eux, la souffrance Lambeau : tissu prélevé sur une partie du corps pour en reconstruire une autre. Le lambeau peut être pédiculé (attaché en tout temps à son artère et à sa veine malgré le déplacement) ou libre (complètement coupé du corps, mais il sera rattaché ailleurs grâce à des sutures microscopiques).
Greffe : contrairement au lambeau, le tissu greffé ne s’accompagne pas de son artère et de sa veine. La zone receveuse doit le revasculariser. On parle d’autogreffe quand le tissu est prélevé sur le patient lui-même et d’allogreffe quand il provient d’une autre personne. liée à l’apparence se rapprochait d’une maladie que la chirurgie pouvait traiter. Le marché s’est développé. » Le côté nip and tuck était né. Les liftings se sont saisis de l’avant-scène, laissant dans l’ombre les reconstructions requises par une malformation ou un accident.
Ce qui nous amène aux années 1980, époque à laquelle la Dre Lessard a été formée à l’Université Harvard et en Suède avant de revenir à Montréal. « C’était une ère exceptionnelle pour la chirurgie ! Pour les os, on passait des sutures de métal pas très solides aux plaques dont on se sert à présent. On parvenait à opérer sans laisser de cicatrice, en passant par les cheveux ou l’intérieur de la bouche. On découvrait aussi le concept d’angiosomes, cette carte géographique du corps qui permet de choisir la bonne zone à utiliser comme lambeau. »
Mais le comble des avancées a été la microchirurgie. Plutôt que de conserver les lambeaux attachés à une artère et à une veine en tout temps, on pouvait désormais opérer avec des lambeaux « libres », c’està-dire complètement coupés du corps. Il suffisait de recoudre les minuscules vaisseaux sanguins du lambeau et de la zone receveuse à l’aide d’un microscope. « On a été parmi les premiers à en faire, à l’hôpital Royal Victoria, avec les Chinois et les Australiens. Cela a commencé avec le rattachement de doigts », se rappelle la Dre Lessard.
TOURNEDOS ET GREFFES DE PEAU
Au cours de sa carrière, Lucie Lessard a elle-même contribué à l’avancement des techniques en inventant, entre autres, le « lambeau tournedos », une façon efficace et rapide de refermer la plaie d’un patient opéré pour un cancer près du cerveau. En gros, le lambeau est posé à l’envers, le derme directement sur le cerveau, une technique décrite en 2013 dans le Journal of Craniofacial Surgery. Une greffe de peau couvre ensuite le tout.
La Dre Lessard s’apprête à publier un article scientifique témoignant des spécificités ethniques à considérer en cas de fracture du plancher de l’orbite qui abrite l’oeil. « On a pris des mesures à partir de 100 tomodensitogrammes [ CT scans] et l’on a réalisé que le plancher de l’orbite des Inuits est plat tandis que celui des Caucasiens a un angle de 30° à 40°. Maintenant, on en tient compte dans nos reconstructions. »
De tels articles et les rapports de cas sont essentiels à la dissémination des nouvelles techniques en chirurgie plastique. Les échanges avec des collègues pratiquant les mêmes types d’interventions sont aussi une occasion de progresser, selon le Dr Pierre Brassard, un chef de file en matière d’opération de réassignation génitale. Il se réjouit d’ailleurs du boum actuel dans la chirurgie trans. « Il y a de plus en plus de congrès et de rencontres. Il va y avoir également des études plus complètes, au bénéfice des patients. »
De façon générale, existe-t-il des ouvrages majeurs, des « bibles » prescrivant les étapes à suivre pour les différentes interventions chirurgicales ? « Non, il n’y a pas de livre qui dit comment féminiser un visage » par exemple, répond le plasticien, amusé.
Pierre Brassard a commencé à suivre des femmes enfermées dans un corps d’homme,