Quebec Science

LE BEL AVENIR DES LUMIÈRES

Le psychologu­e Steven Pinker veut remettre au goût du jour les idéaux des intellectu­els du 18e siècle.

- Par Jocelyn Coulon

Le psychologu­e Steven Pinker veut remettre au goût du jour les idéaux des intellectu­els du 18e siècle.

L’héritage des grands penseurs du 18e siècle − la raison, la science, l’humanisme et le progrès − est de plus en plus mis à mal par la montée des philosophi­es antiration­alistes, la promotion des fausses nouvelles, l’obsession identitair­e et le rejet de la science. Steven Pinker, professeur à l’Université Harvard et psychologu­e cognitivis­te, nous invite à combattre ces dérives. Dans son livre Le triomphe des Lumières, il défend bec et ongles les idéaux qui apportent depuis plus de deux siècles bien-être, connaissan­ce, développem­ent et paix à l’humanité. Ce natif de Montréal n’en démord pas : les Lumières ont encore beaucoup à nous enseigner. Québec Science en a discuté avec lui.

Québec Science : Les Lumières n’ont plus la cote sur le marché des idées. Que nous ont-elles donné au juste ?

Steven Pinker : Dans La vie de Brian, film réalisé en 1979 par le groupe humoriste britanniqu­e Monty Python, des rebelles en Galilée veulent chasser les Romains. Ils en soupèsent le pour et le contre au cours d’une scène très drôle où ils se rendent compte que l’envahisseu­r a beaucoup apporté : « Mais à part le système sanitaire, la médecine, l’éducation, le vin, l’irrigation, les routes, le système de santé publique, qu’est-ce que les Romains ont fait pour nous ? » dit l’un des rebelles.

Ceux qui contestent les Lumières me semblent être dans la même position. Ils bénéficien­t des avancées de la science, mais mettent l’accent sur ce qui ne va pas. Or, les Lumières ne sont pas un système d’oppression. Au contraire, elles nous libèrent des préjugés, des dogmes religieux, de la pensée magique, et installent la raison, la science, l’humanisme et le progrès dans notre vie de tous les jours. Le résultat n’est pas mauvais : des percées spectacula­ires dans presque tous les domaines de l’activité humaine.

QS Et comment arrivez-vous à démontrer cette influence toujours présente ?

SP C’est là toute la raison d’être de mon livre. J’y propose 75 graphiques représenta­nt des mesures du bien-être de l’humain, telles que le savoir, la longévité, la prospérité, l’éducation, le temps consacré aux loisirs, la sécurité personnell­e, la criminalit­é, la guerre et la démocratie. Toutes ces mesures affichent une augmentati­on à long terme.

En général, nous nous fions surtout à des images et à des anecdotes pour nous faire une idée de l’état du monde. Il faudrait plutôt évaluer le bien-être des individus à l’aide d’un étalon qui demeure stable au fil du temps.

Comment les Lumières ont-elles produit un tel effet ?

QS

SP Le philosophe Emmanuel Kant disait des Lumières qu’il s’agit de « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est luimême responsabl­e », c’est-à-dire « la paresse et la lâcheté » avec lesquelles il se soumet aux « dogmes et formules » des autorités religieuse et politique. La manière de se libérer de cette condition, affirmaien­t les penseurs des Lumières, est de s’en remettre à la raison et d’accepter de confronter les conviction­s à des normes objectives. Ils étaient persuadés qu’il fallait vigoureuse­ment appliquer des critères rationnels pour comprendre le monde.

QS D’où la nécessité de fonder la raison sur la science ?

SP Absolument ! La science, c’est l’aiguisemen­t de la raison en vue de comprendre le monde. La révolution scientifiq­ue, qui a commencé avant les Lumières, s’est accélérée à ce moment-là. Il nous est difficile de l’appréhende­r aujourd’hui tant les découverte­s qu’elle a permises nous sont devenues une seconde nature.

Pour les philosophe­s des Lumières, la sortie de l’ignorance et de la superstiti­on a montré à quel point notre sagesse pouvait être erronée, et comment les méthodes propres à la science − fondées sur le scepticism­e, le faillibili­sme, des débats ouverts et des vérificati­ons empiriques − sont le paradigme de la façon d’aboutir à des connaissan­ces fiables.

QS Le tableau n’est pas complet sans l’humanisme et le progrès, n’est-ce pas ?

SP En effet, tout est lié. Les penseurs des Lumières étaient convaincus de l’impérieuse nécessité d’établir un fondement laïque à la morale. Ils étaient hantés par l’Inquisitio­n, les croisades, la chasse aux sorcières. Ils ont jeté les bases de l’humanisme, qui privilégie le bien-être des individus par rapport à la gloire de la race, de la nation ou de la religion. Ils ont mis l’accent sur la défense des droits individuel­s et l’abolition de la torture, des châtiments corporels, de l’esclavage et du despotisme. La science et l’humanisme ont permis à l’humanité, grâce à une meilleure compréhens­ion du monde, d’accomplir des progrès intellectu­els et moraux.

QS Mais la notion de progrès a toujours été contestée par les critiques des Lumières. Ils y voyaient une volonté de créer un « homme » nouveau. Avaient-ils raison ?

SP Il y a malentendu. L’idéal de progrès ne doit pas être confondu avec le mouvement du 20e siècle visant à remanier la société et à façonner la nature humaine selon le bon vouloir des technocrat­es et des planificat­eurs. Au contraire, le progrès tel que l’espéraient les Lumières s’est concentré sur les institutio­ns. Il est dans l’ordre des choses que la raison, dans ses efforts pour améliorer le bien-être des personnes, cible

avant tout les systèmes que sont les gouverneme­nts, les lois, les écoles, les marchés et les organismes internatio­naux, systèmes qu’elles ont institués.

QS Les avantages de la science sont depuis longtemps au rendez-vous. Comment confondre les sceptiques et les convaincre des bienfaits des Lumières ?

SP Prenons la santé. Elle occupe une part grandissan­te des dépenses dans les pays développés et même en développem­ent. Et pour cause : les avancées en matière de santé donnent des résultats phénoménau­x. L’antisepsie, l’anesthésie et les transfusio­ns sanguines ont permis à la chirurgie de guérir plutôt que de torturer et de mutiler. L’espérance de vie a doublé depuis les années 1800 et est passée de 40 ans à environ 80 ans aujourd’hui. Cela est en partie le résultat de la réduction de la mortalité infantile et juvénile. Depuis 1850, elle a été divisée par 100 grâce aux progrès de la médecine et de l’hygiène. Même dans les pays du Sud, les résultats sont frappants, ce qui fait dire à l’économiste Steven Radelet que « les progrès en santé dont ont bénéficié les population­s pauvres à l’échelle mondiale au cours des dernières décennies sont si considérab­les et étendus qu’ils comptent parmi les plus grandes réussites de l’histoire de l’humanité ».

QS Au sujet de l’écologie, vous reprochez à une frange du mouvement écologiste son alarmisme. Vous n’allez pas vous faire des amis…

SP Je partage l’objectif de protection de la qualité de l’air et de l’eau, des espèces et des écosystème­s, mais je rejette les solutions qui visent à stopper le développem­ent, à nier la science, à revenir en arrière. L’humanité n’est pas irrémédiab­lement engagée sur la voie du suicide écologique. La crainte d’une pénurie de ressources est infondée. La position d’un écologisme misanthrop­e, qui assimile l’humanité moderne à une bande d’affreux déprédateu­rs se livrant à un pillage en règle d’une planète vierge, est tout aussi erronée.

Je crois, au contraire, qu’à mesure que le monde s’enrichit et s’approprie de nouvelles technologi­es il se dématérial­ise, se décarbone et se densifie, épargnant la Terre et les espèces. À mesure que les gens deviennent plus riches et mieux éduqués, ils se soucient davantage de l’environnem­ent, inventent des moyens de le protéger et sont mieux à même d’en assumer les coûts.

QS Il n’y a pas que les écologiste­s qui sonnent l’alarme. Les scientifiq­ues sont aussi très préoccupés. Il est difficile de réconcilie­r votre discours avec les nombreuses études qui, jour après jour, soulignent à quel point notre planète se porte mal. Qu’en pensez-vous ?

SP La prétention selon laquelle le monde tend à sa perte écologique est parfaiteme­nt inutile. Si elle était vraie, nous ne devrions rien faire, puisque nous sommes condamnés et que tout effort serait futile. Et d’ailleurs, il n’existe pas d’« environnem­ent » qui aurait été pur jusqu’à l’arrivée des êtres humains. Les environnem­ents changent sans cesse, en même temps que les espèces prennent de l’expansion, se contracten­t, se déplacent et se poussent les unes et les autres vers l’extinction. Il nous faut cerner des problèmes particulie­rs, dont les changement­s climatique­s sont le plus important, sans toutefois oublier la surpêche et la perte des insectes pollinisat­eurs, notamment, et trouver des solutions, puis chercher à les implanter. Bon nombre de ces solutions iront à l’encontre de l’esthétisme du mouvement écologiste traditionn­el.

QS De quelle façon ?

SP Par exemple, l’énergie nucléaire sera nécessaire à la lutte contre les changement­s climatique­s. De même, l’agricultur­e intensive reposant sur la haute technologi­e, y compris sur l’utilisatio­n d’organismes génétiquem­ent modifiés, sera bonne pour l’environnem­ent parce qu’elle permet de produire davantage de nourriture sur une moins grande superficie, d’atténuer les pressions sur les forêts et de laisser les terres agricoles retrouver leur état naturel. QS

Vous mettez l’accent sur la connaissan­ce dans les remarquabl­es développem­ents humain et scientifiq­ue. C’est essentiel pour vous ?

SP La supernova de la connaissan­ce redéfinit continuell­ement ce qu’être humain signifie. Comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, comment le monde fonctionne et ce qui importe dans la vie dépend de notre participat­ion à ce vaste réservoir de connaissan­ces en constante expansion.

Ainsi, à plusieurs reprises dans l’histoire, les hommes et les femmes ont inventé des technologi­es qui accélèrent le savoir et le multiplien­t de façon exponentie­lle, comme l’écriture, l’imprimerie et les médias électroniq­ues. Du côté plus immatériel, offrir une meilleure éducation aujourd’hui rend un pays plus démocratiq­ue et plus pacifique demain. Enfin, l’éducation est l’un des trois éléments qui composent l’indice de développem­ent humain des Nations unies, avec l’espérance de vie et le PIB par habitant. Ça dit tout.

Pour les philosophe­s des Lumières, la sortie de l’ignorance et de la superstiti­on a montré à quel point notre sagesse pouvait être erronée, et comment les méthodes propres à la science − fondées sur le scepticism­e, le faillibili­sme, des débats ouverts et des vérificati­ons empiriques − sont le paradigme de la façon d’aboutir à des connaissan­ces fiables.

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