Quebec Science

Qui ne dit mot…

Le silence de nombreux scientifiq­ues dans l’affaire des jumelles chinoises génétiquem­ent modifiées soulève bien des questions.

- MARIE LAMBERT-CHAN @MLambertCh­an

Fin novembre 2018 : He Jiankui, un biophysici­en chinois, annonçait la naissance de jumelles issues d’embryons modifiés génétiquem­ent. Opérée en catimini, pour ne pas dire de façon voyou, cette première scientifiq­ue a choqué la communauté scientifiq­ue. Le chercheur a bidouillé dans le code génétique de ces fillettes avec la prétention de les immuniser contre le virus de l’immunodéfi­cience humaine (VIH). Une intention injustifia­ble pour quantité de raisons : la vie de ces bébés n’était pas menacée par une maladie grave, impossible à prévenir et à traiter ; la technique d’édition génétique utilisée, CRISPR-Cas9, est loin d’être parfaite et peut provoquer des dommages collatérau­x; une telle procédure ouvre la porte à la création de « bébés sur mesure » ; et surtout ce type de modificati­on est transmissi­ble à la descendanc­e des individus et peut donc bouleverse­r le patrimoine génétique de l’humanité de manière irréversib­le.

Au fil des semaines, cette nouvelle troublante s’est transformé­e en véritable roman-feuilleton. On a appris qu’un troisième enfant génétiquem­ent modifié devrait voir le jour cet été. Puis, craignant pour sa réputation, le gouverneme­nt chinois a désavoué He Jiankui qui, sous le coup d’une enquête, aurait été mis en résidence surveillée, puis congédié de son université. En février, la MIT Technology Review révélait que la suppressio­n du gène CCR5, en plus de rendre les jumelles immunes au VIH, aura probableme­nt des conséquenc­es sur leurs fonctions cognitives, améliorant leur mémoire et leurs capacités d’apprentiss­age. Une informatio­n qui soulève des doutes sur le dessein réel de He Jiankui : désirait-il en fait créer des humains supérieure­ment intelligen­ts ?

Mais ce qui retient surtout l’attention, c’est le nombre grandissan­t de scientifiq­ues ayant avoué qu’ils connaissai­ent le projet de leur collègue. Parmi eux, plusieurs chercheurs renommés, dont le biologiste moléculair­e Craig C. Mello, récipienda­ire d’un prix Nobel. Michael Deem, un biophysici­en de l’Université Rice, aurait même cosigné l’article scientifiq­ue de He Jiankui qui détaillait la procédure de modificati­on génétique (soumis à la revue Nature, qui l’a refusé).

Qui ne dit mot consent ? Ces chercheurs s’en sont défendus, prétextant qu’ils n’auraient pas su à qui dénoncer la manoeuvre hasardeuse. La parade est un peu facile. Il existe nombre de forums où ils auraient pu exprimer leurs craintes et leurs réserves. Et s’ils ne souhaitaie­nt pas intervenir publiqueme­nt, ils auraient pu à tout le moins alerter des bioéthicie­ns bien au fait des enjeux de l’ingénierie du génome.

Concédons-leur toutefois qu’il est ardu d’agir en l’absence de normes harmonisée­s entre les différents pays quant à l’encadremen­t de la modificati­on génétique de la lignée germinale. Par exemple, cette pratique est interdite au Canada, tandis qu’un flou règne en Chine. C’est précisémen­t ce vacuum qui a permis à des scientifiq­ues de renom de garder le silence et à He Jiankui de franchir le Rubicon.

L’Organisati­on mondiale de la santé essaie de corriger le tir : les 18 et 19 mars dernier, à Genève, elle tenait la première réunion de son comité consultati­f qui élaborera des normes internatio­nales pour la gouvernanc­e et la surveillan­ce de l’édition du génome humain. Soit, mais quelles seront les incitation­s pour les nations à se soumettre à ces règles alors que la manipulati­on du vivant fait pratiqueme­nt l’objet d’une course entre les puissances scientifiq­ues ?

Certains appellent à un examen des valeurs scientifiq­ues. La biologiste moléculair­e Natalie Kofler en fait partie. Dans un texte d’opinion éclairant publié dans Nature, elle rappelle ceci à ses collègues : « Nous devons être en mesure de réfléchir à la façon dont notre recherche s’intègre dans la société. Cela exige non seulement notre intelligen­ce, mais aussi nos émotions. Je crains que, dans la poursuite de l’objectivit­é, la science n’ait perdu son coeur. » Elle suggère que les scientifiq­ues cultivent la compassion, l’humilité et l’altruisme, afin que l’édition génétique soit appliquée avec prudence et diligence au bénéfice de tous. Difficile de la contredire : pour jouer aux apprentis sorciers avec la vie d’un être humain (et potentiell­ement de toute sa lignée), il faut être aveuglé par l’ambition ou drôlement arrogant.

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