Quebec Science

Miroir, miroir, dis-moi si tu existes

Pour expliquer les plus grands mystères du cosmos, des chercheurs suggèrent l’existence d’un monde miroir, logé au sein de notre univers. Prêts pour une crampe au cerveau ?

- PHOTO : DONALD ROBITAILLE / OSA • DIRECTION ARTISTIQUE : NATACHA VINCENT PAR MÉLISSA GUILLEMETT­E

Pour expliquer les plus grands mystères du cosmos, des chercheurs suggèrent l’existence d’un monde miroir, logé au sein de notre univers. Prêts pour une crampe au cerveau ?

Est- il vraiment possible qu’un monde nous échappe entièremen­t, lui aussi issu du big bang, mais où il ferait beaucoup plus froid ? Il serait potentiell­ement cinq fois plus massif que notre univers et posséderai­t peut-être étoiles, trous noirs et galaxies. Certains évoquent même la possibilit­é qu’on y trouve de la vie, réfléchiss­ant elle aussi, de son côté, à l’existence d’un monde parallèle ! Ce monde serait invisible à nos yeux, qui ne voient que la matière « ordinaire ». Mais il interagira­it avec le nôtre à travers la gravité ; représente­z-vous une planète qui semble orbiter autour d’absolument rien, mais qui, en réalité, se pavane autour d’une étoile miroir !

Le physicien Zurab Berezhiani m’entraîne dans ce secteur miroir au fil de notre entrevue et je m’y perds parfois. « Pourquoi les choses devraient-elles être simples ? questionne le professeur de l’Université de L’Aquila, en Italie. L’Univers est incroyable­ment complexe. Je n’aime pas les théories “vanille”, trop faciles. » On est plutôt dans la saveur « chocolat noir intense », quant à moi !

La matière miroir porte incroyable­ment bien son nom. Imaginez-la simplement comme une copie du modèle standard de la physique des particules, une théorie élaborée dans les années 1960 selon laquelle la matière est constituée de particules élémentair­es qui interagiss­ent entre elles par le biais de forces. Les particules miroirs seraient en tout point identiques aux « nôtres », mais n’interagira­ient principale­ment qu’entre elles (sauf pour ce qui est de la gravité).

La locution particules miroirs est apparue dans la littératur­e scientifiq­ue en 1966. Dans un article publié dans le Soviet Journal of Nuclear Physics, les physiciens russes Igor Kobzarev, Lev Okun et Isaak Pomeranchu­k indiquent que « l’introducti­on de ces particules rétablit l’équivalenc­e gauche-droite » dans l’Univers. Autrement dit, elles restaurent la symétrie, qui est l’un des fondements majeurs de la physique théorique.

Un fondement mis à mal dans les années 1950 par les chercheurs Tsung Dao Lee et Chen Ning Yang, qui avaient formulé une théorie gênante : selon eux, la désintégra­tion de certaines particules ne respectera­it pas la symétrie gauche-droite. En gros, cette « symétrie de parité » veut qu’un processus physique et sa « version miroir » (quand les coordonnée­s et l’orientatio­n dans l’espace sont inversées) soient tous deux possibles et équivalent­s. Les deux théoricien­s avançaient pourtant que ce n’était pas toujours le cas, ce qui a été confirmé par la physicienn­e Chien-Shiung Wu en 1957, après qu’elle eut observé de près la désintégra­tion bêta d’atomes de cobalt. Les électrons résultant de cette désintégra­tion étaient majoritair­ement émis dans un sens particulie­r et la version miroir de cette désintégra­tion n’était pas équivalent­e au processus d’origine.

Bref, on découvrait alors que l’Univers a une tendance « gauchère » dans les interactio­ns faibles, une force fondamenta­le responsabl­e de la désintégra­tion des particules. L’adjectif ne renvoie évidemment pas à la main avec laquelle l’Univers prend des notes, mais bien à la relation entre la rotation et la trajectoir­e des particules.

Pour trouver une explicatio­n à cette asymétrie suspecte, les Russes ont proposé le concept de matière miroir invisible. Cet article a donné naissance à différents modèles au cours des décennies suivantes, qui n’ont toutefois jamais atteint le courant dominant en physique, mais qui continuent de passionner des théoricien­s. La symétrie de parité est moins au coeur de ces modèles, mais il n’est pas exclu que la force faible puisse y être droitière. Pour en avoir le coeur net, il faudrait voir les atomes de cobalt miroirs…

TRAVERSER LE MUR

Des chercheurs planchent justement sur des expérience­s concrètes permettant de tester cette idée de matière miroir. L’étrange défi n’effraie aucunement Leah Broussard, qui a déjà mené des expérience­s sur le « renverseme­nt du temps ». « Ç’a l’air pas mal plus “science-fiction ” que ce l’était réellement », assure cette physicienn­e du Laboratoir­e national d’Oak Ridge, dans le Tennessee.

Son travail actuel se base sur l’idée que les particules neutres (sans charge électrique, comme les photons, les neu

trinos et les neutrons) pourraient osciller entre un état miroir et un état ordinaire, autrement dit entre un monde et l’autre.

Zurab Berezhiani a beaucoup travaillé sur cette hypothèse et sur la possibilit­é de la mettre à l’épreuve. Car des expérience­s dans le passé ont montré que les neutrons libres (donc pas « enfermés » dans un noyau atomique) ont une durée de vie différente selon la méthode utilisée pour la mesurer. Sans entrer dans les détails, cette infime différence pourrait signifier que certains neutrons sont passés dans le secteur miroir avant de se désintégre­r.

À la fin de l’été 2019, Leah Broussard et ses collègues ont fait une expérience à l’aide d’un instrument qui produit des neutrons et dont on se sert habituelle­ment pour tester des matériaux. « L’idée est que, si l’on dirige un faisceau de neutrons sur un mur, on s’attend à ne rien détecter de l’autre côté du mur. C’est comme si l’on y orientait le faisceau d’une lampe de poche : on ne s’attend pas à voir la lumière de l’autre côté. Mais si un neutron “choisit” de devenir miroir quand il approche du mur, il n’interagira pas avec la matière et pourra traverser le mur. »

Pour le détecter de l’autre côté, il faut toutefois que le neutron miroir fasse le processus inverse et redevienne un neutron classique. « On cherche à ce qu’un phénomène rare se produise deux fois. On a donc besoin de beaucoup, beaucoup de neutrons pour peut-être en déceler quelques-uns qui auront oscillé entre un état et un autre. » Les données sont présenteme­nt analysées et l’expérience sera répétée avec un réacteur plus puissant dès que possible.

Ces recherches sont assez simples à réaliser et ne coûtent pas cher : même si le concept ne fait pas l’unanimité, il vaut la peine d’être testé, estime Leah Broussard. En entrevue, elle pèse d’ailleurs ses mots pour éviter que son enthousias­me soit associé à une trop grande confiance quant à l’existence de la matière miroir.

Pour certains, la matière miroir est surtout une excellente candidate pour incarner la matière noire, ou du moins une partie. Vous savez, ces 85 % de la matière du cosmos dont on ne connaît rien, à part leur effet gravitatio­nnel ? Le modèle standard de la physique des particules ne dit rien à son sujet, ce qui pose tout un problème, sorte d’énorme pièce manquante dans le puzzle de l’Univers.

Elizabeth Leason, étudiante au doctorat à l’Université d’Édimbourg, pense qu’il faut examiner toutes les pistes. « Après des décennies de recherches expériment­ales faisant appel à différente­s techniques − indirecte, directe et grâce à des collisionn­eurs −, on n’a toujours pas trouvé de matière noire. Cela signifie que des modèles traditionn­els qui ont fait l’objet de tests rigoureux, comme les WIMP, deviennent moins populaires et qu’il y a un intérêt croissant pour d’autres modèles. L’un d’eux est l’idée d’un secteur caché. »

Ces dernières années, la jeune scientifiq­ue a fait partie d’un groupe qui cherchait des signaux alternatif­s dans les données de l’expérience Large Undergroun­d Xenon (LUX) du Sanford Undergroun­d Research Facility, qui s’est déroulée entre 2013 et 2016. Il s’agit d’un dispositif logé au fond d’une mine du Dakota du Sud qui tentait de détecter des interactio­ns entre des atomes de xénon et des particules de matière noire. Il n’a rien décelé ni du côté des WIMP ni de celui de la matière miroir, excluant donc certaines hypothèses. Une version plus sensible du détecteur, le LUX-ZEPLIN, continuera bientôt le travail, et Elizabeth Leason a bien hâte à sa mise en marche. Car l’idée d’un secteur inexploré « qui pourrait contenir des particules miroirs, des atomes, des étoiles et des planètes frappe l’imaginatio­n, et c’est excitant de pouvoir tester cette théorie », dit-elle.

VERS LE COSMOS

Les expérience­s décrites jusqu’à présent concernent l’infiniment petit. Mais la matière miroir pourrait aussi avoir des répercussi­ons à l’échelle du cosmos. Comme on présume qu’elle interagit essentiell­ement par l’entremise de la gravité, les détecteurs d’ondes gravitatio­nnelles pourraient- ils nous en dire plus ? Ces derniers mesurent le passage de vagues dans l’espace- temps causées par des évènements forts en énergie.

Un article paru en mai 2019 dans The Monthly Notices of the Royal Astronomic­al Society avance l’hypothèse que certaines collisions de trous noirs repérées par le LIGO (Laser Interferom­eter

Gravitatio­nal-Wave Observator­y), aux États-Unis, seraient survenues dans le secteur miroir. Avant que le LIGO ne décèle de telles collisions, « on estimait qu’il y en avait de 5 à 10 par année, raconte Merab Gogberashv­ili, coauteur de l’article et professeur à l’Université d’État de Tbilissi Ivane Javakhishv­ili, en Géorgie. Mais lors de la première campagne d’observatio­n du LIGO, on en a trouvé 10 fois plus ! C’était une surprise ».

Il évalue que les collisions de trous noirs seraient donc 10 fois plus fréquentes dans le secteur miroir. Pourquoi ? Puisque, selon les théoricien­s, le secteur miroir est plus froid, cela laisse croire que les étoiles s’y sont formées il y a plus longtemps et que les trous noirs ont eu plus de temps pour acquérir de la masse et former des duos.

Le chercheur est allé plus loin dans une prépublica­tion sur arXiv l’automne dernier, à propos cette fois des collisions d’étoiles à neutrons. Un tel phénomène a été rapporté en 2017 à la fois par les détecteurs d’ondes gravitatio­nnelles et par des télescopes scrutant les ondes électromag­nétiques : un sursaut de rayons gamma a notamment été enregistré. Pour les collisions d’étoiles à neutrons − et d’une étoile à neutrons avec un trou noir −, « on s’attend à ce que 1 détection sur 10 soit accompagné­e de rayons gamma, tandis que les 9 autres auront eu lieu dans le monde miroir » et n’émettront rien de visible, explique le physicien.

Tout cela donne le vertige. Mais il y a plus ! En entrevue, Zurab Berezhiani évoque le roman de science-fiction Les dieux eux-mêmes, d’Isaac Asimov, dans lequel une fuite de matière du secteur parallèle vers le nôtre devient une source d’énergie. Une variation sur ce concept est d’ailleurs au coeur d’un article que le chercheur a publié en 2018 et qui avance que la matière pourrait non seulement osciller entre un état miroir et un état ordinaire, mais aussi passer à l’état d’antimatièr­e (donc de charge électrique opposée). C’est que la rencontre de la matière et de l’antimatièr­e provoque leur annihilati­on et libère de l’énergie. On peut alors imaginer des centrales énergétiqu­es partagées entre les sociétés ordinaire et miroir ! « Mais on ne pourrait pas communique­r par Skype avec ces individus [du secteur miroir], puisque nos mondes n’interagiss­ent pas entre eux à travers la force électromag­nétique », s’amuse le professeur, avec qui nous échangeons justement sur Skype.

Alan Robinson, professeur au Départemen­t de physique de l’Université de Montréal, suit l’évolution de la recherche sur la matière miroir sans fonder beaucoup d’espoir à son sujet. « Il n’y a pas beaucoup de gens qui la cherchent, car il y a très peu d’indices de son existence, observe celui qui travaille à la calibratio­n d’instrument­s de deux expérience­s qui visent à détecter certains types de WIMP. En fait, il y a un grand indice théorique, mais pas d’indice expériment­al. Mais oui, c’est utile de continuer à la chercher, et j’encourage ces chercheurs. »

M. Robinson accorde du crédit à toutes les idées, même les plus extravagan­tes, dans la mesure où les physiciens ne prétendent pas avoir résolu tous les mystères de leur discipline. Il leur faut rester humbles devant l’Univers.

Ce shéma accompagne une propositio­n formulée par un trio de chercheurs du Perimeter Institute for Theoretica­l Physics, en Ontario, dans la revue Physical Review Letters. Le concept permet de rendre l’Univers symétrique bien au-delà de ce que fait la matière miroir ; il est question de symétrie CPT, pour « charge, parité, temps ». « Cette symétrie veut que, si l’on remplace toutes les particules par des antipartic­ules [charge opposée], qu’on renverse l’espace et aussi le temps, les lois de la physique demeurent inchangées », explique Neil Turok, directeur du Centre for the Universe de l’institut ontarien.

La vision classique de l’Univers, qui commence par un simple point (ou singularit­é) qui croît pour devenir l’Univers actuel, brise cette symétrie CPT « de façon évidente ». « L’état de l’Univers n’est pas le même si l’on renverse le temps. On part d’une taille infinie vers une taille zéro. Même chose si l’on change la charge des particules, on obtient un univers bien différent. »

Pour le trio, notre univers posséderai­t plutôt une copie symétrique de l’autre côté du big bang. Cette copie est faite d’antimatièr­e et se renverse en passant par la singularit­é, le minuscule point infiniment dense du milieu. Cela règle au passage le mystère de l’antimatièr­e, qui devrait être présente dans l’Univers autant que la matière, mais qui est plutôt incroyable­ment rare. « L’image que nous fournisson­s [ci-dessus] est toutefois naïve. Car une antipartic­ule est une particule, mais qui va à l’envers dans le temps. Notre propositio­n est donc complèteme­nt quantique et c’est difficile à illustrer. »

Neil Turok juge que la propositio­n offre l’avantage d’être « simple » ; certains la jugent même simpliste. « La physique théorique moderne a une surabondan­ce de modèles. Ils semblent infinis ! Les théoricien­s ajoutent sans cesse de nouvelles particules, de nouveaux champs, de nouvelles dimensions. La nature est pourtant économe », c’est-à-dire qu’elle sait généraleme­nt faire beaucoup avec peu.

Le groupe continue de travailler sur sa version de l’Univers. « On a trouvé les mots pour la décrire, il faut maintenant traduire ces mots en équations mathématiq­ues. »

Ils ont d’ores et déjà estimé, à partir de leur propositio­n, quelle serait la masse des neutrinos, des particules élémentair­es neutres qui leur semblent être la matière noire. Voilà pour les expériment­alistes une façon de tester leur idée. Si leur prédiction est bonne, il faudra peut-être revoir notre conception de l’Univers. Et tenter de comprendre « comment tout l’espace-temps peut passer par le chas d’une aiguille » !

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• IMAGE : GABRIELA SECARA / PERIMETER INSTITUTE FOR THEORETICA­L PHYSICS Image simplifiée découlant d’une propositio­n récente de chercheurs du Perimeter Institute for Theoretica­l Physics. Le point blanc central correspond au big bang.

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