FAIRE CORPS AVEC LA MUSIQUE
Notre système nerveux peut-il produire une mélodie ? C’est ce que permetla biomusique. Grâce à elle, des individus incapables de communiquer pourraient retrouver une forme de voix.
Notre système nerveux peut-il produire une mélodie ? C’est ce que permet la biomusique.
Dans le laboratoire de Stefanie Blain-Moraes, à l’Hôpital général de Montréal, j’attends, debout, sonde sur le bout du doigt. « Pensez à quelque chose de stressant », me dit la professeure. Une musique d’inspiration jazz s’emballe soudainement ; les percussions s’accélèrent, le son d’une trompette s’élève. Je viens d’assister en direct à la sonification des signes de mon système nerveux involontaire. Bref, j’entends ma biomusique. Et si cette technologie permettait de communiquer avec les personnes incapables de verbaliser leur état ?
L’idée a germé dans l’esprit de Stefanie Blain-Moraes quand elle faisait du bénévolat à l’hôpital de réadaptation pédiatrique Holland Bloorview, à Toronto, durant son doctorat. « Chaque semaine, je passais du temps avec des enfants qui ne pouvaient ni bouger ni parler », raconte-t-elle. Elle y rencontre Helen Donelly et Jamy Brunette, des clowns thérapeutes. Tous deux se demandent si les enfants réagissent à leur présence. La jeune chercheuse décide donc de mener une première étude avec leur collaboration. Elle mesure quatre paramètres physiologiques à l’aide d’une sonde placée sur le bout du doigt des petits patients : température, sueur, rythme cardiaque et afflux sanguin. Résultat ? « Même si les enfants ne bougeaient pas, nous avons détecté des réponses physiologiques incroyables à la présence des clowns », affirme la chercheuse.
Mais les graphiques de ces réactions physiologiques se révèlent difficiles à interpréter pour les soignants et les proches. Stefanie Blain-Moraes, qui possède une formation en musique classique, a une idée : convertir les données en sons qui changent en temps réel. Ainsi est née la biomusique, « une technologie qui enregistre les variations des signaux biologiques liés à l’état émotionnel ou mental d’un individu », explique la chercheuse, aujourd’hui professeure à l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de l’Université McGill. Le rythme cardiaque est associé au tempo de la musique ; la transpiration, à la mélodie. La variation de la température du corps entraîne une progression d’accords alors que la durée des expirations est reflétée par des ornementations dans la musique. « Les gens entendent ce qui se produit dans le corps », résume-t-elle. Aujourd’hui, l’équipe de Stefanie Blain-Moraes travaille à rendre la biomusique flexible selon les besoins et les goûts des utilisateurs : du classique au jazz en passant par des ronronnements de chat ou le crépitement d’un feu, en continu ou comme « alarme » ; les sons sont entièrement personnalisables.
De ce travail, davantage de questions ont émergé. « Les aidants veulent savoir ce que la biomusique signifie, mais ça n’a jamais été l’intention de notre étude ; nous désirions plutôt créer un chemin pour faciliter la communication », relate Elaine Biddis, professeure à l’Université de Toronto, qui a participé à ces premières recherches sur la biomusique. Stefanie Blain-Moraes est en effet catégorique : « La technologie nous dit qu’il y a une réaction, mais nous n’en sommes pas au point où nous pouvons dire s’il s’agit de joie ou de tristesse. Nous sommes d’ailleurs très prudents quant aux sons choisis : par exemple, nous évitons les modes majeur ou mineur parce que nous savons qu’une musique en mode mineur est spontanément associée à la tristesse dans notre culture. Il faut donc éviter de faire des associations possiblement fautives. »
Comment interpréter, alors, les émotions des personnes qui sont incapables de communiquer ? « Les signes physiologiques sont très compliqués : ils varient selon la médication, l’état affectif, la fatigue… Il ne faut pas forcer notre interprétation », ajoute Elaine Biddis. La professeure Blain-Moraes se fie donc à l’apport pré
cieux des proches et des aidants pour déterminer ce que peuvent signifier les réactions, en se basant sur le contexte. « Les soignants et les proches sont et resteront une partie critique de la technologie », rappelle-t-elle.
L’équipe de l’Université McGill s’intéresse aux applications de cette technologie à d’autres segments de la population, comme les personnes atteintes de démence. La technologie a aussi suscité beaucoup d’intérêt dans la communauté autiste. « Elle pourrait aider les gens qui souffrent d’un trouble du spectre de l’autisme à reconnaître leurs propres émotions, ce qui est la première étape pour les communiquer », croit Kevin Jamey, chercheur postdoctoral au Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son. Mais comme pour toute technologie, il faut prendre en compte certaines questions éthiques, poursuit-il. L’équipe de McGill en est bien consciente : elle a entre autres consulté des intervenants et des utilisateurs potentiels pour cerner les défis en ce sens. Quelles utilisations de la biomusique pourraient être faites à l’extérieur du contexte pour lequel elle est prévue ? Est-ce que les utilisateurs autistes doivent maîtriser leurs émotions ? Où seront entreposées les données physiologiques recueillies ?
En attendant, Stefanie Blain-Moraes espère commercialiser bientôt cette technologie qui aura une influence dans la vie des patients et de leur famille : « Une des questions que les proches posent le plus souvent est “Est-ce qu’il sait que je suis là ? Si je tiens sa main, le sent-il ?” Ils veulent savoir si la personne sait qu’elle est aimée », mentionne-t-elle. On dit souvent qu’une image vaut mille mots… Et si les sons en valaient autant ?