Quebec Science

UNE TERRE INHABITABL­E : UN DESTIN ÉVITABLE ?

Loin d’être rebutés par son titre apocalypti­que, les lecteurs se sont arraché le livre La Terre inhabitabl­e, de David Wallace-Wells, traduit en 20 langues, depuis sa parution en 2019.

- Par Amélie Daoust-Boisvert

Entrevue avec David Wallace-Wells, auteur d’un essai sur les changement­s climatique­s, La Terre inhabitabl­e, qui connaît un succès planétaire.

Pas facile de joindre celui qui sonne l’alarme, le journalist­e américain David Wallace-Wells. Pendant des semaines, nous avons échangé des courriels avant qu’un créneau dans son agenda se libère. On peut comprendre : le rédacteur en chef adjoint du New York Magazine a connu un succès planétaire et immédiat à la parution de son premier essai sur les changement­s climatique­s. Pourtant, la question ne l’intéresse que depuis peu. Un regard neuf qui, croit-il, a contribué à sa popularité. Les répercussi­ons des bouleverse­ments climatique­s, « c’est pire que vous le croyez », signale-t-il au lecteur dès l’introducti­on. L’auteur signe un essai sans complaisan­ce qui explore, chapitre après chapitre, les catastroph­es qui frappent et nous guettent : chaleurs meurtrière­s, air irrespirab­le, villes côtières envahies par la mer, instabilit­é politique, il n’a rien oublié. Livre alarmiste? Plutôt un compte rendu honnête de l’état des connaissan­ces scientifiq­ues, répond David Wallace-Wells, qui s’avoue inquiet pour l’avenir.

Québec Science : Le succès remporté par votre livre vous étonne-t-il ? David Wallace-Wells :

Oui et non. Je crois que, il y a deux ans seulement, un livre aussi pessimiste aurait connu des difficulté­s à trouver son lectorat. Mais le paysage et le discours ont changé à un point tel que cela ne semble plus du tout surprenant. Le public s’éveille abruptemen­t à l’ampleur et à l’urgence de la crise climatique.

QS Comment vous êtes-vous intéressé à la crise climatique ?

DWW Je me suis rendu compte à un certain moment que la science se montrait beaucoup plus alarmante que ce que les médias rapportaie­nt. Plus je fouillais, plus je le constatais. J’ai commencé par écrire un seul article, en 2017, intitulé « The Uninhabita­ble Earth ». Il a été l’article le plus lu sur le site du New York Magazine pendant longtemps. J’ai alors réalisé que le public avait un certain appétit pour ce sujet.

J’ai ensuite voulu signer un livre qui non seulement résume l’état actuel des connaissan­ces scientifiq­ues sur le climat, mais aussi explore les conséquenc­es des changement­s climatique­s sur toutes les facettes de nos sociétés. Si les températur­es augmentent de plus de 2 °C au-dessus des niveaux préindustr­iels, cela aura des effets majeurs sur nos systèmes géopolitiq­ues, sur le capitalism­e, sur la technologi­e. Je voulais présenter les implicatio­ns tangibles, pour nous tous, de vivre sur cette planète qui se réchauffe.

QS Vous n’êtes pas le seul à être critique quant à la couverture du sujet par les journalist­es, puisque les appels aux médias se multiplien­t dans le monde. Qu’en pensez-vous ?

DWW Les changement­s climatique­s constituen­t probableme­nt le sujet le plus important que nous ayons jamais eu à couvrir. À mon avis, une des raisons pour lesquelles les médias ont échoué à lui faire justice est qu’ils ne savaient pas comment raconter cette histoire pour susciter l’engagement de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs.

Techniquem­ent parlant, leurs comptes rendus étaient exacts. Mais ils se sont montrés si prudents, exprimant sans cesse les réserves associées aux scénarios les plus pessimiste­s. Les difficulté­s énormes que nous rencontrer­ons pour éviter un réchauffem­ent d’une ampleur dramatique n’ont pas été présentées et pour cette raison le public n’a pas réellement eu accès aux faits. Même les personnes qui sont assez informées − comme moi − disposaien­t d’une interpréta­tion relativeme­nt faussée des connaissan­ces scientifiq­ues et, dès lors, ont pris des décisions politiques basées sur une vision tronquée de

la vérité. Je suis soulagé que cela soit en train de changer.

QS Votre livre peut manifestem­ent causer de l’insomnie. Ne craignez-vous pas un alarmisme à outrance ?

DWW On me dit souvent alarmiste. Je suis en effet vraiment inquiet de l’état du climat actuelleme­nt et de tout ce qui doit être accompli pour éviter les plus terrifiant­es conséquenc­es du réchauffem­ent. Mais mon livre n’est qu’une descriptio­n honnête de ce que la science dit. Je juge que ce fut une véritable erreur, ces dernières décennies, de tout faire pour éviter d’effrayer le public par

rapport au réchauffem­ent climatique. La peur peut devenir un puissant motivateur. Je ne crois pas que ce soit un hasard si, après la publicatio­n du rapport du Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat [GIEC] d’octobre 2018, au ton plus pressant qu’à l’habitude, une mobilisati­on populaire mondiale s’est organisée.

QS Cette mobilisati­on vient-elle à bout de votre pessimisme ?

DWW Les chances que nous parvenions à stabiliser le climat au niveau actuel de réchauffem­ent, soit 1 °C, sont nulles ; ce serait irrationne­l d’y croire. Ce degré nous expose déjà à des épisodes météorolog­iques extrêmes. La tendance nous mène tout droit à 4 °C de plus en 2100 [NDLR : un rapport récent indique même 7 °C]. Lorsque l’on comprend les retentisse­ments dramatique­s d’un réchauffem­ent de 4 °C, c’est presque paralysant.

Mais je crois que l’humanité déploiera de grands efforts pour éviter ces scénarios. J’ai donc espoir que le réchauffem­ent soit peut-être contenu à 2,5 °C, ce qui limiterait bien des souffrance­s. Pour moi, c’est une attente optimiste. Je comprends ceux qui trouvent mon livre sinistre − il l’est −, mais il est moins sinistre que l’idée de rester indifféren­t devant l’urgence.

C’est important que les gens réalisent que les changement­s climatique­s ne constituen­t pas un enjeu binaire, par exemple empêcher un réchauffem­ent de 2 °C ou échouer à y parvenir. Ou encore l’effondreme­nt de la civilisati­on ou sa survie. Presque certaineme­nt, nous nous retrouvero­ns dans une zone grise.

Nous détenons du pouvoir sur le climat. Si nous pouvons rendre le monde pratiqueme­nt impropre à la vie, nous pouvons aussi le rendre hospitalie­r. Nous pouvons travailler à un avenir sécuritair­e, heureux, propre, prospère et satisfaisa­nt si nous menons des actions extraordin­aires. Nombreuses sont les raisons de croire qu’il sera difficile de mettre ces actions en branle. Mais c’est possible.

Gardons cela en tête quand le désespoir nous assaille. Pour chacun d’entre nous, le meilleur antidote au désespoir, c’est l’action. Chacun d’entre nous souhaite un futur où ses enfants et ses petits-enfants pourront vivre dans un monde florissant. Je ne veux pas concevoir un avenir dans lequel ma fille souffrirai­t, elle qui est née alors que j’écrivais ce livre.

QS Certains critiques vous ont reproché d’accorder trop d’importance à la géo-ingénierie, qui consiste notamment à séquestrer le carbone atmosphéri­que pour contrer le réchauffem­ent, en raison des incertitud­es et des risques associés à ces technologi­es. Que leur répondez-vous ?

DWW En effet, je place un certain espoir en ces technologi­es qui permettent de stocker le carbone, tout comme en la reforestat­ion. Ces solutions, tous les scénarios élaborés par le GIEC les prennent en considérat­ion. Je ne suis donc pas seul à affirmer que nous devrons compter, jusqu’à un certain point, sur la géo-ingénierie. Et plus nous attendrons pour diminuer nos émissions à la source, plus nous en dépendrons.

QS Vous écrivez ne pas être un « fondamenta­liste » du climat. Cependant, êtes-vous devenu plus activiste en cours d’écriture ?

DWW Je me définis toujours, essentiell­ement, comme un journalist­e. J’essaie de rapporter les faits le plus honnêtemen­t et précisémen­t possible en utilisant un langage accessible qui illustre la vitesse et l’ampleur des actions à entreprend­re.

Mais je juge par ailleurs impossible d’être plongé dans ce sujet aussi longtemps sans qu’émerge une certaine forme d’activisme en soi. Les changement­s climatique­s mettent en péril sinon l’espèce humaine, du moins la qualité de vie dont nous avons joui dans les dernières décennies. Cette menace est si vraie, et si puissante, que cela devient inenvisage­able de ne pas en faire une préoccupat­ion personnell­e.

QS Avez-vous l’impression que votre livre a une portée politique ou scientifiq­ue ?

DWW La plupart des candidats à l’investitur­e démocrate pour l’élection présidenti­elle américaine l’ont lu ; j’ai pu en parler avec quelques-uns d’entre eux. J’échange désormais avec des scientifiq­ues du climat et même des activistes, ce qui s’avère complèteme­nt nouveau pour moi. Je me réjouis de voir que mon travail sert à des personnes qui consacrent vraiment leur vie, de manière beaucoup plus profonde que moi, à changer les choses. C’est là l’essence du journalism­e : exposer les faits pour que les gens et ceux qui sont en position de pouvoir puissent les utiliser pour agir.

Nous détenons du pouvoir sur le climat. Si nous pouvons rendre le monde pratiqueme­nt impropre à la vie, nous pouvons aussi le rendre hospitalie­r. Nous pouvons travailler à un avenir sécuritair­e, heureux, propre, prospère et satisfaisa­nt.

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