Quebec Science

Polémique

- Par Jean-François Cliche

C’est sans doute la question la plus explosive des 12 premiers mois du gouverneme­nt Legault et elle n’est pas sur le point d’être résolue : la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit le port de signes religieux chez les fonctionna­ires et les enseignant­s, peut-elle alimenter les préjugés contre certaines minorités ethniques ? Pour les opposants à la loi 21, cela va de soi. Pour ses partisans, c’est prendre M. et Mme Tout-le-monde pour des idiots que d’insinuer que leur opinion est si facilement malléable. Alors, qu’en dit la science ? Deux chercheurs de l’Université McGill, Eric Hehman et Eugene Ofosu, ont justement publié cette année une éclairante étude à ce sujet dans la revue savante PNAS. Ils ont utilisé les données du Project Implicit, qui regroupe des chercheurs travaillan­t sur les préjugés depuis la fin des années 1990. MM. Hehman et Ofosu ont analysé les réponses d’un million d’Américains à des questions sur les homosexuel­s posées entre 2005 et 2016. Ils ont ainsi pu comparer les réponses avant et après la légalisati­on des mariages gais dans certains États et comparer les États qui avaient adopté une telle loi avec ceux qui n’en avaient pas. Leurs résultats sont assez éclairants. Dans les États qui ont légalisé les mariages entre personnes de même sexe, les biais antigais ont décliné à un rythme deux fois plus rapide qu’avant l’adoption de la loi. À l’inverse, dans les États qui ne se sont pas dotés d’une telle loi, les préjugés ont augmenté. Cela indique que les gestes d’un gouverneme­nt peuvent avoir une influence sur l’opinion publique. Bien sûr, on accuse la loi 21 d’accroître les préjugés alors que l’exemple du mariage gai montre que des lois peuvent réduire les préjugés. Mais M. Hehman estime que cela peut aussi conduire à l’inverse. Pour cette raison, m’a-t-il indiqué par courriel, il ne trouve pas déraisonna­ble de considérer que cette loi puisse aggraver les préjugés ethniques. D’autres études que celle de MM. Hehman et Ofosu plaident en ce sens d’ailleurs. Avec ses déclaratio­ns contre l’immigratio­n hispanique et ses appels (et même ses décrets) pour empêcher l’entrée aux États-Unis de ressortiss­ants de plusieurs pays à majorité musulmane, Donald Trump a fourni aux chercheurs une sorte d’« expérience naturelle » sur l’influence des leaders sur les préjugés. Certains travaux ont révélé une augmentati­on des crimes haineux dans les mois qui ont suivi la présidenti­elle de 2016. D’autres ont mis au jour que l’élection de M. Trump a rendu plus socialemen­t acceptable­s des préjugés envers des groupes qu’il avait ciblés lors de sa campagne. Il y a quand même des données, notons-le, qui n’ont pas montré d’effet Trump à cet égard, mais dans l’ensemble, les résultats pointent manifestem­ent dans la même direction : oui, les faits et gestes de nos dirigeants, de même que les projets de loi qu’ils proposent et adoptent, teintent les pensées et les agissement­s du public. Cela ne veut pas dire que M. et Mme Tout-le-monde sont des moutons dociles. C’est simplement que nous sommes des animaux sociaux et que, à ce titre, nous avons tous le réflexe d’ajuster nos comporteme­nts par rapport à ceux des autres, de nous aligner sur les normes sociales de notre époque. La psychologi­e a produit des montagnes d’observatio­ns et de preuves à ce sujet depuis des décennies. Le simple fait que les modes existent et sont extrêmemen­t répandues en témoigne tout aussi éloquemmen­t : on modèle notre comporteme­nt vestimenta­ire sur celui de nos congénères. Et comme les faits et gestes des gens tout en haut de la hiérarchie sont, de nos jours, visibles pour la majorité, ils ont forcément une influence (pas toujours grande, mais quand même) sur la norme sociale. En outre, les gouverneme­nts passent souvent leurs lois à la suite de débats sociaux plus ou moins longs. Les médias se chargent de rapporter ces débats, de citer les pour et les contre et, bien souvent, ils polarisent les positions. À cet égard, il n’est pas clair si ce sont les lois elles-mêmes ou les délibérati­ons publiques y menant qui ont le plus d’effet − ce pourrait très bien être les deux. Et puis, comme aucune étude n’a été entreprise sur le cas précis du Québec et de la Loi sur la laïcité de l’État, on ne peut affirmer catégoriqu­ement qu’elle a eu ou est en train d’avoir ce genre d’influence. Mais à moins de présumer que le cerveau des Québécois fonctionne d’une manière radicaleme­nt différente du reste de l’humanité, cela montre que, contrairem­ent aux cris scandalisé­s poussés par certains défenseurs de cette loi, ce n’est pas voir du racisme partout ni donner dans le Quebec bashing que de soupçonner son effet stigmatisa­nt. C’est une question entièremen­t légitime.

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